1789-1979, l’art moderne de bâtir en terre crue : une saga universelle initiée en France - 8. dès 1958 aux États-Unis d’Amérique : émergence, érosion et impact de la contre-culture

Rédigé par Jean DETHIER
Publié le 15/06/2017

Quartier résidentiel de La Luz en adobe près d’Albuquerque (Mexique).

Dossier réalisé par Jean DETHIER
Dossier publié dans le d'A n°255

La guerre du Vietnam, de 1955 à 1975, et les luttes pour les droits de l’homme constituent les éléments majeurs du contexte sociétal au sein duquel se développe la contre-culture américaine. L’année 1958 est marquée par la première manifestation géante contre les essais nucléaires et en faveur du pacifisme. Les insatisfactions de la jeunesse contrastent violemment avec l’euphorique âge d’or de l’économie, qui induit alors la généralisation du consumérisme, du matérialisme et de l’individualisme. C’est en révolte contre l’american way of life que gronde la révolte d’une activiste frange de la nouvelle génération. Elle est en quête d’un radical renouveau qui puisse lui offrir l’opportunité de « jouir d’un avenir radieux ». 

 

Vers une modernité alternative


Beaucoup de jeunes constituant les forces vives de la contre-culture quittent les métropoles urbaines pour se construire, ex nihilo et souvent en milieu rural, leur propre univers communautaire, caractérisé notamment par des formes inventives d’habitat. Dans ce domaine, leurs inspirations sont surtout puisées dans le vaste répertoire vernaculaire du Tiers-Monde et des Indiens d’Amérique. Le seul emprunt que concède ce milieu à l’architecture contemporaine concerne les dômes géodésiques mis au point par Buckminster Fuller. Ces structures les fascinent car elles peuvent générer, en autoconstruction avec des matériaux recyclés, une séduisante gamme de « variations spatiales et poético-anarchisantes ». Elles sont parfois associées à une logique connexe de construction en terre crue, comme le fait Steve Baer, un inventeur prolifique et polyvalent, pour l’emblématique siège de la Lama Foundation. Elle est édifiée en 1965 à Taos pour y accueillir une communauté de jeunes bouddhistes se consacrant autant à la méditation qu’à l’éco-agriculture. Avec un demi-siècle de recul, la « révolution joyeuse » de cette contre-culture peut désormais être appréhendée selon deux critères. Sur la forme : si l’on recherche dans la production de cette époque un « chef-d’oeuvre d’architecture » en tant que témoin vivant de cette épopée contestataire, ce bilan s’avère décevant : il ne reste quasi rien de cette fugace épopée. La photographie aide toutefois à sauvegarder la mémoire d’une créativité débordante qui s’est déployée durant deux décennies dans de défuntes communautés. Sur le fond : plutôt que d’éphémères matérialisations, ce qui désormais « fait date » et demeure générateur d’enthousiasme, ce sont les concepts – souvent novateurs et provocateurs – ayant animé l’esprit des bâtisseurs. Ils témoignent d’une évolution symptomatique – souvent prémonitoire – de la jeunesse en faveur de nouvelles valeurs. 

 

