La Monnaie, de l’hôtel à l’établissement public

Architecte : Philippe Prost
Rédigé par Jean-François CABESTAN
Publié le 22/11/2017

Équipement emblématique du pouvoir régalien puis républicain en un site d’exception, la Monnaie de Paris connaît depuis 2010 par phases successives la transformation la plus radicale de son histoire. La reconquête d’une architecture aussi raffinée qu’éblouissante, l’hypothèse de la réinsertion de l’édifice dans son environnement urbain et de l’adaptation de son programme désormais obsolète à des impératifs de rentabilité contemporains sont les mobiles de cette fiévreuse redistribution des cartes qui s’empare de l’hypercentre de la capitale.

 

 

Célébré dès son achèvement par la presse nationale et par les connaisseurs, l’hôtel de la Monnaie, réalisé de 1771 à 1775 sur les dessins de l’architecte Jacques-Denis Antoine, est l’une des dernières pièces d’un échiquier urbain monumental qui se sédimente, depuis la construction du Pont-Neuf et le retournement de la ville sur le fleuve. Longtemps logé dans des bâtiments obsolètes, cet équipement dédié à la frappe de la monnaie bénéficie enfin d’un emplacement qui permet le déploiement raisonné de son programme.

 

La Monnaie est un palais-usine, résidence et lieu de production, dont la mixité inspire sa morphologie complexe. Sans doute y trouve-t-on force pierre de taille et une profusion de colonnes propres à séduire le profane. Principes propres à la théorie architecturale de ce temps, la convenance et le caractère n’en conditionnent pas moins l’écriture de l’édifice. Le dosage et la hiérarchisation des ordres, l’élégance de la mise en Å“uvre et les étourdissants morceaux de stéréotomie relèvent pour leur part d’un langage codé qui s’adresse au connaisseur. Dans ce registre savant, l’économie des séquences spatiales ne le cède en rien à l’insertion à la fois brillante et respectueuse d’un véritable morceau de ville dans son environnement. Magnificence côté quai – c’est le palais â€“ avec l’ordre colossal ionique du portique planté sur un socle à forts bossages, plus de retenue côté rue Guénégaud, discrétion relative sur l’impasse de Conti.

 

À l’arrière, Antoine réécrit avec déférence les mitoyennetés qu’entretient son bâtiment avec le petit hôtel de Conti conservé, du dessin d’Hardouin-Mansart, requalifiant sa cour d’honneur au moyen d’une aile concave. Le plan-masse emprunte quant à lui à la répartition hiérarchisée des pleins et des vides du type de l’hôtel entre cour et jardin, ici retourné à 180 degrés, car on veut une façade principale à l’alignement du quai. Le manque de profondeur relatif du terrain trouve une contrepartie dans l’exploitation de sa grande largeur. Les cinq nefs parallèles du hall offrent une formidable dilatation latérale et annoncent la couleur, tandis qu’au premier tiers de la cour d’honneur l’enchaînement perspectif des cours reliées par des passages voûtés à caissons révèle superbement la grande dimension de la parcelle. Le clou de la distribution intérieure est la séquence d’accès au premier étage. Cage d’escalier et salon dit « Ã  l’italienne Â» – salle d’apparat en double hauteur, ici traversante â€“ sont d’une échelle qui n’a pas d’équivalent dans le Paris de ce temps. Grandioses, ces volumes déterminent les registres d’une façade sans rapport avec le reste des plateaux, intégralement entresolés : appartements de fonction et bureaux. En résonance avec la façade principale, au fond de la cour d’honneur, un second portique d’ordre dorique annonce le Grand Monnayage, où pièces et médailles étaient frappées. C’est une basilique païenne originellement voûtée, dont l’exèdre abrite une allégorie de la Fortune, Å“uvre de Louis-Philippe Mouchy, éclairée zénithalement. La profondeur de champ accentuée par un mur diaphragme confère un caractère baroque et surnaturel à cette divinité jamais profanée.

 

 

 

Genèse du programme

 

Depuis sa livraison en 1775, la Monnaie n’aura cessé de fonctionner à plein régime. Inscrit en 1926, le bâtiment est classé en 1945. Fondée sur l’apparence et le décor, voire sur une appréciation façadiste inhérente à la culture française, la protection au titre des Monuments historiques ne peut enrayer la saturation des cours, le remplacement et la démolition de très nombreux ouvrages. En 1973, l’externalisation de la production des pièces de monnaie à Pessac et le maintien de réalisation sur place des seules commandes de prestige trahit l’obsolescence de l’équipement, qui s’attire la convoitise d’investisseurs privés.

