1789-1979, l’art moderne de bâtir en terre crue : une saga universelle initiée en France - 3. Dès 1870 au Maroc : quand un pays du Sud précède une nation du Nord

Rédigé par Jean DETHIER
Publié le 20/06/2017

Ksar (village) fortifié, à plan géométrique avec double enceinte, dans la vallée du Drââ (Maroc) entièrement bâti (probablement au XIXe siècle ?) en pisé et adobe.

Dossier réalisé par Jean DETHIER
Dossier publié dans le d'A n°255

Pour saisir la nature novatrice des précoces actions-pilotes menées à bien au Maroc dès les années 1870, il est nécessaire d’évoquer en préalable quelques éléments clés son histoire. Ce pays est actuellement encore l’un de ceux qui, à travers le monde, donnent à voir la plus large gamme de témoignages remarquables de l’art ancestral de bâtir en terre crue. La diversité de ces architectures révèle une des composantes essentielles de « l’ADN culturel » du Maroc. L’emploi de ce matériau est commun dans quasi toutes les régions du pays. Autant en milieu rural (avec ses douars, ksours et casbahs) qu’en milieu urbain (avec ses maisons, riads et palais) au coeur des médinas, elles-mêmes protégées par d’immenses enceintes historiques en pisé. La terre crue y est aussi bien utilisée par les plus démunis des fellahs que par les plus nantis, comme en témoignent les nombreuses demeures des caïds, pachas, sultans et rois. Tour à tour fruste ou raffinée, la construction en terre couvre au Maroc une très large typologie de bâtiments, dans tous les domaines traditionnels de l’architecture civile, militaire et religieuse, dans toutes ses variantes domestiques et prestigieuses. Deux techniques prévalent dans le pays : l’adobe et le pisé. Si la première assume un lointain héritage de l’antique Mésopotamie, les origines de la seconde demeurent mystérieuses. Ce doute encourage l’hypothèse que son savoir-faire soit issu au Maroc de la « culture constructive » des Berbères. En effet, c’est aux talents de ces maîtres-maçons que l’on doit une multitude d’architectures vernaculaires ou savantes, édifiées en Afrique du Nord et même en Europe. 

 

Des oasis du sud marocain à l’Alhambra de Grenade 

Ces créateurs anonymes ont notamment témoigné d’un « génie rural » remarquable en assurant, au cours des siècles, l’ingénieux aménagement global des vastes territoires des oasis des vallées présahariennes du Maroc. Elles sont ponctuées de centaines de saisissants villages fortifiés (ksar/ksour) et de fières casbahs : les hautes résidences des chefs tribaux et des notables. Mais on doit aussi aux Berbères l’édification en pisé du plus somptueux palais témoignant de la symbiose culturelle entre monde berbère, arabe et hispanique, comme le célébrissime Alhambra de Grenade qui affecte l’ampleur d’une cité fortifiée. Il fut et demeure le fleuron emblématique des raffinements de la civilisation andalouse qui, dans sa polyvalence ethnique et culturelle, a longtemps prévalu au sud de l’Espagne. Ce haut lieu de l’architecture en terre crue a été édifié dès le XIe siècle et demeure – mille ans plus tard – le témoignage incontournable de la solidité et de la durabilité du pisé quand il est intelligemment mis en oeuvre, ainsi que du génie bâtisseur de ses maîtres d’oeuvre marocains. Bien d’autres villes d’Espagne et du Portugal ont, dès lors, bénéficié de ce savoir-faire maghrébin pour édifier leurs enceintes urbaines, qui sont les cousines de celles élevées autour des cités du Maroc. 

 

La ville nouvelle de Tiznit et la Makhina de Fès 

Ce savoir-faire exceptionnel a été transmis tout au long des siècles comme en témoignent deux pionnières réalisations modernes élevées en pisé, durant les années 1870, à l’initiative du sultan Hassan Ier. Pour des raisons politiques et stratégiques, cette commande du pouvoir débute avec l’édification en pisé, au sudouest du Maroc, d’une ville nouvelle aux marges du désert : la cité de Tiznit, qui compte aujourd’hui 80 000 habitants. La prouesse de cette réussite est à comparer avec l’échec de la création en 1804 en France d’une autre agglomération nouvelle, Napoléon-Ville, elle aussi destinée à être bâtie en pisé. L’autre réalisation emblématique de la fin du XIXe siècle au Maroc est édifiée à Fès, la plus prestigieuse cité du pays. Et cela même, aux abords du palais du sultan. Pour moderniser son armée et se prémunir contre les risques d’une expansion colonisatrice française, le sultan Hassan Ier décide de faire construire, au coeur même du pays, une imposante manufacture d’armes, nommée la Makhina. Pour édifier ce vaste ensemble, il fait appel à des officiers du génie venus d’Italie. D’emblée, ceux-ci réalisent qu’il va leur falloir concilier leurs idées, plans et exigences techniques avec le savoir-faire constructif des maçons locaux maîtrisant au mieux la mise en oeuvre du pisé. Ainsi, la capitale du Maroc accueille-t-elle dès lors la première architecture moderne à vocation industrielle édifiée en terre dans le monde. L’ironie de la situation est troublante : en effet, François Cointeraux – dont certains ouvrages ont été traduits en italien dès 1797 – avait proposé, mais en vain, d’édifier sa première manufacture en pisé à Lyon pour y satisfaire les besoins en plein essor de l’industrie textile. Le bilan de cette double réussite marocaine rappelle la nécessité d’apprendre aussi des leçons de la part de pays encore trop souvent regardés avec une injustifiable condescendance. Alors qu’on vient, en 2017, de découvrir au Maroc le plus ancien témoignage désormais connu de l’Homme Sapiens – l’Homme moderne qui sait « penser » – remontant à 315 000 ans, il est temps que ce même pays soit lui aussi intégré dans le récit de la saga de « l’art moderne de construire en terre crue » dès le XIXe siècle.  

 


Lisez la suite de cet article dans : N° 255 - Juillet 2017

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