Le mariage écologique et révolutionnaire entre la Terre et le Soleil 

Si l’on recherche dans l’architecture domestique de cette époque les inventions les plus durables faisant un usage progressiste de la terre crue, on constate – paradoxalement – qu’elles apparaissent surtout (sauf exceptions) juste avant ou juste après l’essoufflement de la contre-culture. Ainsi en est-il aux abords de Santa Fe, la capitale du Nouveau-Mexique, qui durant les années 1970 attire une « nouvelle vague » de citadins ayant quitté le chaos des grandes métropoles. Séduite par le génie du lieu, cette nouvelle et entreprenante élite se fait construire de confortables villas – dont l’emblématique Balcomb House due à William Lumpkins – porteuses d’un esprit résolument contemporain. Elles savent aussi s’intégrer aux spécificités architecturales et climatiques de la région, et ainsi refléter « l’esprit nouveau » de l’époque. Confrontés à ce défi, certains architectes locaux réussissent une gageure. Ils concilient un usage modernisé des briques de terre (adobe) avec la mise en oeuvre d’un nouveau savoir-faire qui a tout récemment été « bricolé », avec un génie intuitif revendiqué, par quelques jeunes inventeurs de la contre-culture, dont Steve Baer et David Wright. C’est à eux qu’on doit ici les premiers essais de captage et d’usage domestique de l’énergie solaire. C’est pour nommer cette nouvelle mixité technologique low-tech – cette nouvelle pratique de l’hybridation – qu’est inventé le néologisme approprié : « solar-adobe ». Ce terme célèbre en effet l’alliance révolutionnaire entre les ressources de deux planètes complémentaires, la Terre et le Soleil. C’est donc à Santa Fe qu’a lieu ce premier rendez-vous à la fois cosmique et architectural, témoignant d’une nouvelle ambition écoresponsable. Il faudra toutefois attendre quelques décennies encore pour que ce principe, pourtant évident, soit porté à un niveau plus sophistiqué de réalisation. Cette mutation décisive se déploie durant les années 2010 à Grenoble, à l’initiative du CRAterre et de ses partenaires. Et cela, à l’occasion de la réalisation de trois prototypes de logements écologiques associant la terre crue à d’autres matériaux pour répondre aux exigences drastiques du concours international Solar Decathlon. Leur projet de 2012 est lauréat de cette compétition réputée extrêmement exigeante. Quant au troisième projet, nommé Terra Nostra, il doit être construit d’ici 2020. Il réunira trois immeubles de trois étages regroupant 30 logements sociaux pour la municipalité de Grenoble. Une ville-laboratoire où Éric Piolle est, depuis 2014, le seul écologiste élu en tant que maire d’une grande ville de France. Il a été cofondateur en 2012, avec Edgar Morin, d’un groupe proposant une « transformation sociale et économique de l’économie », et nommé Collectif Roosevelt : on appréciera cette tardive référence française au président américain qui, dès 1933 avait lancé, notamment en matière d’habitat social bâti en terre, son célèbre New Deal. 

 

Réussite et échec de projets ambitieux 

Le sens nouveau de responsabilité civique apparu au Nouveau-Mexique s’élargit aussi au domaine de l’urbanisme. C’est en 1968 que l’architecte Antoine Predock entame dans la périphérie Albuquerque, près du Rio Grande, l’édification en adobe du nouveau quartier résidentiel de La Luz. La soixantaine de ses logements mitoyens, densément déployés en bandes irrégulières, définissent avec bonheur un nouveau modèle d’habitat destiné aux classes moyennes aisées. Par sa qualité exceptionnelle, ce quartier suburbain assure à ses résidents de vivre un « intense sens de la communauté ». Il a le mérite de matérialiser l’une des premières alternatives au modèle de la suburbia américaine. Il est significatif que ce projet-pilote d’un nouvel urbanisme alternatif soit édifié avec la terre crue prélevée in situ. La qualité de ce quartier lui vaut d’être désormais inscrit sur le National Register of Historic Places : une des rares consécrations de ce genre attribuée à une architecture contemporaine édifiée en terre. Aux États-Unis, dès les années 1960-1970, les nouveaux usages potentiels de ce matériau stimulent des cercles sociaux de plus en plus larges. Ainsi en est-il pour la modeste communauté musulmane établie au Nouveau-Mexique. Fascinée par les idées de l’architecte égyptien Hassan Fathy – dont l’université de Chicago publie en 1976 son livre-manifeste sous le titre Architecture for the Poor –, elle invite le maître en 1980 pour construire près de Santa Fe, à Abiquiu, le village qui sera nommé Dar Al-Islam. Fathy, qui a alors 80 ans, se réjouit d’une telle aubaine. Pour la matérialiser, il souhaite assurer la qualité du chantier en ayant recours à ses plus fidèles maîtres-maçons de Nubie. Jugée trop « tiers-mondiste », cette option artisanale est rejetée en faveur d’un contrat confié à un entrepreneur local. En l’absence de l’architecte, ce dernier construit le village en parpaings de ciment camouflés par un enduit coloré. Ainsi s’achève de façon pathétique le « rêve américain » de Fathy, métamorphosé en cauchemar.  

