La dimension sonore : Parcourir l’espace sonore au XVIIIe siècle avec Mylène Pardoen

Rédigé par Soline NIVET
Publié le 05/04/2016

Extrait de la maquette en cinq dimensions qui reconstitue le quartier du Châtelet à Paris au milieu du XVIIIe siècle à partir du plan Turgot.

Dossier réalisé par Soline NIVET
Dossier publié dans le d'A n°243

Coordonné par Mylène Pardoen de l’Institut des sciences de l’homme de Lyon, le projet Bretez propose une reconstitution immersive de l’atmosphère sonore de Paris au XVIIIe siècle. Réalisé à partir des techniques du jeu vidéo tout en mobilisant la rigueur de la science historique, il inspirera peut-être ceux qui cherchent à modéliser les sons de la ville du futur. Détaillée ici par son initiatrice, la méthode de cette fascinante plongée dans l’histoire sonore intéresse déjà les musées Carnavalet (Paris) et Gadagne (Lyon).

« Tout a commencé par une rencontre avec Louis Dandrel, qui m’avait sollicitée comme conseil scientifique pour la sonorisation de l’aile Orient des Invalides, car je suis musicologue et spécialiste des musiques militaires. Là, j’ai réalisé qu’il y avait une demande de la part des musées en termes d’histoire des sons. La deuxième rencontre décisive fut celle avec le plan Turgot de 1739 (ou plutôt le plan Bretez, puisque c’est Louis Bretez qui l’a levé). Ce plan est révolutionnaire pour l’époque : il s’agit du premier plan axonométrique monté suivant une méthode scientifique. Or ce plan me chantait aux oreilles : rien que le tracé de la Seine y bruissait déjà !

J’ai commencé à bricoler seule sur SketchUp pour procéder à l’élévation du plan de façon à y positionner correctement du son. Mais le son n’est pas un aplat. Il file, dans l’espace et dans le temps, sans lesquels il n’existe pas. Puisque le son est spatial, il fallait que l’on puisse rentrer et se déplacer dans la ville du XVIIIe siècle. Je me suis donc rapprochée de l’univers des jeux vidéo, jusqu’à utiliser la plateforme UDK pour la modélisation. La maquette 3D aurait pu exister sous Maya ou d’autres logiciels, mais nous serions restés dans une posture d’architecte, or il fallait pouvoir manipuler de la 5D, avec du mouvement et du son.

Ce projet mobilise donc aussi un graphiste et un level designer1. Nous avons également sollicité les conseils de l’équipe du Centre interdisciplinaire de réalité virtuelle, à l’université de Caen (CIREVE). Ma part du travail consiste à identifier des sources sonores, à rechercher des preuves de leur existence et à capter des sons correspondants. Ensuite, je travaille en faisant des schémas, mais peut-on appeler cela une partition ? Je n’utilise pas de système de notation particulier. Au plan qui a présidé à élaboration de la maquette 3D et reconstitue tout le contexte physique (bâti, routes, ponts, murs), je superpose des calques sonores : celui de la nature, celui des métiers, celui des acoustiques… L’équipe continue de s’enrichir au travers d’un partenariat avec l’EPOTEC à Nantes – spécialisé dans « l’évolution des procédés et des objets techniques » –, ce qui devrait nous permettre de reconstituer les sons des machines se trouvant alors sur la Seine. Je me suis aussi rapprochée de deux spécialistes du parler vernaculaire de l’époque pour compléter la maquette actuelle dans laquelle on entend de l’oralisation (des rumeurs et des voix lointaines), mais pas encore de verbalisation.

Plus rien n’existant du quartier, il s’agissait de tout reconstituer : des matérialités, des résonances, des conditions acoustiques, des usages, des localisations précises d’émissions sonores. Je me suis appuyée sur les travaux des historiens du quotidien ou du sensible. Daniel Roche a accepté de parrainer ce projet et j’ai aussi rencontré Arlette Farge. Je me suis également appuyée sur les travaux de Youri Carbonnier, Nicolas Lyon-Caen… entre autres.

