Carin Smuts, la participation constructive

Rédigé par Olivier NAMIAS
Publié le 05/06/2009

Portrait © Photos CS studio

Article paru dans d'A n°183

BIOGRAPHIE

> 1960 : naissance à Pretoria.

> 1984 : Carin Smuts obtient son diplôme en architecture.

> 1989 : fonde CS Studio Architects.

> 2005 : crée Equity Studio Pty Ltd, une structure détenue à 70 % par des Africains noirs. Elle permet l'accès de l'agence à la commande publique, fermée aux entreprises possédées en majorité par des Blancs depuis la proclamation des lois du Black Economic Empowerment (BEE), censées réparer les inégalités créées par l'apartheid.

> 2008 : lauréate du Global Award for Sustainable Architecture.

Reçoit la commande d'un projet à Follainville-Dennemont.

C'est à l'occasion de la session 2008 du Global Award for Sustainable Architecture que le public français a pu découvrir le travail de Carin Smuts. Originaire d'Afrique du Sud, l'architecte est aux antipodes de l'Hexagone autant géographiquement que par sa production. On pourrait qualifier celle-ci de très figurative : les bâtiments sont généralement des assemblages colorés de matériaux hétéroclites. Ils sont souvent construits par leurs occupants, qui n'hésitent pas à en orner eux-mêmes de fresques les parois, ce qui pourrait presque sembler un sacrilège dans nos contrées où cela se pratique peu.

Pour comprendre ses bâtiments, qui échappent à nos critères de jugement conventionnels, et les particularités de sa démarche, il faut d'abord se pencher sur la personnalité de l'architecte. Carin Smuts ne voulait pas être architecte mais médecin. Elle s'inscrit à regret à l'université du Cap, qu'elle quitte au bout de deux ans pour rejoindre la médecine, puis revient finalement à l'architecture. Elle n'aime pas pour autant l'enseignement traditionnel et ne se reconnaîtra jamais dans les immeubles de verre et ces espaces qu'elle juge déshumanisés. Cette opinion se renforce lorsqu'elle entre dans une grande agence sud-africaine. En 1989, année de l'abolition de l'apartheid, elle quitte cette structure pour fonder son propre atelier afin de se consacrer à plein temps à des projets qu'elle avait entrepris depuis le début des années quatre-vingt parallèlement à son travail salarié.

Tournant le dos au style international, elle souhaite mettre son expérience au service des communautés noires paupérisées, et utiliser l'architecture comme un levier du développement. L'architecture doit permettre non seulement de répondre à un besoin – se loger, abriter une activité – mais aussi d'améliorer la vie en général. L'engagement militant de l'architecte – un atavisme puisque son grand oncle, Jan Smuts, était une figure majeure de la politique sud-africaine (1) – se double d'une curiosité émerveillée pour les constructions précaires des townships et leur squatter camps (bidonvilles). « Il y a énormément de créativité et de savoir dans ce que font les gens de ces quartiers, ils n'ont rien mais sont très inventifs. » L'intérêt que porte Carin Smuts aux modes de vie fait écho à la démarche du Team X et renvoie au goût pour les « architectures sans architectes » ou à l'architecture spontanée de Bernard Rudofsky.

Déterminés par l'observation et la participation, les projets de Carin Smuts se construisent dans une étroite fréquentation des cultures et des usages locaux : ainsi, outre l'anglais et l'afrikaans, Carin Smuts parle également le xhosa, une langue bantoue dont les consonnes s'expriment par des claquements sonores de la langue, appelés clics. « La base est l'observation, je peux rester deux ans à écouter les gens avant de passer au stade de la formalisation », confie-t-elle. Ce temps sert à affiner la programmation, enrichie ou redéfinie par les occupants, conviés à plusieurs séances de concertation/suggestion. Les rêves des usagers peuvent déconcerter le maître d'oeuvre : lors de la construction du marché de Gugulethu, les habitants recalèrent le projet de l'architecte, conçu dans les règles de l'art, et lui demandèrent à la place une « grande toiture semblable à celle d'une station-service ». N'y a-t-il pas une forme de démagogie à s'en remettre uniquement à une supposée sagesse de l'habitant ? L'architecte ne devient-il pas alors inutile ? À ces questions, Carin Smuts répond par la négative : « les populations expriment leurs besoins, leurs idées, mais je garde tout de même ma compétence professionnelle qui permet leur mise en cohérence », ajoutant : « la "durabilité" tient plus aux personnes qu'aux bâtiments ». La participation apparaît donc comme un moyen d'assurer la pérennité d'une construction. On peut néanmoins se demander ce qu'il advient lorsque les usagers changent ou que leur mode de vie évolue.

