Exploiter l’image de l’architecture a un prix

Rédigé par Christine DESMOULINS
Publié le 14/12/2016

Article paru dans d'A n°250

Que seraient Paris sans la tour Eiffel, Sydney sans son opéra et Bilbao sans son Guggenheim ? Qu’il s’agisse d’œuvres majeures contribuant au rayonnement d’une ville ou de réalisations plus modestes, on peut penser que l’architecte est légitime pour faire valoir ses droits d’auteur. Ceci n’interdit nullement au propriétaire d’un édifice d’en exploiter commercialement l’image. Tout est question d’équilibre et de négociation.

Éclairé par l’approche juridique de l’ADAGP (Société des auteurs dans les arts graphiques et plastiques) et les questions posées à des architectes et des maîtres d’ouvrage, ce premier article sur les droits d’auteur fait le point sur les conditions d’exploitation de l’image d’une œuvre architecturale. Dans le second volet à paraître dans le prochain numéro, en mars, nous évoquerons la directive sur l’évolution du droit d’auteur dans le marché unique européen et des variations d’approches conduisant à privilégier, selon les cas, l’investisseur ou l’artiste lors de la transformation d’une œuvre.


Des contrats très confidentiels

Pour des raisons de confidentialité, nul n’est enclin à nous livrer les montants des droits perçus, ce qui rend difficile toute comparaison avec celui qui a été négocié entre la ville de Bordeaux et les architectes de l’agence X-TU, auteur de la Cité du vin de Bordeaux, qui est un cas d’école intéressant. L’ADAGP précise toutefois que le montant des droits est souvent très variable d’un cas à l’autre en fonction des exploitations envisagées par le propriétaire. En octobre 2016, cette société d’auteurs et ses sociétés sœurs dans le monde représentaient 1 198 architectes, parmi lesquels les auteurs d’œuvres majeures, Le Corbusier, Jean Nouvel, Christian de Portzamparc, Dominique Perrault, Michel Macary, Aymeric Zublena ou encore Franck Hammoutène, dont les aménagements de la place Bargemon – liés à l’extension de la mairie de Marseille – ont servi de lieu de tournage à la série télévisée « Plus Belle la vie ». C’est aussi le cas de Jacques-Émile Lecaron, architecte de maisons inventives à Clamart, et d’architectes moins connus qui peuvent bénéficier de droits collectifs (voir encadré).

Quand une œuvre ou son image est diffusée ou utilisée, l’auteur peut légitimement être rémunéré et, en France, ces questions sont régies par le Code de la propriété intellectuelle1. Le cas du spectacle vivant est simple car l’auteur est rétribué pour la création, puis à chaque diffusion. Pour une œuvre architecturale, c’est plus complexe car, si la loi régit ces questions assez clairement, on assiste dans les faits à une certaine concurrence entre le droit de l’auteur de l’œuvre et celui du propriétaire. Lorsqu’un propriétaire achète un bâtiment, l’architecte reste en effet détenteur de la propriété intellectuelle2. Le maître d’ouvrage peut donc faire une exploitation commerciale du bâtiment, mais s’il veut en exploiter commercialement l’image, des droits sont dus à l’architecte comme à tout artiste dont l’œuvre serait par exemple intégrée à une campagne publicitaire. Ceci explique, comme l’indique l’ADAGP, que ces accords entre propriétaires et architectes fassent l’objet de contrats souvent traités au cas par cas.