Conjointement, j’ai recherché des indices sonores et visuels, dans le plan lui-même et dans plusieurs tableaux qui représentent les lieux à la même époque : lorsque j’ai l’impression “d’entendre quelque chose”, je vais jusqu’au bout pour vérifier si cette intuition est vérifiée. En regardant Le Grand Châtelet peint par Thomas Charles Naudet en 1802 et en le superposant au plan Turgot, il y a des sonorités, liées à tout ce qui est visible sur le tableau, que je pouvais imaginer… mais seulement “imaginer”. Bien entendu, ce projet fonctionne à partir de mon imaginaire, mais pas de mon imagination, car je m’attache à accumuler des preuves historiques et matérielles.

Par exemple, sur la pointe du pont au Change, nous avions la preuve qu’il y avait un bonnetier, et donc des métiers à tisser. Je suis ainsi partie à la recherche d’un métier à tisser à deux bandes de cette époque-là. De l’autre côté, il y avait un imprimeur, dont il a fallu que je retrouve et que j’enregistre le matériel exact.

Je n’ai pas rejoué ces sons, disons plutôt que je les ai prélevés à nouveau. Si je n’avais pas retrouvé ces objets, et donc leurs sons, je n’en aurais pas inséré d’autres, plus ou moins ressemblants, dans la maquette. Nous sommes, en France, riches d’un grand patrimoine artisanal, donc je suis allée capter des sons chez des artisans. Pour redonner l’ambiance de la Seine avant sa canalisation entre ses quais de pierre, je suis allée enregistrer la Loire, du côté de Roanne, là où on retrouve des caractéristiques très proches des rives d’alors. Ensuite, la physique des acoustiques a permis d’identifier les filtres à utiliser au mixage, selon que les rendus doivent être secs ou réverbérants.

J’ai fait écouter au fur et à mesure mon travail à des malvoyants, pour vérifier qu’il est correctement spatialisé. Eux seuls peuvent entendre des détails très fins que nous ignorons car notre perception est polluée par le visuel.

Sur le quai de l’Horloge existait le premier passage couvert de Paris. Pour l’instant, je n’y ai placé que l’imprimeur. Bien entendu, il y avait d’autres marchands, mais… il me manque encore des indices ! L’espace est donc encore feutré, mais il se remplira à mesure que j’accumulerai les preuves. Par exemple, il y avait certainement un balayeur. Mais à quelle heure balayait-il ? Lorsque nous le saurons, nous ajusterons l’ensemble de la maquette à cette plage horaire, et seulement là nous le positionnerons. Certains bruits n’apparaissent pas, car ils n’étaient pas émis au moment figuré par la maquette actuelle, qui couvre six minutes et représente une période d’environ une heure, au milieu d’une matinée de juin, pendant le marché, en plein vent. Si nous avions choisi de représenter un matin d’hiver, nous aurions obtenu une tout autre atmosphère, très angoissante, car les murs sont très hauts, les sons lointains étouffés et les sons proches amplifiés, denses. On me demande toujours si le Paris du XVIIIe siècle était plus ou moins bruyant qu’aujourd’hui ; en réalité, il bruissait différemment. Les voies d’aujourd’hui sont très larges, les rues de l’époque sont étroites, il y avait moins de profondeur de champ, les sons étaient les uns à côté des autres. Et puis, la Seine n’était pas canalisée – donc moins minérale –, il y avait de la vie et de nombreuses machines dessus – des lavandières, des bateaux moulins, des pompes…

Ce projet est scientifique dans la mesure où il ne “surfe pas” sur les émotions : si vous éprouvez des émotions, ce sont les vôtres. Il ne cherche pas à appuyer des scènes, ni à les dramatiser comme au cinéma (où le son accompagne l’action, le plus souvent pour l’amplifier), mais plutôt à se placer dans la neutralité de l’historien. Il comporte pourtant une part de scénarisation, car il doit aider l’oreille à se repérer : si j’avais mis tous les sons tels quels dans la maquette, cela n’aurait ressemblé à rien ! Il faut améliorer leur audibilité en les hiérarchisant et en modulant leurs intensités. Un micro ne fabrique que des “photocopies de sons”, il prend tout, alors que notre cerveau sélectionne et que notre oreille, telle une table de mixage, sait faire le point sur ce qu’elle veut entendre, de près ou de loin, réglant en quelque sorte sa profondeur de champ. Et puis, je mobilise aussi ma culture de l’écoute. Ce projet touchant au sensible, il est difficile de ne pas y projeter une partie de soi.

