Concours Lascaux IV : Entretien avec Jean Nouvel

Rédigé par Richard SCOFFIER
Publié le 13/12/2012

Jean Nouvel par Renaud Callebaut

Article paru dans d'A n°214

« Au commencement était l'émotion Â» (LF Céline)

À la suite du jugement du concours, le maître d'ouvrage refuse de verser à Jean Nouvel l'intégralité de ses indemnités en l'accusant de ne pas avoir remis la totalité des pièces demandées, notamment concernant certains espaces destinés au commentaire des œuvres exposées dans le fac-similé. Le Pritzker Prize a répondu par une lettre ouverte publiée par le journal Sud-Ouest en expliquant qu'il s'agit d'un choix architectural qui entre dans les prérogatives d'un architecte quand il est appelé au chevet d'un site de cette importance. Jean Nouvel revient sur les raisons de cette polémique dans cet entretien.

DA : Dans votre proposition, vous semblez revenir surtout sur le site ?

Jean Nouvel : L'emplacement choisi pour Lascaux IV se trouve en limite de Montignac. Il est traversé par une route départementale et hérissé çà et là de petites maisons. Ce que l'on retrouve habituellement à la périphérie des villes de province en développement. C'est un paysage très dévalorisant par rapport à ce que pouvait être il y a dix-sept mille ans le site de Lascaux et ce que devaient vivre les hommes de cette époque.

Il faut parvenir à retrouver une ambiance presque métaphysique, qui permette au public de comprendre l'importance de ces inscriptions pariétales. Il faut redonner au site sa dignité ; on ne peut pas créer un espace de ce type dans un tel lieu.

Le projet doit venir s'inscrire à la base de la colline qui intègre la grotte originelle de Lascaux. J'ai fait comme si la colline était entaillée par une grande faille. Pour créer cet effet, j'ai établi la continuité avec les pentes boisées en replantant la base avec les mêmes essences afin de donner l'impression d'une masse monumentale, impénétrable, seulement habitable à l'intérieur de son sol…

Pour ne pas donner de signes contradictoires, je n'ai pas souhaité mettre en avant une architecture contemporaine triomphaliste…


DA : Vous préconisez une architecture négative, creusée plus qu'érigée ?

JN : Mais moi, ce n'est pas du faux rocher ; ce n'est pas le rocher du zoo de Vincennes. Ce sont des géométries suffisamment étudiées et calculées pour que l'on soit immergé dans un espace autre, intemporel.

Ce n'est pas un espace qui vient comme une provocation ; pour moi, ce qui était intéressant, c'est que les gens entrent à travers une faille formant un auvent et se retrouvent dans un gouffre à l'architecture intérieure ambiguë. Une architecture qui sait jouer avec l'intégration naturelle, la patine naturelle : que ce soit avec la terre battue qui constituera le revêtement du sol ou avec les lichens qui recouvriront les murs, avec des filets d'eau qui couleront par endroits ou encore avec les variations de l'ombre qui permettent d'évoquer sans aller plus loin le mythe de la caverne de Platon.


DA : Quel est le malentendu à propos du programme ?

JN : Je pense qu'il y a un problème. Il est légitime de garder une mise en perspective historique. Mais après, on devrait tout de même avoir quelque chose qui nous rappelle autrement ce qu'est ce jalon de l'histoire de l'humanité.

Je n'ai pas cherché la polémique. Dans mon rendu, j'ai respecté les prérogatives du comité scientifique et j'ai mis en place des volumes pouvant correspondre au programme donné, en affirmant en même temps que ce n'est pas ce qu'il faut faire.

Je persiste à penser que si l'on veut mettre en place un dispositif efficace, il faut des approches scientifiques beaucoup plus strictes et beaucoup plus dignes que des histoires de vulgarisation.

Pour moi, dans un cas comme celui-là, la scénographie est indissociable de l'esprit du lieu. Elle porte en elle la responsabilité de mettre le visiteur en condition psychologique et intellectuelle pour réaliser où il se trouve et l'aider à plonger dix-sept mille ans en arrière.