Le point sur les textes avec Sarah Velté, juriste à l’ADAGP

« Nous relisons et corrigeons des contrats à longueur de journée. Les architectes étant rémunérés pour la mise en œuvre, le droit d’auteur n’est pas leur rémunération principale mais il peut représenter un complément appréciable. La répartition des droits collectifs perçus par l’ADAGP peut aider de petites agences et, lorsqu’une œuvre majeure donne lieu à des campagnes publicitaires lucratives ou à d’importantes ventes de produits dérivés, il n’est pas illogique que l’architecte soit intéressé au succès du lieu. »

Le code de la propriété intellectuelle distingue différents droits qu’elle nous résume ainsi : « Comme toute création, une œuvre architecturale est soumise à deux types de droits : le droit sur support matériel que détient le propriétaire et le droit de propriété intellectuelle qui fait le lien entre l’auteur et son œuvre. L’auteur peut donc contrôler l’usage fait de son œuvre de son vivant et ce droit est transmissible à ses héritiers jusqu’à soixante-dix ans après sa mort. Il confère aussi à l’auteur des “droits patrimoniaux” lui permettant d’être rémunéré. Il existe ensuite un “droit moral” portant sur la paternité du nom associé à l’œuvre. Il n’est pas limité dans le temps, ni pour l’auteur ni pour ses ayants droit, et tout abus en la matière peut être soumis au regard des juges, notamment pour atteinte à l’esprit de l’œuvre3. Dans le cas d’un sculpteur comme Maillol, des séances de photos suggestives lors d’une campagne publicitaire au jardin des Tuileries ont par exemple fait l’objet d’un jugement pour atteinte à l’esprit de l’œuvre. Celle-ci serait aisément établie, aussi, si le propriétaire d’un “Pouce” du sculpteur César lui ajoutait un index, mais la jurisprudence remet plus facilement en cause le droit moral des architectes que celui des plasticiens, car leurs bâtiments ont aussi un caractère utilitaire laissant une latitude plus grande aux propriétaires. »


1. Voir l’article L. 122-1 du Code de la propriété intellectuelle (www.legifrance.gouv.fr).

2. Voir l’article L. 111-3 du Code de la propriété intellectuelle.

3. Voir l’article L. 121-1 du Code de la propriété intellectuelle.




La Cité du vin de Bordeaux, un cas d’école

Avec sa tour belvédère, ses rondeurs et sa peau ambrée où verre et aluminium jouent de leurs reflets, l’architecture de la Cité du vin émerge tel un signal hardi près du nouveau quartier des Bassins à flot. Visible de loin depuis les deux rives, elle prend dans la ville une valeur iconique que la programmation de l’opération et le choix du projet architectural annonçaient d’emblée. Même si le rachat des droits a donné lieu à une négociation quelque peu délicate entre la Ville et les architectes, ils peuvent donc se réjouir de ce succès partagé. Nous avons demandé à Anouk Legendre et Nicolas Desmazières, les architectes de l’agence X-TU, ce qui était en jeu dans ce type de contrat.


« Conservant nos droits sur tous nos bâtiments pour éviter tout risque de dérive, nous souhaitions faire de même pour la Cité du vin, mais la Ville de Bordeaux, maître d’ouvrage, souhaitait disposer d’une liberté sur ce point et pouvoir rétrocéder ses droits à la Fondation qui exploite l’équipement, expliquent-ils. Lorsque la Ville nous a proposé de racheter ces droits pour 450 000 euros, nous avons regardé attentivement les divers droits à l’image requis en veillant à respecter notre liberté de création sur des formes courbes qui sont le fruit des recherches de l’agence. Cette cession les autorise à fabriquer des produits dérivés inspirés de la forme de l’édifice, sous réserve d’y porter la mention “d’après X-TU” mais il serait impossible de faire un clone de l’édifice. »