Ce projet connaît un bon écho du côté des historiens du XVIIIe siècle, car il leur permet de recontextualiser certains faits et de comprendre comment les témoins de l’époque ont pu les ressentir. Depuis Haussmann, Paris a tellement changé ! Même le relief a été transformé : le Châtelet était encaissé, ce qui change complètement son acoustique. Les ponts étaient pentus, le pont aux Change a été redressé dans l’axe du boulevard Sébastopol. Des travaux théoriques existaient déjà sur l’histoire du sensible – ceux de Jean-Pierre Gutton ou d’Alain Corbin, par exemple –, mais il fallait que les conditions techniques soient réunies pour que nous puissions enfin imaginer “représenter” quelque chose. Et puisque nous ne disposons pas d’archives sonores avant le XXe siècle, nous sommes contraints à jongler entre présent et passé, un peu comme dans Ici, la magnifique bande dessinée de Richard McGuire, qui a été primée au dernier festival d’Angoulême. Mais ce que je propose n’est qu’une modélisation, puisque plus rien n’existe et que le paradoxe consiste à utiliser des sons d’aujourd’hui et à les “projeter” dans le passé.


Au fond, ce projet a aussi une dimension poétique, puisqu’il s’agit d’un récit sonore. Le son, c’est comme le temps, comme l’eau du fleuve : il passe sans cesse, c’est le même, sans être jamais le même. Ce qui pose des questions philosophiques sur le rapport au temps, à l’histoire. Que veut dire “le même son, mais plus tard”, puisque même si le signal est le même, celui d’une cloche par exemple, le moment et les gestes qui la font teinter ne sont jamais les mêmes ? Si le présent s’est construit sur le passé, alors une couche du passé, y compris sonore, est toujours présente. Certaines acoustiques anciennes perdurent, sur lesquelles viennent s’empiler celles du présent… on peut donc penser que celles du futur s’y superposeront.

J’aimerais travailler sur d’autres quartiers de Paris. Une diachronie des Halles, du XVIIIe siècle jusqu’à la Canopée, serait très intéressante car ce lieu reste très vivant bien que ses usages aient totalement changé. Hélas, dans ce type d’espace, l’ambiance sonore advient moins spontanément qu’auparavant : les projets de sound design viennent un peu y étouffer l’épaisseur du palimpseste sonore. Aujourd’hui, l’idée n’est pas de s’inspirer des atmosphères pour en témoigner, mais plutôt de les maîtriser et de les sculpter d’avance. Pourtant, bien souvent, lorsqu’on propose à la population un projet ex nihilo, elle ne se l’approprie pas… car le son résulte de nos interactions. À Lyon Confluence, des enquêtes ont été menées et les futurs habitants ont été consultés sur les ambiances souhaitées, sur ce qu’ils voulaient entendre… ou pas. Les populations en place, plutôt ouvrières, ont été délogées… et leurs sons se sont évanouis avec elles ! Ce quartier était bruyant, d’accord, mais il comportait aussi des ruptures sonores, des “puits de silence” que l’on pouvait s’approprier comme des madeleines de Proust, comme les odeurs des maisons de notre enfance. Or le son est encore plus fragile que les odeurs… Il passe… et pourtant il est là ! »


Propos recueillis par Soline Nivet


1. Le level designer est celui qui conçoit les environnements et décors des jeux vidéo. Son rôle n’est pas tant de concevoir graphiquement les éléments, mais plutôt de les agencer l’intérieur des niveaux du jeu.


Lisez la suite de cet article dans : N° 243 - Avril 2016

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