Le mémorial international de Notre-Dame-de-Lorette

Architecte : Philippe Prost / AAPP
Rédigé par Jean-Paul ROBERT
Publié le 07/11/2014

Ce 11 novembre est inauguré en grande pompe, sur la colline de Notre-Dame-de- Lorette, en Artois, un mémorial en hommage aux innombrables combattants tombés sur le front de Flandre lors de la Première Guerre mondiale. Ce monument, exceptionnel par son propos comme par son architecture, est l’œuvre d’une équipe réunie par Philippe Prost. Il s’inscrit dans les Chemins de la mémoire, ouverts par la mission du Centenaire pour relancer une économie dévastée par les crises, après avoir été ravagée par les conflits. Un Centre d’interprétation, dû à Pierre-Louis Faloci, est encore en construction.

 


Cote 175. Notre-Dame-de-Lorette. Un petit sanctuaire, lieu de pèlerinage, sur une ligne de crête. Au nord, Lens, le bassin minier, les terrils, l’immense plaine de Flandre. Au sud, Arras, une autre plaine, la France d’après 1870. Entre les deux, une ligne de collines. Elle tombe doucement vers le nord, verse plus abruptement au sud, ravinée par les eaux qui abondent le Carency. En face, la crête de Vimy, cote 145. Octobre 1914. L’armée allemande s’est rendue maître des deux crêtes, contrôle les mines, le charbon, l’énergie. Mais son offensive est bloquée là : le mouvement se fige en guerre de positions. Face à eux, les Alliés tiennent Arras. Leurs armées viennent de leurs empires, des quatre coins du monde. Il faudra, lors de la première bataille d’Artois, presque un an pour que les Allemands cèdent Notre-Dame-de-Lorette, au prix de dizaines de milliers de morts. Il y en aura d’autres, sur ce théâtre stratégique où se dérouleront d’autres batailles. Sur le front français, en Artois, 600 000, toutes nationalités confondues. Un siècle plus tard, les corps n’en finissent pas d’être découverts, des objets pyrotechniques d’être remontés.
Après guerre, des nécropoles, regroupées par nations, furent édifiées dans ces paysages de ruines. Celle au sommet de Notre-Dame-de-Lorette était française. Pour cette nation, cette guerre fut la première conduite par la République laïque. Chacun avait droit à une croix, une stèle, selon sa religion, ses convictions, chacune marquée d’un nom, suivi de la mention « Mort pour la France ». Toutes identiques, que la sépulture fût celle d’un général ou d’un simple soldat. Quant aux dépouilles qui n’avaient pas été identifiées, elles étaient regroupées dans un ossuaire. De part et d’autre d’une place d’armes, une basilique et une tour lanterne furent édifiées, cernées par les tombes, alignées par une géométrie toute polytechnicienne. Sinistre. Mal entretenu – Douaumont, symbole des batailles sur le front de Lorraine n’opposant que les Français aux Allemands, avait étouffé Lorette. Indigne. Il fallut que le carré musulman fût profané à plusieurs reprises pour que le site fût l’objet de crédits et de réparations.

 

Un bâtiment pour le tourisme de la mémoire

Les hommes du Nord sont travaillés par l’histoire. Aux désastres des conflits s’était ajouté celui de la déprise minière. Restait la culture, qui peut déplacer les foules, et la mémoire, autre forme de tourisme. Déjà des pèlerins affluaient du monde entier pour visiter leurs aïeux, ces soldats entre-tués, victimes de conflits éteints. Plus rien ne devrait opposer les vivants entre eux. Honorer les morts, tous les morts ensemble, est une juste façon de le dire.

C’est ainsi que le Conseil régional a décidé de l’édification d’un mémorial, attenant à la nécropole, qui rappellerait leurs noms, tous leurs noms. Un monument, parce que celui-ci rassemble, se visite, parce qu’un monument seul peut donner à comprendre l’ampleur du massacre au visiteur venu chercher un nom parmi 600 000. Ont été entrepris le recollement et la fusion des listes sans fin dressées séparément par divers organismes des différents pays engagés. Travail de fourmi, poursuivi bien après les décomptes effectués par les bureaucraties militaires en leur temps. Travail jamais achevé, tant le macabre n’en finit pas de déborder, au fil des exhumations. Cependant qu’un concours d’architecture a été lancé pour le monument.