Fabien Robert, maire adjoint à Bordeaux en charge de la culture, se félicite du succès que connaît le bâtiment. En nous précisant les aspects contractuels, il indique qu’une clause du marché d’appel d’offres donnait à la Ville le droit de diffusion et d’exploitation commerciale ou non commerciale des images fournies par les architectes. « C’est parce que les architectes s’opposaient à ce qu’un promoteur construisant à proximité de la Cité du vin utilise une image de l’édifice qu’eux-mêmes n’avaient pas fournie que nous avons repris contact avec les architectes pour revoir la question des droits, ajoute-t-il. Ils craignaient aussi les falsifications, refusaient qu’une photo soit utilisée pour des porte-clés et autres produits dérivés et tenaient à faire valoir leurs droits sur les usages faits dans la boutique. » La somme de 450 000 euros versée aux architectes sera selon l’élu amortie sur trente ans, et cette option évite désormais toute source de contentieux juridique. » Au terme d’un autre accord contractuel sans limite de durée entre la Ville de Bordeaux et la Fondation Cité du vin, cette dernière reverse à la Ville 10 % du chiffre d’affaires réalisé sur des produits utilisant ces droits, avec un minimum de 15 000 euros par an, soit l’équivalent de l’amortissement annuel.


La position particulière des Ateliers Jean Nouvel

Les Ateliers Jean Nouvel travaillent en étroite coordination avec l’ADAGP. La législation variant selon les pays, l’ADAGP assure le relais par le biais de leur réseau mondial de sociétés sœurs. « Sur les usages non mercantiles pour des livres et autres supports, la philosophie de Jean Nouvel est de ne pas percevoir de droits, indiquent les Ateliers Jean Nouvel. Cette gratuité répond à une diffusion culturelle et pédagogique qui promeut l’architecture et son œuvre. Pour éviter aux utilisateurs tout frein financier susceptible de nuire à l’utilisation des images, une consigne d’exonération a été mise en place avec l’ADAGP. Nous exerçons par contre notre droit de regard sur les visuels, leur cadrage et leur intégrité en mettant à disposition nos images ou en validant la sélection proposée par les demandeurs avant le bon à tirer. Pour toute utilisation commerciale, nous demandons à percevoir des droits lorsque notre contrat le prévoit. »

« Vis-à-vis des commanditaires ou des propriétaires des bâtiments conçus ou construits par les AJN, nous avons des clauses de propriété intellectuelle. Dans le cadre de nos négociations contractuelles, nous pouvons être amenés à accorder des licences d’exploitation très encadrées autorisant le maître d’ouvrage ou le propriétaire des bâtiments à utiliser l’image d’un édifice pour en faire la promotion. Et nous négocions au cas par cas des contrats spécifiques d’utilisation de notre propriété intellectuelle pour des produits dérivés ou si l’image du bâtiment devient la toile de fond d’un objet de marque. Nous recherchons toujours à travailler en bonne entente avec nos clients pour promouvoir au mieux les bâtiments que nous réalisons pour eux. »



ENCADRE


L’ADAGP, mode d’emploi

Pour gérer leurs droits d’auteur, rédiger ou négocier des contrats de cession avec des éditeurs ou des producteurs ou encadrer l’utilisation d’œuvres dans la presse, sur Internet, à la télévision ou pour une campagne publicitaire, les architectes peuvent adhérer à l’ADAGP. Elle intervient pour percevoir les droits primaires de reproduction et de représentation de ces auteurs, quel que soit le mode d’exploitation : livres, catalogues, magazines, produits dérivés, supports interactifs ou publicitaires à la télévision, sur Internet, dans une exposition, un lieu ou une projection publique… Elle perçoit également le droit de suite (pourcentage perçu lors de la revente d’une œuvre originale par une maison de vente ou une galerie), qui ne concerne cependant les architectes qu’à la marge (plans originaux).

Hormis ces droits primaires, l’ADAGP gère les droits en gestion collective obligatoire, instaurés par la loi lorsque l’auteur ne peut intervenir directement pour les faire valoir. Ils concernent les œuvres copiées par des particuliers pour leur usage privé (image d’un bâtiment sur Internet, par exemple). Étant matériellement impossible qu’ils fassent l’objet d’autorisations préalables, la loi a placé ces droits en gestion collective. Seules des sociétés d’auteurs sont habilitées à les percevoir et à les reverser et les auteurs ne peuvent pas accorder d’exonération.


Pour en savoir plus : www.adagp.fr



Lisez la suite de cet article dans : N° 250 - Décembre 2016

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