 

En 2007, la Monnaie devient cependant un établissement public « Ã  caractère industriel et commercial Â». Le pari du PDG Christophe Beaux est de maintenir son activité ancestrale mais aussi de l’ouvrir à un large public. L’enjeu est d’engranger des bénéfices, d’attirer une clientèle internationale grâce au savoir-faire de la maison et aussi aux produits made in la Monnaie de Paris, enfin d’affecter le meilleur des locaux dépeuplés à des activités culturelles et marchandes. La programmation de la Monnaie est révisée en conséquence, et une série d’éléments de programme exogènes y est envisagée. À cet égard, on pouvait se demander si, comme ailleurs – on pense ici à la Samaritaine ou à la Poste du Louvre â€“, la promesse du maintien d’une portion de l’activité originelle – l’« ADN du site Â» dans la phraséologie de ses promoteurs â€“ dépassait la simple profession de foi. La mise en place ostentatoire de presses transportées et ramenées de Pessac dans le Grand Monnayage et l’inscription dans les circuits de visite d’aperçus sur l’activité qui se déroule dans les ateliers relèvent bien de cette stratégie. À Murano, référence explicitement invoquée, on sait bien que les ateliers ouverts au public ne sont plus des lieux de production. 

 

Quai Conti, cependant, la construction d’ateliers non accessibles – l’ACOG, atelier central d’outillage et de gravure de la Monnaie de Paris â€“ en complément de ceux qui existent atteste qu’on n’est pas dans le registre de la seule simulation. Le sort assigné à l’ancien musée de la Monnaie confirme le projet dans son ensemble. Si les collections occupent désormais les parties les moins nobles de l’édifice – celles-ci ont longtemps occupé le palais â€“, leur redéploiement autour de la Cour de l’or intègre une majoration importante des surfaces et le public y gagne un meilleur aperçu de la richesse des collections demeurées jusqu’ici dans les réserves. Les comptes de ce qu’il fallait garder de l’ancienne Monnaie ayant été réglés, on a réfléchi à la réaffectation des locaux qui pouvaient faire rentrer de l’argent. Ce morceau de roi de la Monnaie qu’est l’étage noble côté Seine ne pouvait-il se diviser en deux entités autonomes ? C’est ainsi qu’est née l’idée d’une galerie d’exposition comprenant le salon Ã  l’italienne, qui se taillerait la part du lion du plateau, tandis que le restant de l’étage accueillerait une enseigne gastronomique, vÅ“u concrétisé depuis avec l’arrivée de Guy Savoy. Enfin, côté rue Guénégaud, une boutique des produits manufacturés à la Monnaie et un bar – le Frappé – tireraient parti du linéaire de façade de l’équipement sur cette rue passante.

 

Le restant des surfaces d’activité et de bureaux qu’abrite la Monnaie poursuivrait son bonhomme de chemin à l’écart de cette campagne de reconfiguration somme toute partielle des locaux qu’elle abrite. La galerie d’exposition, le restaurant et l’ACOG ont été livrés dès 2015 (phase 1), tandis que le musée, la boutique et le bar viennent d’ouvrir. Beaucoup a été dit sur les interactions à attendre de la cohabitation de ces éléments de programme disparates, et les années à venir permettront de mesurer la cohérence de ce morceau de ville en devenir, encore largement inachevé.

 

 

 

Le projet de Philippe Prost

 

En 2009, à l’issue d’une consultation où ont été écartées des propositions qui semblaient introduire des éléments de perturbation trop importants de l’architecture originelle, Philippe Prost est déclaré lauréat. Cette décision inaugure une longue période de pourparlers où sont examinés la reconfiguration du site, le réaménagement des bâtiments, la démolition et la reconstruction très partielle des surfaces d’exploitation. On a vu que le bâtiment est partiellement protégé au titre des Monuments historiques. Faute de la nomination d’un architecte mandataire, il s’ensuit un partage des missions qu’il a été d’autant moins aisé de délimiter entre l’en chefHervé Baptiste et Philippe Prost que ce dernier n’est pas lui non plus un novice en matière d’intervention sur les édifices du passé. De toute évidence, il y avait à la Monnaie de quoi occuper deux agences, et celles-ci ont travaillé en bonne intelligence.

