Chicago Tribune : trop de biennales d’architecture ?

Rédigé par Marc ARMENGAUD
Publié le 23/11/2017

Travail des étudiants du GSD Harvard sur l’architecture de skyscrapers, sous la direction de Charles Waldheim.

Article paru dans d'A n°258

Il en pousse partout, à Séoul, Chicago, Shenzhen, Tallinn… En France, après Bordeaux, Caen, Lyon et Orléans, on en annonce à Paris : une épidémie ? Comment apprécier cette démultiplication d’un format aussi lourd qu’éphémère, chaque biennale chassant la précédente, quand elles ne se font pas concurrence au même moment ? Et si c’était tout simplement le média architectural majeur de notre époque ?

Tandis que d’autres périodes ont donné lieu à une inflation de revues ou plus récemment de festivals d’architectures temporaires, les biennales sont suspectes : vitrines aux ordres de leurs donateurs publics et privés ou show-room d’agences se cooptant en toute étanchéité, elles seraient aussi trop institutionnelles, trop people, trop marketing, trop grosses, trop nombreuses… Ces arguments mériteraient d’être mesurés à l’aune du renouvellement (?) de festivals comme Cannes ou Avignon, et d’être comparés à la pureté de biennales d’art (Miami !). Ces manifestations grand public sont tout autant des salons professionnels aussi excessifs qu’indispensables. L’architecture n’aurait-elle pas besoin de s’exhiber pour se faire connaître du monde ?

L’attrait de ce format traduit la polarisation globale incarnée par des villes-personnages qui doivent prendre la parole sur ce qui fait lieu, pour en être un. Acte de storytelling précis, c’est un miroir flatteur pour une ville qui se donne les moyens de faire parler d’architecture et d’urbanisme chez elle, et si possible à son propos. Ce faisant, elle change de scène, rejoignant le cercle de celles qui ont des idées sur le sujet. Ainsi Bi-CITY SZHK (Shenzhen-Hong Kong) traduit explicitement un projet politique par un événement culturel : fusionner les deux Chines. Et tandis qu’une biennale d’art peut migrer, sa cousine territoire architecturale se doit de procéder de son d’ancrage. Il faut s’adresser au monde, même depuis une situation qui ne suscite pas une grande curiosité en soi : Venise ou Lyon, Chicago ou Tallinn n’affichent pas le même sex-appeal. Chacune doit donc prend position dans un écosystème local singulier difficilement comparable. Il s’agit de se distinguer, avec ses moyens. Ainsi la Triennale de Lisbonne réunit, elle, les cultures les plus innovantes de conception (fiction, dessin, participation) avec l’exigence d’une grande biennale d’art contemporain, comme en témoignent ses catalogues remarquables, malgré un petit budget : on se contente d’imprimer de grandes affiches, et on discute des contenus.

 

A biennial credibility

Tandis que la presse d’architecture est concurrencée par des sites web plus glacés que ne fut jamais le papier, les biennales ré-instituent de la présence physique, aux documents d’architecture mais aussi entre les architectes et avec leur public. Les catalogues participent de cette incarnation, tout en offrant une zone de repli au débat critique. Ce format médiatique devient alors un accélérateur de visibilité, même pour des attitudes marginales. Teddy Cruz, Francis Kéré, Urban Think Tank ou Bow-Wow y ont construit leur réputation. Certains, comme Carlo Ratti, Map Office, Baukuh ou Dogma semblent même se spécialiser dans ce circuit sans passer par la case « opérationnel ». Ils contribuent depuis ces plateformes avec un rayonnement que bien des « serial constructeurs » anonymes leur envient. En 2017, certains réalisent l’exploit d’être exposés trois ou quatre fois simultanément, à Séoul, Lyon, Chicago, Shenzhen, Bordeaux ou Lisbonne !

Mais une biennale réussie est un instrument qui dépasse ses contributeurs, pour atteindre des objectifs fondamentaux : ainsi Agora veut faire réfléchir le territoire girondin en s’exposant aux regards et aux discours internationaux, tandis que Rotterdam s’est fixée un programme sur plusieurs éditions et initie des projets sur des sites tests évalués d’une exposition à l’autre. Au fond, c’est ce que devrait réussir toute biennale : poser une question forte en se donnant les moyens de réunir des contributions sérieuses et stimulantes, et donner suite. Qui trouverait encore qu’il y aurait trop de biennales ? Les mêmes qui trouvent qu’il y a trop de livres, trop de films, de spectacles, de vignerons ou… trop d’architectes… Que les critiques fassent leur office, et nous encouragent à aller voir celles qui le méritent, et ne prenons pas l’habitude de refuser l’abondance par principe, cela trahit trop de paresse et de suffisance.

