1789-1979, l’art moderne de bâtir en terre crue : une saga universelle initiée en France - 4. dès 1914 en Europe : avancées et reculs stratégiques

Rédigé par Jean DETHIER
Publié le 19/06/2017

Accumulation de sacs remplis de terre pour la protection de l’intérieur de la cathédrale d’Amiens.

Dossier réalisé par Jean DETHIER
Dossier publié dans le d'A n°255

Dès 1914, la Première Guerre mondiale prend une dimension tragique avec l’apparition d’un monstrueux arsenal de nouveautés : mitrailleuses, tanks, grenades, gaz mortels, sous-marins, ballons dirigeables ou aéroplanes. Ainsi surgit sur la scène européenne le premier conflit généralisé revendiquant une nature industrielle. Mais les forces armées en présence sont toutes rapidement confrontées à un blocage imprévu : le fragile équilibre des forces ennemies implique une stagnation des forces armées qui bloque toute avancée et oblige les troupes à résister sur place, en stabilisant durablement leurs lignes de front. 

 

Sur le front en France: la stratégie de la terre mise en sac


Afin d’assumer les contraintes imprévues d’une moderne « guerre de position », de part et d’autre du front les états-majors de ce premier conflit « high-tech » ont massivement recours à une ancestrale technique « low-tech ». Elle avait été mise au point au XVIIe siècle par Vauban en instaurant un système de tranchées dont les remblais situés face à l’ennemi sont composés de paniers en osier remplis in situ de la terre extraite du sol. C’est cette même technique que le génie militaire « moderne » récupère sur tous les fronts dès 1914. Et essentiellement sur le territoire de la France, à une échelle géostratégique d’une ampleur gigantesque : depuis les rivages de la mer du Nord jusqu’au Rhin. Pour matérialiser ce colossal ouvrage, on substitue à l’archaïque panier en osier un « moderne » sac de jute rapidement productible par l’industrie textile. Ainsi, sur 800 kilomètres de longueur, se déploie en France un front continu, dont chacun des deux camps se faisant face creuse au moins trois rangées parallèles de tranchées : son linéaire se déploie ainsi sur plus de 5 000 kilomètres. Ce chantier militaire creusé dans le sol – donc « en négatif » – connaît aussi, dès 1914, une version civile et « en positif ». Ceci, pour élever des murs, parfois très hauts, destinés à protéger des bombardements les chefsd’oeuvre architecturaux de la nation. Ainsi s’accumulent des montagnes de sacs de terre devant les portails – et même dans les travées – des cathédrales les plus célèbres et vulnérables. Et même au coeur de Paris, la terre ainsi mise en sac sert à protéger les sculptures monumentales ornant la place de la Concorde.  

 

En France et en Angletere: un savoir-faire ancestral en déshérence 

Dès la paix revenue en 1918, l’Europe en ruines est confrontée au défi majeur de la reconstruction de ses villes et villages, et à l’urgent besoin d’édifier de nombreux habitats. Et ce, alors que les forces de production industrielle sont encore balbutiantes, que les réseaux de transport sont encore défaillants et surtout qu’il y a pénurie de matériaux de construction : aussi bien traditionnels – la pierre et le bois – que modernes, le ciment et l’acier. C’est dans ce contexte qu’aurait pu – qu’aurait dû – s’imposer une idée simple et évidente : le recours aux techniques traditionnelles de construction en terre crue. Leur atout majeur est d’utiliser sur place – donc sans transport – une ressource abondante, gratuite et naturelle qui, avant d’être immédiatement mise en oeuvre, ne nécessite aucune énergie fossile (alors l’incontournable charbon), ni transformation industrielle. Avec la maîtrise de cet ancestral savoirfaire constructif alors encore vivace (qui avait encore servi juste avant la Première Guerre mondiale à édifier aussi bien des habitats, des écoles que des mairies), la France apparaît en 1918 comme étant théoriquement bien préparée pour assumer, avec un matériau aussi omniprésent que la terre crue, une partie significative de sa Reconstruction. Mais au lendemain de la guerre, nul successeur digne de Cointeraux ne se manifeste en France. Dans ce domaine de compétence constructive, le pays a alors renié le rôle initial de pionnier qu’il avait d’emblée acquis dans la mouvance de sa révolution de 1789. Ce n’est guère mieux en Grande-Bretagne. Deux livres importants sont pourtant publiés. Dès 1919, celui de l’architecte Clough Williams-Ellis (Cottage Building in Cob, Pisé and Clay : a Renaissance) et en 1924 celui de Karl et Inez Ellington (Modern Pisé Building : a Revelation) proposent les éléments nécessaires pour établir un ambitieux plan d’action. Leur influence se ressent en Scandinavie – surtout en Norvège –, mais aucun d’eux ne parvient à susciter un véritable passage à l’acte en Angleterre. Le résultat y est dérisoire : l’instance gouvernementale en charge de la construction et de « la recherche » se limite à construire en terre une seule maison expérimentale qui restera sans suite. Avec ce renoncement dans ce domaine de l’innovation, la Grande-Bretagne sort pour longtemps – pour près d’un siècle – du champ européen de la créativité. 