Ce que l'architecture vernaculaire sud-africaine nous apprend également concerne les modes constructifs et la disposition des bâtiments. Les architectures de Carin Smuts utilisent des matériaux faciles à mettre en oeuvre et peu coûteux : la brique, la tôle ondulée, un revêtement de toiture mis en oeuvre en Afrique du Sud sur les parois verticales dans les bidonvilles. L'espace entre les bâtiments compte autant que ceux-ci : « Que ce soit dans les villages traditionnels ou les bidonvilles des townships, je me suis aperçue que les habitants avaient développé de multiples façons d'occuper les interstices entre les bâtiments. C'est un espace de vie fondamental. » En dépit des contextes dramatiques dans lesquels elle est située – à la pauvreté s'ajoute une violence terrible liée à la drogue –, l'architecture de Carin Smuts manifeste une joie de vivre. La joie par l'architecture ? Lauréate du Global Award, elle travaille actuellement sur la construction d'un centre communal à Follainville-Dennemont, près de Mantes-la-Ville, où elle va tenter de transposer les méthodes testées avec succès sur plus de cent bâtiments en Afrique.

Son agence au Cap compte actuellement huit collaborateurs. Sur le mur extérieur, un voisin a laissé un graffiti de bienvenue : « Bidonville avec vue sur la mer », pour montrer combien il appréciait l'installation de ce bâtiment en tôle dans un quartier plutôt aisé. Carin Smuts s'est bien gardée d'effacer ce salut peu courtois. Pour elle, c'est sans doute une forme comme une autre de participation…

(1) Jan Christiaan Smuts (1870-1950), homme politique sudafricain, fut général Boer et maréchal de l'Empire britannique. Il a occupé plusieurs postes au sein du gouvernement, dont celui de Premier ministre (de 1919 à 1924 et de 1939 à 1948). Partisan de l'entrée en guerre de son pays contre l'Allemagne nazie, il s'opposera peu avant sa mort à la mise en place de la politique d'apartheid, sans toutefois aller jusqu'à prôner l'abolition du système de ségrégation, qu'il souhaitait réformer. Membre fondateur de la Société des nations en 1920 et de l'ONU en 1945, il fut le principal rédacteur du préambule de la charte des Nations unies.

Centre multiservice, Follainville-Dennemont, Yvelines

Loin des townships, Follainville-Dennemont est une commune de 2 000 âmes dans le parc du Vexin français. La commande d'un centre multiservice a été attribuée à Carin Smuts en tant que lauréate de la deuxième session du Global Award for Sustainable Architecture. Ce prix annuel, organisé par la Cité de l'architecture et du patrimoine, l'Epamsa et le conseil général des Yvelines, prévoit la constitution d'une collection d'architectures sur les cinquante prochaines années. Chaque lauréat du prix construit dans l'une des cinquante communes de l'opération d'intérêt national Seine Aval (OIN), au rythme d'un bâtiment par an. Les deux premières villes concernées sont Chanteloup-les-Vignes et Follainville-Dennemont. Après un gîte réalisé par Hermann Kauffmann, le bâtiment de Carin Smuts est donc la deuxième pièce de la collection d'architectures manifestes. Construits parallèlement à la requalification de ce territoire, les édifices qui constituent cette dernière doivent en symboliser le renouveau et en stimuler le développement.

La commune est formée de deux villages séparés par une route. Carin Smuts a mis en place des ateliers impliquant 120 enfants du village et une trentaine d'adultes. Les premiers ont manifesté le besoin d'un lieu de rencontre, une sorte de restaurant flanqué d'une aire de jeux, tandis que les seconds se sont montrés davantage préoccupés par la coupure entre Follainville et Dennemont.

