La Cité du vin, à Bordeaux

Architecte : X-TU
Rédigé par Emmanuel CAILLE
Publié le 27/06/2016

« Les projets que vous auriez aimé détester » : la Canopée des Halles comme la Cité du vin pourraient a priori incarner bien des dérives de l’architecture de ces dernières années : ostentation des formes, volumes complexes budgétivores ou gestation politique abracadabrantesque (pour les Halles). Les deux projets n’ont cependant en commun que d’avoir été accueillis avec scepticisme ou raillerie par la presse et les architectes français. À l’heure où arc en rêve à Bordeaux et Aravena à Venise célèbrent la frugalité, nous avons essayé de comprendre au-delà des préjugés comment ces architectures acquièrent ou non leur légitimité dans le paysage urbain qui les accueille.



Face aux quatre autres projets de ses concurrents, l’agence X-TU s’imposait au concours de 2011 par l’évidence triviale de sa proposition. Là où Marc Barani s’inscrivait subtilement dans les sédimentations urbaines de la friche en s’appuyant sur les murs des anciens entrepôts, Anouk Legendre et Nicolas Desmazières emportaient l’enthousiasme des édiles avec une métaphore plutôt simpliste : un sémaphore rouge dont la silhouette évoquerait le vin que l’on fait tourner dans le verre pour en exhaler les arômes. Bordeaux, la ville classée aux magnifiques façades XVIIIe siècle et capitale mondiale de la culture Å“nologique, céderait-elle aux sirènes de l’effet Guggenheim et des parcs à thème ? Cinq ans plus tard, ce qui est plutôt court pour ce type de bâtiment, nous avons visité l’édifice quelques jours avant son inauguration et tenté de laisser nos préjugés filer sur la Garonne.


Une Cité pour qui et pour quoi faire ?

Il faut d’emblée abandonner l’idée que la Cité du vin est un lieu élitiste dédié aux Å“nologues, grands amateurs de sensations rétronasales et autres nez fins. Elle n’est ni un musée, ni un club d’éminents dégustateurs. Bordeaux cherche légitimement à s’inscrire sur la carte mondiale comme la capitale du vin, autant pour promouvoir la production viticole de sa région que pour attirer un nombre toujours croissant de touristes. C’est à l’aune de cette volonté qu’il faut juger le projet de X-TU, car l’architecture ludique et spectaculaire qu’ils ont imaginée répond efficacement à cet objectif. La presse internationale ne s’y est pas trompée. Mary Winston Nicklin parle d’un « wow factor Â» dans USA Today, tandis que Mike MacEacheran (Condé Nast Traveler) comme la majorité de ses confrères parle de « France’s wine theme park Â». Danny Lewis (smithsonian.com) parle, lui, de « vino lovers’ amusement park Â». Sans surprise, l’agence londonienne Casson Mann a conçu une scénographie en parfaite adéquation avec cette intention Å“notouristique : visite immersive, jeux, écrans interactifs et autres gadgets font de la Cité du vin davantage un parc à thème qu’un musée, ses acteurs parlant plus prudemment d’un équipement culturel. Ce type de mise en scène peut être discuté, mais le parti pris de vulgarisation n’interdit pas d’être pertinent, notamment lorsqu’il faut transmettre la culture du vin.

Les touristes américains et asiatiques sont clairement la cible privilégiée de l’institution. Quinze des 81 millions d’euros qu’a coûtés l’édifice ont été financés par les entreprises liées à la viticulture, et on comprend tout l’enjeu économique de l’opération. La Cité se veut également un lieu d’affaires, elle n’est d’ailleurs pas dédiée à la culture du vin en Bordelais, mais à toutes les cultures viticoles à travers le monde. La première exposition temporaire est ainsi consacrée aux vignobles géorgiens.


Bel effet ou bon effet ?

Mais ce qui distingue l’effet Guggenheim de l’effet tout court, c’est l’art de redonner du sens et de la cohérence à un paysage par l’intrusion d’un objet qui lui est a priori complètement étranger. Au nord du centre-ville et du quartier des Chartrons, à Bacalan, la Ville de Bordeaux a lancé un grand projet d’aménagement autour des Bassins à flot. L’écoquartier, confié à l’agence ANMA, s’organise autour des anciens bassins qui accueillaient autrefois les navires arrivant par la Garonne. Austère friche industrielle, le site se transforme aujourd’hui en quartier résidentiel loti par les promoteurs, promettant cependant une belle promenade entre le fleuve et l’ancienne base sous-marine.

Le site est dominé par le pont levant Jacques-Chaban-Delmas, qui le relie au nord du quartier de la Bastide. La Cité du vin est placée sur la rive, à l’embouchure des bassins et après les écluses, dans une zone au tissu lâche encore dominée par des bâtiments industriels et séparée du quartier par le tramway et la route des quais. Sa silhouette proprement atypique surgit de la banalité du paysage, lui offrant un repère autour duquel il peut désormais se structurer. Selon les points de vue, sa tour évoquera quelque monument industriel pacifié : cheminée, hauts-fourneaux ou gazomètre. Peut-être vaut-il mieux maintenant oublier la première image (le fameux verre de vin et le cep de vigne) ayant inspiré les architectes, et reprise ad libitum par la presse. Observons plutôt la base circulaire du bâtiment émergeant de la végétation rivulaire, comme un mouvement prolongeant ceux des vases alluvionnaires de ce petit estuaire. Les tonalités tantôt gris vert, tantôt ocre doré de la peau de verre et d’aluminium s’accordent subtilement aux flots de la Garonne et aux ciels pluvieux du Bordelais. Ainsi cette forme atypique, dont l’incongruité stimule l’ironie moqueuse de ses détracteurs, se révèle autrement riche d’un potentiel de signification dans sa capacité à dialoguer avec son environnement, entre paysage fluvial, patrimoine industriel et nouveau quartier résidentiel.