C'est en fait un questionnement sur l'ombre, la lumière, l'entrée, la profondeur, l'inscription dans le sol, sur tout ce qui peut entourer la question de l'origine. La scénographie, c'est ça ! Ensuite, on peut avoir des données précises, comparatives… Mais dans tous les cas, vous ne pouvez pas créer à partir d'un programme basé sur une entreprise de vulgarisation. Je pense que c'était à partir d'une idée architecturale qu'il fallait travailler et revenir ensuite sur le programme en fonction de cette idée.

Il faut garder le côté le plus essentiel et fuir tout ce qui est de l'ordre du parc d'attractions, fuir aussi les scientifiques qui se disputent entre eux en présentant différentes thèses, fuir les comparaisons très primaires entre la grotte de Lascaux et les Å“uvres phares du XXe siècle. En revanche, ce qui me paraît important, c'est de se servir de certaines techniques à la pointe de notre contemporanéité pour produire un choc des temps, un choc des époques. D'un côté, Lascaux et ses parois peintes ; de l'autre, des techniques encore expérimentales qui semblent presque magiques, comme ces hologrammes qui semblent sortir des murs sans besoin de lunettes polarisantes. Des techniques qui ne trouvent pas beaucoup de débouchés actuellement parce qu'elles restent très expérimentales et incertaines, elles témoignent d'une pensée en train de s'élaborer.


DA : Des hologrammes pour pouvoir présenter d'autres exemples de peinture pariétale en 3D ?

JN : Peu importe le contenu. Ce qui m'intéresse, c'est l'esprit de la technique, le choc de deux cultures techniques séparées par plusieurs milliers d'années, peu importe ensuite ce que ces hologrammes pourront présenter…

C'est de mettre en place des images qui restent elliptiques, des images à la fois très précises et incomplètes comme pour garder intacte leur puissance d'évocation… Une présence un peu miraculeuse, une sorte d'échappée de l'histoire, une présence qui ne serait jamais démonstrative, ni lourdement didactique. Pour un tel lieu, la vraie matière sur laquelle l'architecte et le scénographe ont à travailler c'est l'émotion…


DA : Faut-il répondre à la généralisation des non-lieux par la création de lieux ?

JN : Oui, il faut pouvoir être quelque part ! On est aujourd'hui dans un monde de l'ersatz total, on est dans un monde où l'on duplique tout, dans un monde où tout est cloné… Le type de programme que l'on nous a donné peut être construit demain matin dans le Parc de la Villette ou dans n'importe quel musée américain.

Il n'y a plus de charge émotionnelle… Là pourtant, ce qui est formidable, c'est de pouvoir travailler sur l'épaisseur d'un bois, sur la réalité d'une faille géologique comme celles que l'on trouve dans le Périgord, sur la texture d'une lumière, sur l'échelle d'une chose, pour permettre au public de prendre conscience en même temps qu'à 100 mètres de lui est enfoui l'un des plus importants témoignages de la naissance de l'art.

Le projet architectural est capable d'agir directement sur le plan de l'imaginaire que représente un lieu comme celui-là. Ce qui échappera toujours à n'importe quel dispositif didactique, même le plus sophistiqué.


DA : Mais en vous écoutant, on a l'impression que la tâche de l'architecte d'aujourd'hui davantage que de concevoir des objets architecturaux est de réenchanter le monde, comme s'il s'agissait de répondre à Marcel Gauchet et à son livre sur le désenchantement du monde.

JN : Oui, c'est exactement ça ! Il y a un côté à la fois barbare et je dirais même blasphématoire dans notre monde contemporain. Le monde est souillé par une certaine forme de tourisme et de prostitution : il faut faire très attention. À la fois c'est formidable de pouvoir se promener partout aujourd'hui et voir des choses qui nous étaient interdites avant ; mais il faut les voir en cultivant l'âme des choses, en cultivant la profondeur et la conscience d'être là, à ce moment-là…

Il faut éviter qu'au nom d'une explication, qu'au nom des enfants, tous les protocoles d'approches soient infantilisés. Pour que le maximum de personnes se déplacent – et c'est le paradoxe –, il faut que le lieu, pour attiser le désir, reste le plus mystérieux, le plus poétique possible… Seule une énigme pétrifiée peut prétendre parler aux artistes de Lascaux.


Voir la réponse du maire Bernard Cazeau à Jean Nouvel sur le site du journal Sud-Ouest

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