Le Louvre Abu Dhabi, un musée-miroir - Le Louvre a-t-il vendu son âme ? Entretien avec François Mairesse

Rédigé par Emmanuel CAILLE
Publié le 15/12/2017

Cheikh Mohamed ben Zayed, Al Nahyan, Emmanuel et Brigitte Macron et Cheikh Mohamed Ben rashid Al Maktoum inaugurent le Louvre.

Dossier réalisé par Emmanuel CAILLE
Dossier publié dans le d'A n°259

Nous avons demandé à François Mairesse, spécialiste de l’économie de la culture et de la muséologie en quoi le Louvre Abu Dhabi marquait un tournant dans l’histoire des musées tout en s’inscrivant dans une mutation commencée il y a deux décennies. La décision de marchander l’image et les savoir-faire de la prestigieuse institution française ayant lors du lancement de l’opération soulevé une vive contestation d’une partie du milieu culturel hexagonal, l’économiste nous explique de quels enjeux relève cette polémique.

D’a : Le Louvre Abu Dhabi est-il un musée de plus dans cette série qui a commencé par le Guggenheim de Bilbao ou inaugure-t-il quelque chose de différent ?

François Mairesse : Le Guggenheim de Bilbao a inauguré quelque chose de vraiment nouveau, le Louvre s’inscrit dans une vague beaucoup plus vaste, globale, de mondialisation du musée et du phénomène muséal désormais très lié à l’image de marque de l’architecture. Mais, pour la France, l’inauguration d’Abu Dhabi est évidemment un marqueur. Le Louvre a été perçu pendant un certain nombre d’années comme un peu en retrait de la dynamique muséale, sans doute à cause de son rôle très particulier, de son histoire et de son caractère très patrimonial. Dans le sillage de l’expérience du Louvre d’Atlanta, du Louvre-Lens et de toute une série de rénovations et de développement des politiques financières, Abu Dhabi témoigne indéniablement de la transformation radicale du Louvre.

Rappelons cependant que l’aventure d’Abu Dhabi ne s’est pas faite à l’initiative du musée. Au départ, en effet, Henri Loyrette – président-directeur du Louvre de 2001 à 2013 – était opposé au projet. Il considérait notamment que la collection du Louvre n’était pas quantitativement suffisante pour répondre à ce type d’appel. 

D’a : Quelles étaient ces réticences ?

Il était clair que ce mouvement d’œuvres, déjà critiqué avec le Louvre-Lens, allait s’accélérer. La collection du Louvre, quoique considérable, est limitée et, a fortiori, nettement plus que pour un musée d’art contemporain. Si la collection du Centre Pompidou permet une politique beaucoup plus ambitieuse de prêts, le nombre d’œuvres de Rembrandt ou de Vermeer est plus limité.

Le Louvre se présente comme le « premier » musée de France, voire du monde, en matière de symbole, de nombre de visiteurs et par son histoire particulière. Un rôle que le Guggenheim n’a pas, même à New York. Là où l’outsider est obligé de développer des politiques novatrices, le Louvre se doit d’avoir une politique mûrement réfléchie de développement des collections. Une œuvre n’entre évidemment pas de la même manière au Louvre que dans des collections d’art contemporain.

 

D’a : La création de l’Agence France-Muséums était-elle nécessaire ?

Les débats ont surtout porté autour de la revendication de la marque Louvre. Pour alimenter des expositions à l’étranger, il fallait que d’autres musées français contribuent aux prêts, et le Louvre ne pouvait décider pour eux, la création d’un organisme fédérant tous ces musées s’est donc imposée. C’est dans ce contexte qu’a été créée en 2007 l’Agence France-Muséums* qui a essentiellement pour objectif de gérer Abu Dhabi, tout en restant ouverte à d’autres opérations.

 

D’a : Elle est souvent critiquée ; que lui reproche-t-on ?

Le Louvre, à travers cette agence, est missionné pour développer un projet très novateur : un projet de nouveau musée, des projets d’expositions temporaires, etc. Tous ces éléments sont critiqués par un certain nombre de personnes qui estiment que ce n’est pas le travail du Louvre et que, en plus, il n’y a pas assez d’œuvres et que la tâche d’un conservateur du patrimoine n’est pas de constituer une collection pour autrui. D’autre part, la création d’un nouvel organe induit souvent des suspicions, surtout quand elle paraît aussi éloignée de l’écosystème muséal classique, et notamment parisien.

 

D’a : Peut-être aussi parce que le conseil d’administration de l’Agence est notamment présidé par des chefs d’entreprise privée, Marc Ladreit de Lacharrière, de Fimalac, et Christian Giacomotto, de Gimar Finance (conseil en corporate finance) ?

Ce qui est sûr, c’est qu’on assiste depuis dix ou quinze ans à un désinvestissement du secteur public dans la culture, en regard de ses besoins, et que le Louvre Abu Dhabi est le signe patent de ce mouvement.

 

D’a : C’est aussi peut-être cela qui est indirectement critiqué ? Parce que ce qui faisait le propre du Louvre, par rapport aux musées de collections contemporaines ou des arts premiers, était qu’il pouvait échapper en partie aux effets délétères du marché de l’art.

Pendant très longtemps, la logique des musées se fondait essentiellement sur une logique de réciprocité, de dons et de contre-dons, notamment entre musées où les conservateurs du monde entier sont d’abord des collègues. À partir du moment où on loue la marque Louvre comme à Abu Dhabi, on est dans un autre processus, forcément plus mercantile.

