Maxence Rifflet, l’image pensante

Rédigé par Jean-Paul ROBERT
Publié le 01/09/2010

Maxence Rifflet (photo Anaïs Masson)

Article paru dans d'A n°193

Dans le cadre du festival Normandie impressionniste, qui conjugue cet été de nombreuses manifestations, le jeune photographe est à l’honneur avec deux superbes expositions, accompagnées d’un bel ouvrage. L’une comme l’autre résultent de commandes qui lui ont été l’occasion de poursuivre une réflexion sur le statut de l’image photographique. Les siennes déconcertent par leur variété et retiennent par leur force : elles sont des sujets.

En 2007, voici trois ans, Maxence Rifflet a été invité par Le Point du Jour à un travail photographique sur la route départementale 650 qui relie Cherbourg à Coutances, sur la côte ouest du Cotentin. Inventée dans les années soixante par les services de l’Équipement, celle-ci avait vocation touristique : il s’agissait moins d’activer des échanges que de permettre au visiteur de jouir de paysages littoraux à la fois singuliers, fragiles et récents. La route franchit les pointes et les dunes, contourne ou traverse les havres, traverse les ports et les champs, non sans malmener l’équilibre instable trouvé entre mer et terre, pêcheurs et paysans. Bien plus qu’une continuité, la route, privée de toute unité qu’aurait pu lui donner l’histoire ou la géographie, marque ainsi une rupture, finalement conforme à son étymologie – via rupta –, ainsi que le note Rifflet dans un des textes qu’il donne avec son travail.

La commande a été pour lui l’objet d’un chemin : celui de la longue réflexion et de la lente maturation qui ont accompagné ses parcours, ses découvertes et ses rencontres. L’une et l’autre sont passées par des lectures et des méditations, au fil des allers et retours entre Paris, où il vit, et ce bout du monde où il s’est rendu à de multiples reprises ; au fil de la plume, encore, pour éclaircir ou coucher ce que pensaient les images qu’il rapportait. Celles-ci sont intuitives, rappelle-t-il : la pensée vient au photographe avant, ou après, mais pas pendant qu’il photographie. Manière de reconnaître l’autonomie des images, qui se livrent en bloc, entières et irréductibles. Il s’est agi pour lui d’en tirer et d’en suivre les fils. Une tresse s’est ainsi développée autour d’elles, sans jamais pourtant qu’elles se réduisent aux notes qui les entourent.


QUAND LES IMAGES CIMENTENT L’ESPACE ET LE TEMPS

Voilà bien la force des images photographiques : elles se révèlent. Elles ne sont pas étrangères au regard qui les a composées, parce qu’il les nourrit. Mais par leur capacité à fixer instant, lumière, mouvement, proximités, à cimenter le temps et l’espace, à faire ou à défaire figure, elles lui échappent et le débordent pour devenir de véritables sujets. Alors peuvent-elles nourrir en retour le regard qui les porte. Bien plus que des documents, ces images sont des œuvres, qui entraînent autant ce qu’elles attrapent que celui qui les prend, qui se jouent d’eux ainsi que le dessin se joue de la main et du cerveau qui le tracent, la peinture du pinceau et de la toile, ou encore la sculpture du ciseau et de la pierre.


LE PARADOXE DU PITTORESQUE

Cet étrange renversement, qui leur donne puissance, relève du paradoxe du pittoresque. Pour les Anglais qui l’ont théorisé au XVIIIe siècle, un paysage pittoresque est un paysage composé comme une peinture. Il faudra alors que l’art du paysage s’efforce, par l’artifice, à tendre au naturel. Impossible mission, si les choses, la vie et le temps n’intervenaient pour composer et décomposer des équilibres toujours changeants. Cette question des rapports mouvants de l’artefact et de la nature s’est aujourd’hui profondément réactivée avec l’écologie. Elle en dessine les divers avatars, qui oscillent entre les pôles extrêmes du construit et du naturel, de la forme et de l’informe, de la culture et de la barbarie, de l’innocence et de la faute.

Le cheminement auquel s’est livré Maxence Rifflet relève de l’élucidation. Les paysages de cette route, qui n’est en rien paysagère (ni, pire, paysagée), sont traversés par la contemporanéité, en cela que leur condition est précaire, à la limite du basculement. Qu’il s’agisse d’une grande marée qui emporte les sables, du sable qui lui-même est pierre effritée, des plantes accrochées à leurs milieux, ou des activités des hommes qui vivent de la terre et de la mer, avec elles et par elles, tous sont traversés par une destinée commune, forgée par des temporalités qui se rejoignent et les menacent.

C’est pourquoi les photographies de Maxence Rifflet ne se laissent enfermer dans aucun des genres par lesquels se définit ordinairement et trop commodément la photographie. Car ce qu’en définitive ces images pensent est la matière même du temps. Aveugle, celui-ci est dégagé de toute morale. Tandis qu’avec les yeux, s’ouvre l’entendement.

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