À la suite de ces réunions, l'architecte a proposé quatre options d'implantation. Leshabitants ont retenu celle nommée « collision », constituée de trois bâtiments séparés formant un square. Un choix qui va à l'encontre du conseil municipal, qui veut retourner à une solution plus classique de type « boîte » et à un programme intermédiaireentre l'épicerie et la superette. Les dessins produits par les enfants durant les ateliers seront transcrits sur des mosaïques posées sur le futur bâtiment. Le choix de Carin Smuts de conserver un bâtiment présent sur le site est également contesté par la commune, qui souhaite au contraire détruire cette construction qu'elle estime sans qualités architecturales réelles.


Centre communautaire, Laingsburg, Afrique du Sud

Laingsburg est une petite ville rurale située à 280 kilomètres à l'ouest du Cap, dans la province semi-désertique de Karoo. Les premiers habitants se sont établis vers 1700 mais le personnage le plus célèbre des environs est un euryptéride, un fossile de scorpion de 2 mètres de long, présent sur les lieux il y a 260 millions d'années.

Le centre communautaire commandé par la municipalité doit héberger des services sociaux et stimuler la vie économique locale. Il occupe l'emplacement d'un ancien stade de rugby, dont il réutilise deux constructions existantes. À la demande des villageois, le centre reprend dans son architecture plusieurs éléments de l'histoire locale : le moulin à vent symbolise l'implantation des communes rurales dans la région du Karoo ; la forme du plan masse évoque le scorpion d'eau ; les voies de chemin de fer rappellent la formation du bourg. L'ancien wagon sert de restaurant. La couleur rouge fait référence aux inondations meurtrières qui ont touché la ville en 1981. Les survivants de cette catastrophe se souviennent en effet de l'eau comme d'une force dévastatrice : un taureau rouge enragé (« an angry red bull »). Nombre des matériaux de construction ont été récupérés sur place et mis en oeuvre par des stagiaires qui ont profité de ce chantier pour apprendre la soudure.

Nouvelle école primaire de Westbank, Kuilsriver (Le Cap)

Le quartier de Westbank a été créé ex nihilo en 1995 pour loger les communautés vivant dans les cabanes sur l'ensemble du territoire de la ville du Cap. La population est très mélangée, une richesse humaine pour ce secteur qui détient malheureusement le triste record de la criminalité dans les quartiers ouest de la ville. L'école primaire pour 1 120 élèves construite par Carin Smuts tient compte de ces données statistiques : son plan s'inspire de celui des châteaux forts, les bâtiments d'enseignement sont pensés comme une muraille circulaire enserrant une vaste cour commune protégée des intrusions de la rue. Les fenêtres coulissantes en aluminium ont ainsi été munies de grilles et l'enceinte de l'école entourée de barbelés. Les classes se répartissent dans plusieurs plots de deux niveaux reliés entre eux par une galerie, abri contre le soleil et la pluie mais aussi lieu de rencontre des élèves. L'ensemble doit produire l'ambiance d'un village de la connaissance. Les sanitaires ont été placés dans des blocs visibles et faciles à contrôler pour les enseignants afin d'éviter la vente de drogue et les agressions sexuelles qui sont monnaie courante, même à l'école primaire. Outre les salles de classe, l'école de Westbank intègre des équipements ouverts à l'ensemble des habitants : bibliothèque, salle communale, salle d'ordinateur, etc., installés dans des parties qui peuvent fonctionner de manière totalement autonome. Les matériaux sont rustiques afin de résister aux assauts des élèves. Aucun arbre n'a été planté dans la cour, car on suppose qu'il ne pourrait pas survivre aux jeux des écoliers. C'est la peinture qui apporte une note de verdure. La grande dalle en béton de la cour a été fractionnée en deux zones, l'une étant en renfoncement d'une quarantaine de centimètres par rapport à l'autre. Le relevé devient une sorte de banc où l'on peut s'asseoir pour observer ses camarades.

