1789-1979, l’art moderne de bâtir en terre crue : une saga universelle initiée en France - 2. Dès 1800 en Europe et au Nouveau Monde : les influences de Cointeraux

Rédigé par Jean DETHIER
Publié le 21/06/2017

La luxueuse villa en style palladien édifiée en pisé dès 1821 par le Docteur Anderson à Stateburg (Caroline du Sud, États-Unis) est désormais restaurée et classée comme patrimoine national.

Dossier réalisé par Jean DETHIER
Dossier publié dans le d'A n°255

Avec son convaincant argumentaire des vertus de son Nouveau Pisé, François Cointeraux réussit (comme évoqué précédemment) à convaincre en France le plus exigeant théoricien et praticien de l’art de bâtir – Jean Rondelet –, tout comme le plus influent diplomate en poste à Paris entre 1784 à 1789 : Thomas Jefferson, architecte et futur président des États-Unis. La force de persuasion du maître-maçon ne semble pas avoir de limites. Ainsi réussit-il, dès la fin du XVIIIe siècle, une incroyable et grandiose opération de séduction intellectuelle vis-à-vis d’une prestigieuse galaxie d’architectes étrangers, qui alors représentent une part significative de l’élite pensante et agissante de l’Europe, dont il parvient à mobiliser le bienveillant appui. En Allemagne d’abord, pour David Gilly, architecte favori à la cour du roi Frédéric II le Grand. Dès 1793, il est le fondateur à Berlin d’une Bauschule inspirée des écoles de construction en pisé instaurées en France par Cointeraux. En 1798, il « passe à l’acte » et édifie en pisé, près de Zehlendorf et Berlin, le prestigieux palais Kleinmachnow (hélas détruit par fait de guerre). Il contribue aussi à la traduction des textes du pionnier du Nouveau Pisé qui, à leur tour, vont convaincre l’entrepreneur et promoteur Wilhelm Wimpf. Selon cette technique, durant les années 1820-1830, au coeur de la ville de Weilburg-am-Lahn, il édifie une dizaine d’immeubles urbains de trois niveaux pour la bourgeoisie ainsi qu’un immeuble de logement social de six étages. Ils témoignent aujourd’hui encore, presque deux siècles plus tard, de leur pertinence constructive et de leur solidité. En Russie, Nikolay Lvov, architecte proche du tsar Paul 1er, lecteur convaincu des textes de Cointeraux, les fait traduire en russe dès 1796. Il édifie en pisé ses premières maisons – dont la sienne – sur son domaine à Torshok. Après avoir vanté les avantages et vertus de la construction en pisé au tsar, ce dernier lui confie l’édification sur ce mode des casernes de la même ville, puis à Gatchina celle du prestigieux Palais du Prieuré (récemment restauré). Impressionné par ces résultats, le tsar aide Lvov à créer deux écoles spécialisées qui, selon le concept pédagogique cher à Cointeraux, forment dès lors des centaines de Russes à la maîtrise du pisé. En Angleterre, Henry Holland, architecte du Prince de Galles et de l’aristocratie, traduit lui-même Cointeraux et assure à son texte-manifeste une large diffusion. Il restera influent durant au moins quatre décennies en Angleterre, et plus longtemps encore aux États-Unis d’Amérique. Comme les doctrines du mouvement Arts & Crafts, fondé par William Morris et influent des années 1860 à 1910, favorisent une symbiose volontariste entre l’art de bâtir et les créativités artisanales, plusieurs de ses suiveurs adaptent les principes de la construction en terre crue à diverses spécificités du vaste empire colonial britannique. Si Ernest Gimson n’intervient qu’en Angleterre (avec ses villas bâties dans le Devon), d’autres s’impliquent outre-mer. Ainsi en Afrique du Sud pour Herbert Baker. Et en Inde avec Sir Edwin Lutyens, puis Laurie Baker, qui dès 1946 plaide auprès de Gandhi en faveur de la terre crue mais construira… en briques cuites artisanalement. D’autres Anglais interviennent en Égypte : Somers Clarke et Palmer Jones sont les premiers architectes à y initier, bien avant Hassan Fathy, l’usage modernisé de l’adobe pour édifier d’amples et luxueuses demeures ainsi que le prestigieux siège de la mission archéologique financée depuis New York par le Metropolitan Museum of Art. En Scandinavie, l’architecte Klaus H. Siedkin traduit Cointeraux dès 1796 en danois, puis en finnois. Il sera estimé qu’en 1870 plus de 4 000 habitations auront déjà été édifiées au Danemark selon le principe du Nouveau Pisé. En Norvège, la lecture de Cointeraux amène le banquier Fritz Frolich à financer pour son personnel l’édification, à Oslo dès 1870, de la « cité-jardin » Frolichbyen, composée de maisons bâties en terre. En Suède, un même engouement intervient, mais à plus grande échelle, notamment en périphérie de Stockholm, surtout au profit de la bourgeoisie. En Italie, Giuseppe Del Rosso, architecte du gouvernement de Toscane, assure la traduction de Cointeraux dès 1793. Une lecture qui a peut-être permis à des officiers du génie de ce pays de bâtir dès 1875 à Fès, alors capitale du Maroc, la première manufacture du monde bâtie en pisé. En Espagne, Juan de Villanueva, architecte de la famille royale, s’avère être aussi un fervent adepte des idées du maçon lyonnais. Quant à la Suisse, sa proximité géographique avec Lyon lui vaut d’être le premier pays d’Europe où se propagent le savoir-faire du pisé et les doctrines de Cointeraux. Elles aboutissent notamment à la construction d’écoles et même d’un nouveau village. La diffusion et la mise en pratique des ambitions pédagogiques et des concepts de construction en terre de Cointeraux connaissent ainsi un notoire succès à travers toute l’Europe, du moins auprès d’une élite avisée. Mieux encore, dès le début du XIXe siècle, ses idées se propagent outre-mer, dans le Nouveau Monde : pour son Nouveau Pisé, c’est désormais une autre terre d’accueil. 