 

Chicago n’est pas de trop

On était donc à Chicago pour l’inauguration de la deuxième édition, qui doit s’apprécier dans sa solitude continentale : seule biennale de niveau international en Amérique du Nord (même si Miami se veut interdisciplinaire). Adossée au statut de Mecque de l’architecture et de l’urbanisme de Chicago, la CAB (Chicago Architecture Biennial) porte avec sérieux et optimisme l’ambition de devenir le pendant états-unien de Venise. L’équilibre entre dissémination du programme dans des sites partenaires et concentration de l’exposition dans le vaisseau amiral installé au plein cœur du downtown permet à l’événement d’exister dans le fracas d’une grande métropole. Surtout, le choix de proposer une exposition unitaire, sans recourir à un redoublement du discours par des pavillons nationaux ou sponsorisés, joue grandement en faveur d’une efficacité du discours et de la préservation de son esprit, celui des commissaires (Johnston et Lee).

Il faut comprendre le contexte nord-américain pour apprécier pleinement la CAB : la profession d’architecte est ici définie par le succès commercial, les agences tendent à n’exister que sous la forme de grosses sociétés où les initiales des fondateurs en sont la dernière trace, et le rôle de chacun est délimité par une division du travail étanche. Ce qu’on peut attendre de découvrir dans une biennale d’architecture n’est donc surtout pas ce qui se construit aux États-Unis ! Les universités accaparent le travail critique et créatif, dans une concurrence féroce pour s’arracher les meilleurs profs, éditer les livres les plus influents, et participer au plus grand nombre de… biennales. Pour autant, ce n’est pas une université qui porte la Biennale de Chicago, mais une association, qui choisit à chaque fois un praticien comme curateur, selon le modèle le plus classique, qui ici est une manière de se placer à égale distance des pouvoirs publics, des commanditaires privés, des agences et des universités, tout en recevant le soutien d’eux tous. En soi, c’est une prouesse de diplomatie stratégique, et le choix des Californiens Sharon Johnston et Mark Lee procède de la même délicatesse : fondateurs d’une agence indépendante (comme on parle de cinéma indépendant), ayant suffisamment construit pour être adoubés par la presse internationale, proches du milieu de l’art, enseignants et chargés d’un grand projet de musée à Chicago.

 

« Make New History »

Quoique très soutenue, si l’on en croit les logos et l’introduction du maire de Chicago, la CAB se présente comme l’événement le moins institutionnel possible : la politique culturelle et le sponsoring s’arrêtent aux portes du Chicago Cultural Center où se concentre l’essentiel de la programmation, soulignant l’ambition fondamentale de cette édition : un retour à l’autonomie disciplinaire. Tandis qu’à Shenzhen, Rotterdam ou Séoul les architectes sont réunis autour de scénarios de prospective anxiogène, l’orientation ici est une injonction à « Faire l’Histoire à nouveau » sans se cacher derrière les drames du monde. En réponse à ce slogan « Make New History », clin d’œil à Ed Ruscha qui avait publié un catalogue épais de pages blanches sous ce titre, les invités venaient défendre leurs manières de dire et de déployer de l’architecture, en se dégageant de toute tentation de jouer les superhéros. Même si on peut être gêné de cette omission du réel, cette démarche est avant tout un cadrage qui permet d’éviter cette sensation fréquente d’avoir à consommer un peu de tout, sans discernement, et dans le désordre. Ici, au contraire, tous les participants s’interrogent sur leur capacité à faire, défaire, ou refaire l’histoire, en toute liberté. Même si l’esprit néo-Tendenza (porté par la revue San Rocco, Milan) était un fil conducteur évident entre beaucoup de participants.

Une sélection très cohérente par sa coloration européenne donc, mais surtout par l’effet de génération, puisqu’aucune vedette du premier rang n’avait été conviée. Une biennale sans Pritzker au pays du Pritzker ! Voilà la table rase qu’on n’attendait plus ! Étaient donc convoqués le ban et l’arrière-ban des architectes quarantenaires qui veulent construire pour défendre des postures théoriques ou/et esthétiques, recrutés notamment dans le vivier des universités prestigieuses en Amérique du Nord, et autour du monde : 51N4E, Office Geers Van Severen, Dogma, Baukuh, San Rocco, Fosbury, Christ & Gantenbein, Philippe Rahm, HHF, Francis Kéré, Kuehn-Malvezzi, Ensamble, Point Supreme, Monadnock, 6a, Sam Jacob (ex-FAT), Sergison Bates, Go Hasegawa, Toshiko Mori, Junya Ishigami…

Parmi les Américains, certains intervenaient avec leurs étudiants, comme Charles Waldheim avec le GSD de Harvard sur le skyline de Chicago, mais la plupart prenaient la parole au nom de leur « boutique studio », ce qui est en soi une rupture politique visant à encourager d’autres formats de pratiques que celles des grandes firmes alignées sur le marketing plutôt que les idées (même si SOM rôdait, à coups de cocktails et d’expos parallèles). De Stan Allen à Michelle Chang, Sylvia Lavin, T+E+A+M, Atelier Manferdini ou SO-IL, ce dernier intervenant avec un projet chorégraphique.