 

 

 

Les éco-ingrédients d’un nouvel art de vivre 

Au-delà des multiples apports assurés dans divers domaines par la contre-culture et des changements durables qu’elle a assuré au sein de moeurs nouvelles, nombreux sont les éco-ingrédients qui ont contribué, durant les années 1960-1970, à « réinventer l’avenir » de certaines pratiques de l’habitat. Résumant ces concepts et pratiques, de nouveaux mots d’ordre émergent. « Habiter mieux avec moins. Adopter une simplicité volontaire. Privilégier les options porteuses d’autarcie. Renoncer au gaspillage et prôner les recyclages, reconversions et réhabilitations : “the 3R”. Réinvestir les dynamiques artisanales et “bricoleuses” valorisant le doit- yourself (DIY). Privilégier l’intuition et le pragmatisme ». Autant de démarches alors pionnières qui, quelques décennies plus tard, seront intégrées au mode de vie quotidien d’un nombre croissant de « citoyens de la Terre ». C’est dans la joie et le culte du plaisir que la contre-culture américaine a su métamorphoser ses aspirations en un vaste laboratoire communautaire en plein air, où s’est inventé un « nouvel art d’habiter et de vivre », plus libre et convivial, en harmonie avec la Nature.  

 

À suivre…  

 

Afin de parachever la stratégie de valorisation des « cultures de la terre crue » amorcée en 1968 – il y a 50 ans –, il convient désormais d’initier une ambitieuse exposition : « Habiter la terre ». Sa vocation transhistorique devra assurer un « rite de passage » culturel entre la Révolution française (dans la mouvance de laquelle est née la modernisation de l’art de bâtir en terre) et notre Révolution écologique (qui a besoin de recourir à ce matériau naturel aux vertus environnementales). Il s’agira ainsi – à travers les apports d’une dizaine de générations de créateurs – d’ébaucher le premier « panorama » interdisciplinaire des innovations qui ont contribué à la maturité d’un « art moderne de la terre crue ». En réunissant les contributions d’une ample gamme d’acteurs ayant assumé cette mutation culturelle et scientifique. Une exposition qui outrepassera le clivage périmé entre bâtisseurs (architectes, ingénieurs, paysagistes, etc.) et inventeurs : notamment ceux qui ont initié l’archéologie, l’ethnographie, etc. Une exposition dépassant aussi la désuète ségrégation culturelle entre artisans « ingénieux » et artistes « géniaux ». C’est au « Génie du lieu » lui-même que cette célébration sera dédiée : en rapprochant créativité vernaculaire et contemporaine. L’avant-garde africaine qui a assuré le spectaculaire renouveau de l’architecture monumentale en terre crue – symbolisé au Mali par la Grande Mosquée de Djenné, bâtie en 1907 – n’est-elle pas synchrone avec une avant-garde artistique initiée en Europe ? Ne s’agit-il pas là de deux expressions différentes, « Nord et Sud », d’une « modernité alternative » qui auraient été artificiellement isolées ? Dans l’exposition, une large diversité d’artistes contribuera à révéler les facettes de cette « féerie de la terre », d’un réenchantement de la terre crue. Une exposition interdisciplinaire au commissariat de laquelle il conviendra d’associer aussi un « homme de l’Art » ainsi que les nouveaux pionniers de « l’art moderne de bâtir en terre » : CRAterre et amàco.


Jean Dethier  


Lisez la suite de cet article dans : N° 255 - Juillet 2017

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