 

Le rappel de l’un des candidats malheureux – Jean-Michel Wilmotte – à l’instigation du restaurateur Guy Savoy n’a pas suscité la même complémentarité d’échanges. Un simple coup d’œil sur les salles réinventées par le décorateur permet de s’en convaincre. Côté rue Guénégaud, le bar « Frappé Â» a été confié à DAS Studio, sans doute par l’enseigne Bloom, ce dont Philippe Prost n’avait pas même connaissance ! Si les contours de la mission confiée au lauréat de la consultation auraient gagné à être plus précisément définis, l’inauguration du musée et de la boutique marque une étape importante dans cette mission au très long cours : huit années se sont écoulées depuis le concours et le lancement des travaux. Imprégné plus qu’aucun autre de conscience patrimoniale et de l’excellence du projet d’Antoine, la contribution de Philippe Prost a consisté à mettre toutes ses compétences au service d’une mise en valeur de l’ancien équipement.

 

L’étude préalable en trois volumes établie par son agence offre une synthèse de toutes les connaissances disponibles et recueillies pour la circonstance. Comparable à celles qu’on réalise dans les agences des en chef, cette somme aura servi de pièce à conviction immédiatement exploitable pour asseoir les hypothèses de projet, vérifier de la pertinence ou la faisabilité des opérations envisagées et alimenter les débats suscités par certaines prises de décision. D’une manière générale, on peut sans exagération dire que l’essentiel du travail fourni ne se voit pas et n’est pas non plus destiné à être perceptible : seule une confrontation de l’état avant travaux, de l’état projeté et de l’état actuel peut rendre compte des apports, des succès et des laissés-pour-compte des intentions de projet. À cet égard, on pourrait méditer sur l’état avant travaux du secteur de la Fonderie, qui revient de très loin, et dont la cour distribue aujourd’hui le musée et la boutique.

 

Qu’on adhère ou non aux options retenues par la maîtrise d’ouvrage, les deux premières phases de travaux redonnent à la Monnaie le faste qu’elle avait en partie perdu. Il y aurait beaucoup à dire sur les raffinements de l’architecture de Philippe Prost, à mi-chemin entre le savoir-faire issu de la tradition italienne de l’intervention sur l’existant et la croyance en un modernisme tempéré à la française. Le nom du projet MétaLmorphose porté par Christophe Beaux était un nom de guerre ; il a changé depuis pour le « 11 Conti Â», et évoluera sans doute encore. Entre-temps, la métaphore métallique aura peut-être servi à convaincre de sa pertinence ceux des partenaires qu’effrayait un type de matériau et d’écriture – la tôle perforée â€“ marqué au coin de l’utilisation aujourd’hui très consensuelle et par ailleurs très bien venue dans l’univers minéral de la Monnaie.

 

La troisième et ultime tranche prévoit la requalification de l’ensemble des bâtiments et espaces découverts situés au sud de la parcelle, où subsiste l’hôtel entre cour et jardin, dessiné par Hardouin-Mansart. Disparu de longue date, il est prévu que son ancien jardin donne lieu à une interprétation contemporaine – contribution de David Besson-Girard, paysagiste â€“ et matérialise le raccourci piétonnier entre la rue Guénégaud et l’impasse de Conti. Cette phase essentielle du projet de Philippe Prost permettra de prendre la mesure de la pertinence générale de l’ouverture de l’îlot, et de sa capacité, au-delà de la spécificité du programme actuel, qui peut changer à tout moment, de renouer avec son environnement et de recréer un peu d’urbanité.



Maîtres d'ouvrages : Monnaie de Paris 
Maîtres d'oeuvres : Philippe Prost (AAPP)
BET : C&E Ingenierie (structure), Thierry Hellec (économie MH), ACV (acoustique), Batiss (SSI)

Surface : 15000 mètres carrés environ
Coût : 75 millions d'euros
Date de livraison : 2017

Parties hautes de l'ACOG (l'atelier central d'outillage et de gravure ). Vue du projet donnant sur l'impasse Conti. Une vêture de tôle de cuivre perforée. L'ancienne citerne et le Grand Monnayage. La salle des collectionneurs. L'entrée du musée.

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