L’AUC, LAN + Franck Boutté (pour un extrait de leur exposition au Pavillon de l’Arsenal), AWP et DPA formaient le contingent français, qui se distinguait par ses préoccupations urbanistiques, explorant le défi d’hériter des strates modernes. Il faut ajouter Éric Lapierre, invité à proposer un concept de tour au milieu d’autres variations sur le thème du concours historique du Chicago Tribune. Il en profitait pour refuser l’accent historiciste du titre de la biennale, appelant à une rupture tournée vers l’avenir plutôt que de céder au besoin de se mesurer à l’Histoire pour y faire son trou (même savant).

 

Bouillonnement

Qu’ils s’appuient sur un retour aux années 1970-1980 ou qu’ils jouent d’une profondeur plus importante, c’est bien dans un jeu avec des figures passées voire anhistoriques que s’ancrent la plupart des contributions. La place donnée aux livres d’architecture avec la proposition d’une bibliothèque de consultation et de composition de nouveaux ouvrages par MG&Co. est un autre symptôme du besoin d’un retour aux fondamentaux spécifiques de la discipline. Esprit du lieu ? Le Chicago Cultural Center est un monument postmoderne héroïque qui appelle ces esthétiques subtiles et lettrées : réunion labyrinthique d’un palazzo rococo-gothique tout de marbre vêtu et d’un pavillon de l’exposition columbienne de 1883 aux coupoles de mosaïques éthérées tirant sur le psychédélique, le CCC unit deux personnages douteux pris séparément, mais fantastiques une fois assemblés. Les interventions sur la matière même du CCC, datant parfois de l’édition précédente (Bow-Wow) sont remarquables, en particulier la mise en abyme des matières du lieu photographiées par Marianne Mueller et exposées dans des vitrines hautes de plusieurs mètres, ou la transformation d’un long couloir aveugle par une série d’arches de briques vernissées (Paul Andersen + Paul Preissner, Chicago) qui resteront sûrement jusqu’à la prochaine édition, sinon toujours.

Faire l’Histoire, mais laquelle ? ! Plutôt qu’un retour en arrière, il s’agissait surtout de se libérer d’un rapport conflictuel aux idéologies historicistes, l’Histoire étant au contraire envisagée comme un rappel à l’exigence d’invention, mais aussi la reconnaissance d’une culture nouvelle de l’inspiration : contre le zapping des images, sans renoncer à la liberté du sampling. Parce que d’autres approches plus systématiques seraient épuisées ? Le bon mot qui résume les débats des séminaires successifs de la semaine d’inauguration sortit de la bouche d’Iñaki Ábalos : « Mon Dieu, il me semble que nous sommes enfin réveillés du cauchemar paramétrique ! » Après trente ans de terrorisme numérique drapé dans un terrorisme intellectuel souvent inepte, cette biennale veut réinitialiser le désir d’architecture dans ses combinatoires formelles élémentaires, en se confrontant à de nouveaux programmes et des contextes instables certes, mais sans renoncer à concevoir des objets qu’il faut bien appeler œuvres. Qu’il s’agisse des aquarelles de Pezo Von Ellrichshausen exposant des centaines de variations sur le motif de leur maison au sud du Chili, des détournements radicaux du mobilier du métro de Milan (Piovene Fabi) ou du catalogue Artek (BLESS), ou d’un cube noir maléfique proposant un retour surréel sur les premiers épisodes d’expérimentation nucléaire aux États-Unis (The Empire), ou encore une collection de dessins de chambres par Dogma en clin d’œil au roman de Virginia Woolf A Room of One’s Own. Ces préciosités ambivalentes, comme beaucoup d’autres qu’il faudrait citer, étaient de parfaites parures à exposer dans un décor extravagant. Alors qu’un premier regard informé pouvait conclure au déjà-vu, le climat hyper narratif, presque onirique de la biennale s’imposait au fil des salles, à force d’y découvrir explorations souterraines, totems énigmatiques, façades floues et jardins virtuels, et autres skyscrapers hors d’échelle. La nouvelle histoire qu’il s’agit de fabriquer n’est pas encore arrivée, nous sommes encore dans les limbes, ou en excursion joyeuse sur Cythère. La traversée de ce bouillonnement primordial est une invitation à se jeter dans la traversée du flou. Pour au moins accoster sur les rives d’une prochaine… biennale.

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