 

D’a : Il y a également cette grosse discussion autour du voyage des œuvres et la transformation du principe de location. Aujourd’hui, on ne sait toujours pas transporter des œuvres sans les abîmer. Quand on pense qu’en 1911 La Joconde s’est baladée pendant deux ans dans une valise…

Même si les techniques de conservation préventive se sont très nettement améliorées, il y aura toujours un risque. Plusieurs de ces chefs-d’œuvre ont 2 000, 5 000 ans ou même simplement 300 ans. On ne va peut-être les altérer qu’infiniment peu, mais, à l’échelle du temps long, on ne sait pas quelles conséquences cela peut avoir, a fortiori pour des œuvres dont la durée de vie est, comme la vie humaine, toujours limitée. Le fait est que l’on ne sait jamais totalement jusque quand cette vie peut être prolongée.

Mais la question essentielle est déontologique : quelles sont les raisons pour lesquelles cela vaut vraiment la peine de déplacer une œuvre ?

Par exemple, lors des grandes expositions sur les primitifs flamands en 1902 à Bruges, et français en 1904 à Paris, la mise en perspective de tous ces tableaux a véritablement permis une nouvelle lecture des œuvres. L’apport scientifique était indéniable.

Mais qu’en est-il avec les déplacements d’œuvres pour des expositions pour lesquelles le gain scientifique ou patrimonial semble très discutable, qui semblent juste organisées pour attirer le public ? C’est là que la critique est la plus forte.

 

D’a : Mais sait-on véritablement aujourd’hui quels seront les développements du Louvre Abu Dhabi ?

Non, mais il faut laisser les choses se mettre en place. Rappelez-vous lors de l’inauguration du musée du quai Branly. L’établissement a été très largement critiqué pour le projet et la façon dont les collections étaient constituées. Dix ans plus tard, force est de reconnaître la qualité de ces réalisations sur le plan muséal.

Si on observe l’ensemble d’un musée, ce n’est pas juste une architecture, une collection et une exposition permanente. C’est aussi tout le programme qui se construit autour. Et si on regarde ce qu’a fait le musée du quai Branly, on se rend compte qu’il a développé une activité en matière de gestion des collections, de médiation, de recherche de nouveaux publics, de cycles d’expositions temporaires tout à fait novateurs… Si son exposition permanente est encore parfois critiquée, ce n’est pas le cas de son activité, considérée comme remarquable et qui continue d’attirer 1 300 000 visiteurs par an.

 

D’a : Le Louvre Abu Dhabi s’inscrit-il dans une guerre d’influence entre modèle anglo-saxon et modèle français ?

Oui, sans doute. On peut raisonner à deux niveaux

Le premier niveau est très pragmatique mais tout de même très important. Derrière la gestion d’un musée, il y a tout un milieu de scientifiques, de conservateurs, et de multiples savoir-faire autour de la muséologie. S’exporter, c’est aussi faire rayonner ses compétences et leur donner davantage de moyens et d’influence, en matière de muséographie, d’expographie, de commissariat d’exposition – et aussi développer de nouveaux contrats.

Il y a un second plan, qui relève de l’essence de la muséologie. La muséologie française donne sans doute plus d’importance aux questions de recherche, de préservation et de conservation du patrimoine. Si ces approches ne sont pas négligées par les musées anglo-saxons, ces derniers privilégient largement le rapport avec le public, à l’enseignement et à l’éducation. Aux États-Unis, par exemple, le musée est d’abord une institution éducative. Il est positionné comme cela par l’American Alliance of Museums.

 

Starchitecture

 

D’a : En arrivant à Abu Dhabi, on comprend vite que ce musée va devenir l’icône de l’émirat. La spectacularisation de l’architecture ne risque-t-elle pas d’entraîner une instrumentalisation fatale des collections ?

Pour une partie du public actuel, un musée, ce n’est déjà plus qu’une architecture. Ce que l’on viendra voir, c’est l’architecture de Jean Nouvel. C’est un risque. On se rend bien compte aujourd’hui que de plus en plus de musées sont financés pour des raisons qui ne sont plus des raisons de conservation du patrimoine, de médiation ou d’éducation.

 

D’a : Le musée devient le fer de lance de l’attractivité des territoires, et on constate que l’art est de moins en moins important dans la politique muséale. Mais n’est-ce pas pour cela aussi qu’il trouve paradoxalement plus facilement des financements ?

Effectivement, la logique même de l’art n’est pas ce qui vous amène à Bilbao.

À Abu Dhabi, on ira moins voir la collection que d’abord le musée lui-même, et ensuite des expositions garanties par une marque. D’ailleurs, Jean Nouvel en est pleinement conscient lorsqu’il dit avoir conçu son musée comme une promenade. Dans un musée, on ne vient plus seulement pour voir du patrimoine, s’éduquer ou apprendre des choses.

 

D’a : Mais les motivations lors de la création du musée du Louvre ne relevaient-elles pas que de l’amour de l’art ? Les facteurs politiques et de pouvoir étaient déjà présents ?

Oui, mais de manière secondaire : le premier but était quand même de se donner les moyens d’ouvrir un lieu permettant aux artistes de se former par l’exemple. Dans un système académique, il faut donner des modèles aux futurs peintres. C’est la raison pour laquelle, dès 1747, on observe des revendications pour ouvrir les collections du roi. Ce qui va amener la création du musée du Luxembourg entre 1750 et 1779, dans le but d’ouvrir les collections, pour que les peintres puissent se former.

Le deuxième objectif est lié à la logique du muséum d’histoire naturelle : le musée est d’abord un lieu de recherche.

Le troisième est symbolique. À la Révolution, la collection du roi devient la collection de la nation. C’est un symbole du pouvoir, qui sert à montrer le prestige de la France à travers sa collection.


Lisez la suite de cet article dans : N° 259 - Décembre 2017

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