Constellation.s : le parti pris du document

Rédigé par Karine DANA
Publié le 26/06/2016

Article paru dans d'A n°246

Animée par des préoccupations proches de celles développées à l’actuelle Biennale d’architecture de Venise – on y retrouve les mêmes références –, l’exposition « constellation.s » imaginée par arc en rêve à Bordeaux nous invite à explorer « les nouvelles manières d’habiter le monde ». Cette ambition fait peut-être aujourd’hui consensus, mais il se produit ici un glissement décisif : l’architecture y est abordée comme une activité documentaire : le projet ne précéderait plus le réel, il viendrait en même temps. Une des nombreuses bonnes raisons de passer par Bordeaux cet été.

Cette exposition collective présente très peu de pièces graphiques – ni même de repérage des projets en plan –, mais un contenu d’images important, fruit de plus de deux années de travail. Les sources d’information proviennent des architectes ayant travaillé sur les projets sélectionnés, de travaux de recherche ou d’étudiants en école d’architecture – l’ETH de Zurich étant largement représentée. Ce contenu revêt trois formes distinctes : une installation hors-sol de cimaises, la diffusion de films et de vidéos, et des débats et rencontres qui durent jusqu’à la fin de l’exposition1. Ces trois dispositifs d’exposition sont à la fois autonomes et complémentaires. Une programmation vivante et changeante qui se révèle efficace.

Pour les images fixes, on différencie essentiellement deux niveaux de lecture : une quarantaine de projets abordés comme des études de cas ainsi qu’une trentaine de photographies sont affichées sur de grandes bâches de 6 m x 3 m déployées sur deux niveaux dans la grande nef de l’Entrepôt. Très efficace car unitaire et ouverte, la scénographie repose sur un dispositif simple : ces grandes surfaces imprimées sont suspendues sur une structure métallique légère – comme des draps sur un fil – formant des allées d’environ 5 m de large entre les descentes de charges de la nef au rez-de-chaussée, alors que, perpendiculairement, deux grandes lignes d’images flottent au premier niveau, le long des mezzanines. Au sol, dans les allées, posés de manière plus aléatoire, sont disposés des écrans, relevés de site, installations et maquettes qui offrent un degré de lecture et de questionnements intermédiaires pour chaque projet.


La vision moderniste du monde en question

La rigueur et la monumentalité de l’installation tramée sont d’autant plus à propos que le contenu est émietté, fragmentaire et pluriel. Pas de thématique, pas de message unique, pas de début ni de fin mais une somme organisée de pratiques souvent envisagées in situ : « “constellation.s” donnera à voir et à entendre des expériences, des témoignages, des processus, des situations, qui, des quatre coins du monde, sont autant de lueurs montrant de nouveaux horizons possibles pour vivre ensemble dans nos sociétés complexes », déclare Francine Fort, co-commissaire avec Michel Lussault et Michel Jacques. Question processus et modes opératoires, certains projets nous laissent sur notre faim faute d’éclaircissements et de détails mais, malgré une certaine inégalité dans la pertinence des réponses et des contenus développés, il n’en demeure pas moins que « constellation.s » marque un changement de regard sur l’architecture en légitimant le travail d’observation, d’inventaire des usages et des faires qu’il nous faut prolonger. Ainsi, par la place qu’elle donne à l’hybridation et par la force de l’état des lieux dont elle témoigne – la scénographie y est bien sûr pour quelque chose –, l’exposition interroge en creux la validité d’une vision moderniste du monde. Et sur ce point, il semble opportun de réfléchir aux propos de Bruno Latour émis lors du débat inaugural avec Rem Koolhaas pendant La Nuit des idées, en janvier dernier au ministère des Affaires étrangères à Paris : « Nous avions l’illusion de nous trouver dans un monde que l’on appelait moderne et avons réalisé brusquement que l’on était peut-être dans un monde très différent, que j’appellerais un monde terrestre. Il y avait un alignement entre progrès et monde, globalisation, développement et anticipation, et c’était un peu ce qui orientait et oriente encore beaucoup nos décisions. Puis il y a eu une petite anicroche : il n’y a pas de Terre correspondant à cette direction. Cette impossibilité se ressent de mille façons. Et si le monde de la modernisation que l’on nous a promis n’est pas possible, s’il n’y a pas de Terre correspondant, alors revenons, aussi rapidement que possible, à des accroches, à des attachements, à des frontières qui nous sont familières. Je crois qu’il va falloir choisir entre monde moderne et monde terrestre. »

Dans ce devenir terrestre que rend très tangible cette exposition, comment désormais envisager l’architecture ? En questionnant la discipline par le parti pris du document, cette manifestation nous invite à penser que l’action architecturale serait peut-être aussi du côté du cinéma direct et de la photographie qui, depuis les années 1920, accompagnent le vécu et la production du monde. « constellation.s » semble en effet faire état d’une architecture directe où il serait toujours question d’espaces à compléter, à finir par des actions humaines, où la chaîne de production, de transformation de la matière et des lieux est visible aux yeux des habitants. Une architecture de l’écoute, de l’accompagnement et de l’engagement qui garantit l’inachèvement et l’aventure des situations en faisant revenir l’homme au centre de l’espace. Dans les expériences qui nous sont montrées, l’habitant doit se positionner par lui-même et redevenir actif pour être porteur de sa propre évolution. Et il ne s’agirait là plus d’une attitude alternative, mais d’une nécessité.


1. Exposition « constellation.s », à l’Entrepôt, 7, rue Ferrère à Bordeaux, jusqu’au dimanche 25 septembre 2016. Un catalogue qui sera enrichi du contenu des conférences et débats est en préparation.



Lisez la suite de cet article dans : N° 246 - Juillet 2016

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