 

Dès 1820 dans le Nouveau Monde: les influences de François Cointeraux 

En tant qu’architecte et futur homme politique, Thomas Jefferson partage avec ses collègues progressistes l’idée que « l’architecture doit désormais devenir un outil pour améliorer le sort des citoyens, tant dans les villes que les campagnes ». Après l’une de ses visites des maisons élevées en pisé près de Lyon par François Cointeraux, Jefferson écrit le 18 novembre 1792 au président George Washington pour l’informer des vertus du « Nouveau Pisé de terre » [en français dans le texte] made in France et des avantages que cela aurait, selon son inventeur, sur le territoire des États-Unis d’Amérique. D’une part, pour y assurer la construction en pisé de tous les nouveaux villages de pionniers progressant vers le Far West, afin de leur assurer une « protection définitive contre les fréquents ravages des incendies et les attaques des sauvages ». D’autre part, pour édifier en pisé un « immense mur tout au long des nouvelles frontières du pays afin d’empêcher les indésirables Indiens d’y pénétrer ». En 1806, S .W. Johnson publie un livre dédié à Jefferson : Rural Economy ; Containing a Treatise on Pisé Building. Ce traité révèle un pillage délibéré de textes de Cointeraux, mais s’avère toutefois influent. Plusieurs réalisations en témoignent aujourd’hui encore. Dès 1821, le docteur Anderson fait édifier en pisé – au coeur de son vaste domaine agricole à Stateburg (en Caroline du Sud) – sa luxueuse résidence en style néopalladien. Quand elle sera classée en tant que Historic Place of National Interest, l’argumentaire précisera que « ce domaine réunit aux États- Unis la plus ancienne et la plus vaste collection de bâtiments bâtis en pisé avec grand et bon goût ». Convaincu durant trente ans par les avantages du pisé de sa propre demeure, Anderson exige en 1851 pour financer la construction voisine de l’église du bourg qu’elle le soit dans ce même matériau. Elle sera aussi classée comme « monument historique national » ; et ce d’autant plus qu’elle a résisté à un séisme en 1886 et à un typhon de 1898. Bien d’autres réalisations- pilotes témoignent de la diversité des bâtiments édifiés en pisé à travers les États- Unis. Au Texas, à San Antonio en 1851, l’ample et élégante Ursuline Academy a été ainsi édifiée par des maçons originaires de Lyon. Dans l’État de New York, au coeur des agglomérations de Geneva, Bath ou Oswego, nombreuses sont – entre 1830 et 1860 – les villas bâties en terre crue. À l’autre bout du Nouveau Monde, le Nouveau Pisé de Cointeraux fait aussi école. En Nouvelle-Zélande, c’est l’architecte lyonnais Louis Perret qui édifie à Russell dès 1841 la Pompallier House : elle sera restaurée durant les années 1990 et classée elle aussi comme monument historique national. Quant à l’Australie – avant de devenir aux XXe et XXIe siècles l’une des nations du monde où la construction en pisé est la plus courante (même s’il y est notoirement surdosé en ciment) –, ce pays-continent est initié aux idées de Cointeraux par la publication, en 1817 à Melbourne, du livre de Abraham Rees qui en commente avec allant les textes et illustrations. Et dès 1823, la Sydney Gazette édite les oeuvres du pionnier français sous forme d’un feuilleton. 

 

De l’amnésie culturelle à la réhabilitation profesionnelle 

Dans le droit fil du Siècle des lumières et de la Révolution française, François Cointeraux est, dès 1789, le premier « architecte » de l’histoire à développer une théorie pertinente et à inventer une pratique professionnelle fiable qui s’avère très vite être fondatrice d’une influente modernisation de « l’art de bâtir en terre crue ». D’abord en France, puis à travers toute Europe et enfin aux pôles extrêmes du Nouveau Monde, des États-Unis à l’Australie, et ce tout au long le XIXe siècle. Mais au cours du XXe siècle, son oeuvre est victime d’une redoutable amnésie culturelle. Heureusement, il est aujourd’hui réhabilité et désormais considéré comme l’un des trois Grands Pionniers en la matière : un statut d’exception qu’il partage avec deux autres acteurs majeurs de la « cause de la terre crue » : Hassan Fathy, actif en Égypte en ce domaine dès 1945, et en France le groupe CRAterre, créé à Grenoble en 1979. C’est l’un de ses membres, l’architecte Hubert Guillaud qui le premier, dès 1997, révèle la nature novatrice de l’oeuvre de Cointeraux. Il démontre « tout ce que ses idées peuvent encore nous enseigner. Surtout à notre époque marquée par des transitions et changements d’équilibres (et en cela assez comparable aux événements vécus par Cointeraux), ses préoccupations économiques et écologiques doivent nous inciter à poursuivre et amplifier la réflexion qu’il a entamée ». Depuis le début du XXIe siècle, d’autres chercheurs et universitaires approfondissent utilement les recherches sur cet inventeur exceptionnel, mais jusque-là injustement tombé dans les oubliettes l’histoire. Et parmi eux, Laurent Baridon, Gilbert Richaud, Louis Cellauro ou Jean-Philippe Garric. Ce dernier, professeur d’histoire de l’art à la Sorbonne, estime notamment que François Cointeraux « apparaît rétrospectivement comme une avant-garde à lui seul ».  


Lisez la suite de cet article dans : N° 255 - Juillet 2017

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