La proposition de Philippe Prost s’est imposée. Elle était simplissime, sans pathos ni grandiloquence, sans symbolique affichée. Forte parce que muette. Un anneau, ellipsoïdal, de peu de hauteur mais de grand développement, fiché à l’horizontale dans la pente, légèrement en contrebas de la nécropole. Il n’interdit pas, depuis le plateau sommital, de continuer d’embrasser le panorama. De l’extérieur, il est sans couleur, gris sombre, lisse, fermé : un ruban. La colline est accessible depuis une route doublée d’un chemin. Celui-ci s’en écarte pour se diriger vers le creux du terrain que surplombe l’anneau, qui lévite alors en porte-à-faux. Un autre accès est ménagé depuis le parvis devant la nécropole. C’est une tranchée courbe, qui ne tangente pas le mémorial. Elle est couverte, le temps de se retrouver à l’intérieur de la figure, mais toujours dehors. Le profil de l’anneau est lui aussi très simple : un L. La barre sert de déambulatoire. Le jambage abrite, côté intérieur, des panneaux, protégés par une traverse. Ils déplient la page unique d’un livre frise de métal doré, sur laquelle est gravée, de haut en bas et à la suite, la litanie des noms. Au milieu, un jardin, qui descend alors que l’anneau se décolle du sol ou que celui-ci se dérobe.

 

PERFORMANCE ET RECUEILLEMENT

L’effet est puissant, à la mesure de l’émotion et du recueillement. Ce lieu évoque un cloître, sans mesure, sans angle, à la fois clos et tout entier ouvert à l’immensité du ciel. Il invite à la déambulation, comme à une procession, dans cet aître sans corps, bordé par la danse des vivants devant les noms des morts. Parcourir les panneaux, y chercher des noms, celui d’un parent, d’une connaissance. Y découvrir la multiplicité des origines. Un même patronyme, parfois répété par dizaines, suivi de prénoms à consonance tantôt germanique, tantôt anglophone, tantôt française. D’autres, arabes, africains, néerlandais, afrikaners, australiens, inuits, chinois... Leçon de fraternité, de civisme, par l’absurde.

La perfection de l’ouvrage se fait oublier, pour ne céder qu’à son propos et à l’événement qu’il organise. Elle tient à l’effacement, jusqu’à leur disparition, des performances qu’il multiplie. La matière s’est retirée ; elle n’a pas d’épaisseur, grâce à l’emploi du béton de fibres ; sa densité est telle que rien n’y accroche, l’œil s’y noie. L’effort est dérobé ; pour près de la moitié, l’anneau est hors sol ; c’est un ouvrage d’art, au sens du génie civil, un pont courbe, sans appui sur près de 60 mètres. Ici aussi l’ingénierie s’est involuée pour ne pas se montrer – des câbles en post-tension sont dissimulés dans le profil, alors doté d’un double jambage formant un caisson visitable ; de même la courbe, continue, parfaitement tendue, alors que l’anneau est un assemblage de segments, incurvés selon quatre courbures en tout et pour tout, afin de ne pas multiplier les moules.

 

VAUBAN ET SUN TZU

Une économie de moyens et de paroles Un prodige, dont tout le mérite revient à Philippe Prost. Cet architecte est fin spécialiste de l’architecture militaire, depuis qu’il s’est intéressé, dans les années 1980, à la citadelle de la Rocca d’Anfo. Ses recherches ont porté sur les fortifications. Elles lui auront permis d’avoir une intelligence stratégique du relief, du paysage, des constructions, vérifiable dans l’implantation et l’accommodement qu’a son anneau avec ceux de Notre-Dame-de-Lorette. Elles lui auront apporté l’économie des moyens, tous tendus vers un seul objectif. Il en aura retenu la sobriété de l’utilité et l’élégance de la précision. Elles lui auront appris l’efficacité, pour un chantier qui n’a pris que neuf mois – le temps qu’il aura fallu entre l’automne 1914 et le printemps 1915 pour que les Alliés emportent la crête aux forces allemandes. Elles lui auront servi à rassembler un état-major compétent – graphiste, paysagiste, éclairagiste, ingénieurs, collaborateurs –, comme à tirer le meilleur des fabricants, des artisans, des entrepreneurs. Elles l’auront formé à négocier les difficultés, à rassembler les intervenants, à fédérer volontés, talents, capacités.

