Les architectures technocritiques - Rusticité savante : penser les circuits courts (3/6)

Rédigé par Stéphane BERTHIER
Publié le 03/04/2018

Passerelle de Chjarasgiolu, Corse, 2015

Dossier réalisé par Stéphane BERTHIER
Dossier publié dans le d'A n°261

La passerelle de Chjarasgiolu est située dans la vallée de la Restonica, au cÅ“ur du parc naturel régional de Corse. Livrée en 2015, elle remplace un précédent ouvrage emporté par une crue quatre ans plus tôt, qui assurait l’accès aux bergeries de Grutelle et reliait entre eux des sentiers de randonnée. L’histoire de ce projet commence par un heureux hasard. L’ONF, maître d’œuvre initial, avait établi un dossier d’appel d’offres pour la construction d’une passerelle faite de deux profils métalliques en I de 27 mètres de longueur, qui devaient assurer d’un seul tenant le franchissement de la rivière. Cette conception peu élégante, comme un passage en force dans la nature, était de plus sans doute difficile à réaliser quand on connaît la route étroite et tortueuse qui mène au site depuis Corte. Sur les conseils de l’association Legnu vivu, chargée de promouvoir la filière bois corse, l’entreprise Les Charpentiers de la Corse associée à l’Atelier NAO (Jacques Anglade, ingénieur, et Adela Ciurea, architecte) a décidé de répondre en proposant une variante en bois, comme un démonstrateur des capacités de la filière locale à réaliser un ouvrage complexe, hors des logiques d’importation de matériaux depuis le continent.

 

Lauréate de la consultation, l’équipe proposait une alternative valorisant les circuits courts : la passerelle serait construite en pin laricio, espèce locale endémique qui présente d’excellentes propriétés mécaniques, ainsi qu’en bois dur de châtaignier pour les parties exposées aux intempéries. Fidèle à sa posture critique à l’égard de la construction bois industrialisée dont les produits artificialisés nous éloignent de la nature vivante de la matière, Jacques Anglade trouve ici une nouvelle occasion d’expérimenter ses convictions éthiques1. L’atelier NAO réalise un ouvrage fait de petites sections de bois massif peu transformées et faciles à transporter, dont les assemblages savants font la part belle aux savoir-faire des charpentiers. La structure forme en plan un papillon dessiné par trois fermes de pin laricio qui se croisent en leur centre et s’ouvrent pour se stabiliser au droit de leurs appuis, sur les berges du torrent. Pour souligner encore la légèreté des « petits bois Â», les entraits et arbalétriers sont dédoublés et moisent des crémaillères sur lesquelles repose le platelage de la passerelle. Ce sol est fait de beaux madriers de châtaignier, de 8 cm d’épaisseur par 25 cm de largeur, posés à plat sur les crémaillères, et qui constituent l’emmarchement des rampes. Le garde-corps fait de chevrons de même essence, assemblés à queue d’aronde dans les arbalétriers, accompagne le rythme des emmarchements. Il est couronné d’une épaisse lisse sur laquelle il est agréable de s’accouder au-dessus de la rivière.

 

Structurellement, le nÅ“ud de liaison des entraits concentre près de 100 tonnes d’efforts de traction. Il est fait d’une une pièce métallique mécanosoudée, dessinée sur mesure pour l’ouvrage, tout comme les ancrages sur les rives. Cette disposition mixte bois-acier a permis de réaliser une charpente légère en bois, tout en laissant le soin à l’acier d’assurer la résistance aux efforts de traction, là où les assemblages de bois ne sont pas très performants. La complexité de sa conception tient aussi à sa fausse symétrie, que l’on croirait axiale alors qu’elle est centrale. Cette subtilité du dessin, qui tire parti de la position légèrement désaxée des appuis en béton de l’ancien ouvrage, induit une perception cinétique étonnante à mesure que l’on s’approche de la passerelle. Cet effet dynamique est aussi renforcé par la morphologie de la structure : l’importante hauteur d’une charpente de fermes assemblées générait un risque de déversement qu’il fallait contrer par un élargissement au droit des appuis pour gagner en stabilité, (d’où la forme de papillon), tandis que la largeur au faîtage, très mince, était suffisante d’un point de vue programmatique. Il en résulte deux fortes rampes qui forment un dos d’âne semblable à ceux des ponts génois du XVe siècle, nombreux dans la région. Comme sur ceux-ci, le milieu de la traversée offre alors un belvédère en surplomb sur la rivière et son paysage environnant. À l’inverse, l’évasement au droit des berges accentue l’effet de perspective ascendante autant qu’il constitue une sorte de parvis pour les montagnes qui bordent la vallée. La nature est ici le seul monument.

 

Si cette conception renonce à l’emploi de bois industriels et met en exergue l’art du charpentier, elle n’est pas pour autant le reflet d’une vision passéiste. De même, son apparente rusticité n’en fait nullement un projet low-tech, bien au contraire. Cette structure atypique nécessite une maîtrise approfondie de la conception des charpentes en bois et de leur calcul que Jacques Anglade a acquis auprès de Julius Natterer et Wolfgang Winter, à l’École polytechnique fédérale de Lausanne. Mais ses compétences d’ingénieur ne sont pas ici au service de leur propre représentation, elles viennent accompagner et augmenter les savoir-faire des charpentiers, pour construire avec de petits éléments légers, faciles à transporter dans ce site de montagne. L’expression plastique de l’ouvrage semble vouloir rappeler la mémoire des arbres dont les poutres sont tirées. Les multiples petites sections de bois massif non traité, juste rabotées, pas plus protégées qu’il n’est nécessaire, portent la trace des alternances de la pluie et du soleil. Sous la rudesse du climat, le châtaignier, que l’on dit nerveux, devient âpre, rugueux, se tord et gerce. Ses variations de teintes, du miel au gris argenté, jusqu’à ses tanins qui colorent les massifs de béton des appuis, témoignent du temps qu’il fait autant que du temps qui passe. Un œil rodé à l’esthétique moderne et industrielle y verrait à tort une architecture qui vieillie mal alors que les bois de cette passerelle vivent ici en symbiose avec les éléments naturels de ce site majestueux, dont ils sont issus.

 

1. Stéphane Berthier, « Les charpentes de Jacques Anglade, une contre-culture constructive Â», Criticat n° 17, printemps 2016.

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