 

En Allemagne: une ambitieuse stratégie globale 

L’Allemagne est le seul pays d’Europe à matérialiser dès 1919 une ambitieuse stratégie de reconstruction en ayant recours à la terre crue. D’après Wilhelm Fauth, plus de 20 000 logements y ont été ainsi édifiés entre 1919 et 1924, surtout en autoconstruction, en milieu suburbain ou rural. Cette performance sans précédent à cette échelle doit son efficacité aux actions d’une nouvelle instance nationale chargée d’une active promotion d’un Lehmbauweise. Ce mot est éloquent car ses trois composantes évoquent le nouveau « savoir-faire de la construction en terre crue » (lehm). Cette institution déploie dans l’ensemble du pays une intense activité d’information et de formation, notamment sur des chantiers-écoles destinés à former des professionnels. Parallèlement ont alors lieu les premières expériences en laboratoire afin d’optimaliser la connaissance et la résistance de la terre crue. Durant les années 1920, d’innombrables chantiers utilisant des techniques désormais rationalisées – notamment en pisé et en adobe, en bauge ou en terre allégée – se déploient à travers tout le pays, y compris aux abords de grandes villes. Ainsi à Dresde, où une coopérative ouvrière édifie de petits immeubles semi-collectifs de deux niveaux. Dès 1920, les projets d’habitat social sont si nombreux que Otto von Ritgen tente d’en faire l’inventaire dans son livre Volkswohnungen und Lehmbau. La demande est tellement forte qu’apparaissent dans la presse des annonces publiées par des ingénieurs (dont P. Schauer à Berlin) ou des entrepreneurs offrant leurs services en matière de construction en terre. Constatant l’efficacité des actions menées à travers tout le pays, la revue américaine Engineering News- Record en publie un premier bilan positif dans son dossier « Germany Returns to Adobe Building ». Cette pratique s’élargit très tôt à d’autres pays germanophones, notamment à l’Autriche, qui pourtant ne possède pas de tradition de construction en terre. L’un de ces chantiers est piloté par un théoricien et praticien à la tête de l’avant-garde culturelle. C’est à Adolf Loos que la ville de Vienne – mondialement connue pour sa pionnière politique d’habitat social – confie en 1921 la conception d’une cité de 40 logements mitoyens (sur deux niveaux) destinés à la classe ouvrière : le Heuberg-Siedlung. En application de sa doctrine socialiste prônant une implication communautaire, la municipalité décide que chaque famille devra contribuer durant 3 000 heures au chantier, qui s’apparente ainsi partiellement à de l’autoconstruction ; notamment pour la mise en oeuvre de ses parties édifiées en terre crue (et en bois pour certains revêtements de façade). Devançant à sa façon certaines critiques que les usages contemporains de la terre crue pourraient impliquer, Adolf Loos rassure dès 1913 les architectes concernés et exhorte les autres à passer à l’acte : « Ne craignez pas d’être considéré comme étant hors du champ actuel de la mode. Les changements vis-à-vis des méthodes traditionnelles de construction n’ont de sens que s’ils assurent aux usagers d’effectives améliorations. Sinon, il faut rester confiant dans les apports de certaines traditions qui ont survécu à l’épreuve du temps. Même si elles sont ancestrales, leurs vérités ont une signification bien plus forte que d’autres promesses mensongères récentes. » Sur la base des expériences cumulées en Allemagne et en Autriche durant les années 1920, certains jeunes experts préparent déjà l’avenir. Dès 1933, dans son livre Der Strohlehmstandbau, Wilhelm Fauth préfigure de futures pratiques constructives associant deux matériaux naturels disponibles en abondance : la terre et la paille. Il sera l’un des pionniers de la seconde reconstruction en Allemagne, dès 1945.                        


Lisez la suite de cet article dans : N° 255 - Juillet 2017

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