Chairs exposées

Encore fallait-il parvenir à mettre en œuvre cette silhouette toute en courbes sans perdre la fluidité du mouvement et la précision qu’elle requiert. On a vu nombre de blobs connaître un tragique destin faute de maîtrise technique ou d’adéquation avec le budget ou les savoir-faire des entreprises. Mais Anouk Legendre et Nicolas Demazières – avec notamment le musée de la Préhistoire de Jeongok, en Corée – ont acquis l’expérience de ces formes complexes. Ils ont su adapter chaque détail aux moyens qu’un budget d’équipement français autorise et, si la mise en œuvre est réussie, c’est qu’elle assume la trivialité des contraintes de mise en œuvre actuelles.

Malgré une apparente similitude, les bâtiments que l’on rassemble ironiquement sous le qualificatif de « blob Â» relèvent de logiques architecturales qui peuvent être très différentes. Certains, comme ceux de Zaha Hadid, semblent vouloir s’affranchir de tout déterminisme constructif, voire de toute échelle, comme s’ils étaient des objets de consommation – aspirateur, grille-pain ou cafetière – agrandis aux dimensions urbaines. D’autres, comme la Fondation Vuitton de Gehry, exacerbent au contraire la mécanique constructive, quitte à la tordre jusqu’aux confins du possible. Les premiers cachent tout sous une peau ne laissant rien apparaître de la chair contrainte qui le constitue, alors que les seconds cherchent au contraire à mettre en scène tous les efforts du corps sous tension de l’édifice. Ainsi Zaha Hadid recouvre-t-elle le centre Heydar-Aliyev de Bakou d’une gangue uniforme d’aluminium laqué, comme s’il était noyé sous la neige carbonique, quand Gehry montre les poutres arquées de son bâtiment, les boulons qui les relient à l’édifice et les chutes d’eau pluviales qui l’irriguent.

Par sa manière d’assumer ce qui la constitue organiquement, la Cité du vin se rattache davantage à cette dernière famille. Les 600 arcs en bois lamellé-collé, qui portent l’essentiel des espaces d’exposition de l’anneau, sont ainsi entièrement visibles dans les salles. Rayonnante depuis la cour centrale, la charpente rend lisible l’organisation du bâtiment tout en conférant un rôle ornemental à la structure. L’usage du bois était un pari pour les architectes, une option technique et économique qui ne s’imposait pas a priori. Le choix est à la fois symbolique – le bois, outre sa qualité environnementale, est une matière indissociable de la fabrication du vin â€“, mais il s’inscrit également dans la continuité du travail de X-TU, qui a livré l’année dernière le pavillon français de l’Exposition universelle de Milan. Le travail sur la peau qui habille la Cité du vin est tout sauf un glaçage uniforme : elle est constituée de trois types de verre (plats jointifs ou en écaille et bombé) et de panneaux d’aluminium sérigraphiés ou perforés. Opaque, mate, diversement réfléchissante et jouant de différents effets de réflexion et de transparence, la peau s’ouvre ailleurs en ondulantes lanières pour révéler la chair du bâtiment.

Vin et architecture, parce qu’ils ont à faire avec la terre, le paysage et le temps, parce qu’ils permettent la transsubstantiation de ces éléments en une expérience sensorielle unique, entretiennent une relation privilégiée que de rares architectes ont su magnifier. La Cité du vin ne joue peut-être que prosaïquement sur cette relation, mais elle montre que l’on peut répondre au consumérisme culturel – l’horizon économique auquel on ne pourra pas échapper en France – sans renoncer à l’architecture et aux significations qui la légitiment.





[ Maîtrise d’ouvrage : Ville de Bordeaux â€“ Maîtrise d’œuvre : X-TU, Anouk Legendre et Nicolas Desmazières ; chefs de projet : études Mathias Lukacs, chantier Dominique Zentelin – Scénographe : Casson Mann – BET généraliste et économie : SNC-Lavalin – Façades complexes : RFR – Environnement : Le Sommer – Éclairagiste : 8’18’’ – Acousticien : Peutz – Paysage : Camille Jullien – Entreprises : GTM Aquitaine (clos couvert) ; Coveris (vêture) ; SMAC (vêture metal + étanchéité) ; Arbonis (charpente bois) – Shon : 12 927 m2, dont 2 800 m2 d’exposition permanente – Coût global : 81 millions d’euros, dont 55 millions d’euros pour la construction et la scénographie – Concours : 2011 – livraison : 2016 ]


Lisez la suite de cet article dans : N° 246 - Juillet 2016

<br/> Crédit photo : DESMAZIÈRES Paul <br/> Crédit photo : DESMAZIÈRES Paul <br/> Crédit photo : LANOO Julien

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