Il y a ainsi du Vauban chez Philippe Prost. Mais aussi du Sun Tzu. Dans la pensée chinoise, la relation ne vient pas – ainsi qu’en Occident – du rapport entre plusieurs objets. C’est elle qui les crée. Il faut, pour le comprendre, se souvenir que les mots chinois ont plusieurs significations, si diverses qu’il serait impossible de les comprendre s’ils n’étaient placés dans une phrase. C’est elle, par la relation qu’elle établit, qui en fixe le sens. Tel cet anneau. Qu’il s’agisse des paysages et des territoires, des vivants et des morts, du passé et du présent, des émotions et des raisons singulières et collectives, des histoires et de l’histoire, il est la relation qui construit le sens de ce qu’il assemble et rassemble, unit et réunit. Comme la langue, il est à la fois le lieu, l’expression, la fabrique et l’exercice de la pensée en commun. Et parce que l’architecture est muette, parce qu’elle échappe à la fatalité de Babel, parce que l’anamnèse, ce travail de la mémoire, défait la mort et éclaire la vie, ce monument a l’évidence de la nécessité.


Retrouvez ci dessous, en exclusivité, les photographies du chantier.



Maître d'ouvrage : Conseil Régional du Nord-Pas-de-Calais 
Maître d’œuvre : Philippe Prost (AAPP), Lucas Monsaingeon (chef de projet), Pierre di Sciullo (graphiste, typographe), Jean-Marc Weill ingénieur-architecte - BET : Raphaël Fabbri (C&E Ingénierie BET structure), David Besson-Girard, Frédéric Reverseau (paysagiste), Yann Toma, Paul Marchessea (création lumière), Bureau Michel Forgue (économiste), Bureau Louis Choulet (BET Fluides, HQE), Artefactory Lab (images et vidéo) 

Entreprises : Eiffage, gros-œuvre étendu ; Citynox, serrurerie et gravure ; Euro-Vert, aménagements paysagers
Surface : 15 000 m² 
Coût : 4 millions d’euros 
Calendrier : études, 2012 ; réalisation, 2014


Lisez la suite de cet article dans : N° 231 - Novembre 2014

Chantier. Le mémorial international de Notre-Dame-de-Lorette<br/> Crédit photo : BOEGLY Luc En contrebas de la nécropole, l'anneau réunit les paysages<br/> Crédit photo : ORTIZ Aitor Coupe transversale<br/> Crédit photo : DR  Le mémorial international de Notre-Dame-de-Lorette<br/> Crédit photo : CAILLE Emmanuel Chantier. Le mémorial international de Notre-Dame-de-Lorette<br/> Crédit photo : BOEGLY Luc Chantier. Le mémorial international de Notre-Dame-de-Lorette<br/> Crédit photo : BOEGLY Luc Chantier. Le mémorial international de Notre-Dame-de-Lorette<br/> Crédit photo : BOEGLY Luc Chantier. Le mémorial international de Notre-Dame-de-Lorette<br/> Crédit photo : BOEGLY Luc Chantier. Le mémorial international de Notre-Dame-de-Lorette<br/> Crédit photo : BOEGLY Luc Chantier. Le mémorial international de Notre-Dame-de-Lorette<br/> Crédit photo : BOEGLY Luc Chantier. Le mémorial international de Notre-Dame-de-Lorette<br/> Crédit photo : BOEGLY Luc Chantier. Le mémorial international de Notre-Dame-de-Lorette<br/> Crédit photo : BOEGLY Luc Chantier. Le mémorial international de Notre-Dame-de-Lorette<br/> Crédit photo : BOEGLY Luc

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