Maître d'ouvrage : Department of Transport pnd Public Works – Provincial Government western Cape

Maître d'oeuvre : Cs Studioarchitects. Carin Smuts, Urs Schmid, Gina Passmore, Simone Lefevre, Sanele Bashe, Khulani Silwanyana, Dinky Thourach

Bet : Ingénieur Structure, Maxplan-Braamauret ; Environnement, Tsoga ; Paysage,Tarna Klitzner Coût du projet : 7,6 M€

Livraison : 2001


Guga S'thebe Arts, Culture and Heritage Village, Langa, Le Cap

Carin Smuts définit le Guga s'thebe comme un « bâtiment post-apartheid », car conçu en fonction des besoins de la communauté noire qui va l'utiliser, consultée par le biais de workshops lors de la mise au point du projet. Et parce qu'il s'est ancré dans son site en reprenant des cheminements visibles sur la parcelle avant sa construction.

Il doit participer à l'épanouissement culturel et artistique du quartier. Les 820 mètres carrés de l'édifice abritent une salle de concerts de 150 personnes, quatre salles de répétitions pour le théâtre et la musique, une salle de culte, une boutique. Selon un thème qui lui est cher, l'architecte a fragmenté le programme dans différentes constructions afin de recréer l'ambiance d'un village. Le nom du centre vient d'une expression en langue xhosa désignant un grand plat contenant la nourriture offerte aux visiteurs en signe d'hospitalité. Ce plat se transmet de génération en génération, à l'image de la culture qui doit nourrir et préparer les gens pour le futur. Cette métaphore se matérialise dans le grand cône doré. Les nombreuses céramiques qui ornent le bâtiment ont été dessinées par les enfants et des adultes du quartier, sous la direction d'un céramiste reconnu. Dix d'entre eux ont poursuivi le travail sur ce matériau pour d'autres bâtiments.

Les nombreuses activités du centre en ont fait un lieu de visite dominical et une attraction touristique pour toute la ville du Cap, modifiant l'image du Township de Langa.


Carin Smuts en question

> Quel est votre premier souvenir d'architecture?

Carin Smuts: Buildings and Projects, l'ouvrage publié sur Frank Gehry en 1985 par Rizzoli.

> Que sont devenus vos rêves d'étudiante ?

CS : Quand j'étudiais l'architecture, je voulais être médecin ; et quand j'ai finalement étudié la médecine après mon diplôme en architecture, j'ai réalisé que mon rêve était bien d'être architecte.

>A quoi sert l'architecture ?

CS : À offrir de bonnes solutions spatiales.

> Quelle est la qualité essentielle pour un architecte ?

CS : Être flexible, attentif aux besoins des gens.

> Quel est le pire défaut chez un architecte ?

CS : Concevoir seulement pour la mode.

> Quelle est le vôtre ?

CS : Écouter les gens et proposer des solutions innovantes et efficaces financièrement prend du temps et implique parfois trop émotionnellement.

> Quel est le pire cauchemar pour un architecte ?

CS : Un immeuble qui s'écroule.

> Quelle est la commande à laquelle vous rêvez le plus ?

CS : Un opéra au centre des townships de l'ouest du Cap.

> Quel architecte admirez-vous le plus ?

CS : Il y en a un certain nombre. Álvaro Siza, Rem Koolhaas, Frank Gehry, sans oublier Le Corbusier et Alvar Aalto.

> Quelle est l'oeuvre construite que vous préférez ?

CS : Le musée Guggenheim à Bilbao.

> Citez un ou plusieurs architectes que vous trouvez surfaits.

CS : Zaha Hadid.

> Une œuvre artistique a-t-elle influencé votre travail ?

CS : Les ouvrages de l'écrivain kénian Whation Ngugi.

> Quel est le dernier livre qui vous a marquée ?

CS : The Eyes of the Skin. Architecture and the Senses de Juhani Pallasmaa. (NDLR : ouvrage paru en 1996 sur la perception visuelle de l'architecture et le rôle que pourraient jouer les autres sens pour aboutir à une architcture multisensorielle. Rééd. en 2005 chez John Wiley & Sons.)

> Qu'emporteriez-vous sur une île déserte ?

CS : De l'eau.

> Votre ville préférée ?

CS : Maputo au Mozambique

> Le métier d'architecte est-il enviable en 2009 ?

CS : Avec la crise globale, c'est un réel défi.

> Si vous n'aviez pas été architecte, qu'auriez- vous aimé faire ?

CS : Sculpter des oeuvres de grandes dimensions.

> Que défendez-vous ?

CS : La créativité qui existe dans chaque être humain.

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