En Rachâchant - Christian de Portzamparc : Les dessins et les jours

Rédigé par Richard SCOFFIER
Publié le 05/11/2016

CasArts, Casablanca. La grande salle, dessin réalisé à partir d’un fond sur une tablette électronique (2007)

Article paru dans d'A n°249

Christian de Portzamparc vient de publier un livre étrange, à la fois réflexion sur le dessin et autobiographie, mais aussi somme où il parvient à donner un aperçu exhaustif de son travail depuis ses projets d’étudiant de l’École des beaux-arts jusqu’aux récents tours et grands équipements de prestige conçus pour la Chine ou les États-Unis.

Nous n’avons pas de rubrique régulière dans d’a pour rendre compte des ouvrages d’architecture. Pourtant, il en paraît de nombreux tous les mois. Des monographies, souvent réalisées par des agences de communication liées à des maisons d’éditions, où des maîtres d’œuvre présentent un projet ou une partie de leurs travaux. Des ouvrages organisés autour de photos pleines pages et accompagnées de textes d’auteurs : critiques d’architecture ou critiques d’art… Comme si construire ne suffisait pas et que, pour reprendre l’expression de Mallarmé – mais ce pourrait être aussi une citation apocryphe de la Loana du Loft –, « tout, au monde, existe pour aboutir à un livre Â». Rares sont cependant les architectes qui se risquent vraiment à l’écriture et à ses règles propres pour s’interroger sur les fondamentaux sur lesquels repose implicitement leur démarche. On pourrait citer Réflexion sur la question architecturale le livre de Rémy Butler, publié l’année dernière – un vrai document où il s’essaie courageusement à un état des lieux –, ou encore l’ouvrage déjà ancien de Paul Andreu Lettres à un jeune architecte, dans lequel il revient avec des mots simples sur son parcours, ses certitudes et ses doutes. Un ouvrage qui devrait être réédité à la fin de l’année, complété par un texte inédit.

Mais nous avons affaire ici à un tout autre objet. Un objet singulier et inclassable qu’un critique du Net a trouvé trop lourd et difficilement manipulable ; un autre, franchement laid et mal mis en page… Une inquiétante étrangeté dans notre monde de communication et de médiatisation, qui réclame des publications formatées répondant simplement à un concept et pouvant facilement être décodées sans vraiment être lues, juste en feuilletant d’un Å“il distrait les illustrations ou en allant directement au sommaire vérifier les noms des contributeurs…


Résistance

Le poids, le format, le nombre de pages comme la maquette didactique et parfois hésitante rendent compte d’une multitude de projets qui se croisent dans un seul et même ouvrage, qui se voudrait à la fois une réflexion de fond sur le dessin, un livre d’architecture, une autobiographie et un catalogue exhaustif et raisonné. Un objet qui objecte et qui impose, comme parfois peut-être l’architecture de son auteur, son propre mode d’appropriation.

Déjà, le titre est dissonant. Il fait référence à l’ouvrage d’Hésiode Les travaux et les Jours. Un ouvrage écrit par le poète grec du VIIIe siècle avant J.-C. pour exhorter son frère à bien gérer ses terres et à construire son existence loin de la démesure et de la passion, mais autour de la mesure et de la modération.

De même, son sujet – le dessin – peut apparaître décalé par rapport aux précédentes entrées dans son œuvre, disons plus modernistes, comme les notions de vide, de parcours, de respiration ou de pensée reptilienne de l’espace… Ce retour de la main, à l’heure où triomphent les simulations digitales, semble témoigner d’un engagement corporel dans le projet qui peut être identifié comme un acte de résistance dans un monde tenté par le transhumanisme et la décorporalisation. Et le caractère autobiographique, dû en grande parie à l’ordre chronologique, est bien différent de celui de Mémoires d’un architecte de Fernand Pouillon, qui se lit comme un roman policier avec sa galerie de personnages – maîtres d’ouvrage, hommes politiques, confrères, entrepreneurs – sympathiques, crapuleux ou tragiques. Rien de tel dans ce parcours intellectuel. Si les professeurs Georges Candilis ou Eugène Baudoin reviennent comme des figures tutélaires, c’est plus comme des porteurs de visions antithétiques – conceptuelle ou formaliste – que comme des personnes physiques.


Une méthode pour se construire soi-même

Comme le paysan antique qui, en labourant son champ, revient année après année creuser les mêmes sillons chaque fois plus profondément en imprimant à son geste le savoir issu des précédentes récoltes, Christian de Portzamparc montre comment il est constamment revenu sur ses propres projets pour les sonder, les retourner afin d’y trouver des choses qui avaient été faites presque inconsciemment et qui réclamaient d’être redéveloppées. Ainsi réinterroge-t-il ses moindres travaux d’étudiant, comme cette analyse rendant compte d’un déplacement sur le Mont-Saint-Michel ou ce projet d’ensemble philharmonique datant de 1966, et sur lesquels il parvient à porter un regard à la fois étonné et acéré. L’enchaînement des premières réalisations est à cet égard exemplaire. Comment il conçoit le château d’eau, une verticale dominant un territoire, puis le projet pour la Roquette, un espace déterminé par sa limite, et enfin la rue des Hautes-Formes qui se constitue comme la synthèse hégélienne du travail sur le plein et le vide : un parcours ponctué de volumes. Comment il réinterprète ensuite incessamment ces projets pour concevoir ses tours, ses espaces clos et ses îlots ouverts et opérer d’autres synthèses…

Mais ce livre peut aussi être conseillé à des non-architectes et se lire comme un traité de savoir-vivre, un ouvrage initiatique, un livre de sagesse très éloigné de ceux de Luc Ferry ou d’André Comte-Sponville, qui se contentent d’égrener des formules creuses. Comment revenir sur ce que l’on a fait, décortiquer ses moindres gestes passés pour en isoler un sens, une direction qui, comme un augure, influera sur les actes à venir. Pourquoi j’ai dessiné ce parcours sur le Mont-Saint-Michel ? Pourquoi j’ai donné au château d’eau cette forme spirale rappelant une tour de Babel ? Comment d’acte en acte se construire soi-même en cultivant de manière critique ses propres appétences, ses propres penchants, pour mieux persévérer dans son être propre ? Une méthode qui permet de garder le cap quand les sirènes chantent de partout, flottant entre les flux d’images référentes.

Ressasser, ruminer : on se rappellera l’étrange éloge des vaches et des ruminants dans le Ainsi parlait Zarathoustra de Nietzsche. Mais surtout d’Ernesto – le personnage scénarisé par Marguerite Duras pour En rachâchant, le court-métrage de Straub et Huillet –, qui ne veut plus aller à l’école « parce qu’il apprend des choses qu’il ne connaît pas Â» et qui deviendra dans le film Les Enfants le plus grand des plus grands des savants…



Christian de Portzamparc, Les dessins et les jours, L’architecture commence avec un dessin, Éditions d’art Somogy, avril 2016, 555 pages, 40 euros.



Lisez la suite de cet article dans : N° 249 - Novembre 2016

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