Régulariser l’informel

Rédigé par Laureline GUILPAIN
Publié le 26/02/2017

Agence Internationale : Poulailler et clapiers bioclimatiques, Quimper, 2016, détail

Article paru dans d'A n°251

Pourquoi des bâtiments informels, inventifs et remplissant la fonction essentielle d’abri accèderaient-ils moins au statut d’architecture que des projets non construits mais sacralisés comme tels dès lors qu’ils sont le fruit d’une commande ou d’une production d’agence ? C’est la question que pose l’exposition de Catherine Rannou au FRAC de Dunkerque, qui, par un processus de mise aux normes de la représentation architecturale, redonne un statut officiel aux constructions invisibles des territoires.

 « L’Agence Internationale, Anne, Jean-Philippe, Richard », exposition espiègle et engagée présentée actuellement au FRAC Nord-Pas-de-Calais, interroge l’identité du projet d’architecture et la notion d’auteur par ses propres codes de représentation. Concrétisation d’une résidence de deux mois dans la ville de Dunkerque à l’invitation de la nouvelle directrice Keren Detton, l’artiste et architecte Catherine Rannou y convie les visiteurs à découvrir le travail de l’Agence Internationale. Une agence d’architecture fictive et collective, dont la production est composée de bâtiments existants souvent autoconstruits, glanés et documentés par l’artiste au cours de ses immersions artistiques régulières des dix dernières années.

Renforçant non sans ironie le sérieux de son propre scénario, le dispositif scénographique mime une exposition d’architecture modèle, grandes tables de travail blanches et vitrées éclairées par des néons rendant de loin les contenus invisibles. Une référence directe au dispositif culte conçu par l’artiste suisse Rémy Zaugg pour l’exposition Herzog & de Meuron au Centre Pompidou en 1995.

Aux côtés des tables composant la pièce bien nommée « l’exposition d’architecture », on trouve une sélection d’œuvres issues de la collection du FRAC. Des projections vidéographiques réalisées par Catherine Rannou et des spécimens de mobilier construits à plusieurs mains à partir de matériaux récupérés dans l’atelier du FRAC complètent le dispositif. Une collection qui compose un argumentaire hybride et hypertextuel à la production de l’Agence Internationale.

 

Renseigner les prototypes de l’informel

 

Catherine Rannou interroge la norme et le standard : les projets de l’Agence Internationale – autoconstructions nichées dans les interstices des territoires ruraux et périurbains – sont par essence hors normes, techniques, urbains mais aussi sociaux. Les prototypes sont composés de rebuts ou de matériaux industriels standardisés : containers, palettes, fenêtres, déclassements des services techniques. Après être débités et transformés par le constructeur, ils seront assemblés pour constituer un édifice unique et non standard.

Des inventions de la nécessité, inventoriés pour leur « intelligence de mode opératoire », comme le précise Catherine Rannou. Ainsi l’Écochalet, abri d’urgence à Grande-Synthe, a été réalisé à partir du bois de palettes de l’industrie dunkerquoise. Elles ont été démantelées grâce à des outils conçus par les membres de l’association éponyme à partir d’un tutoriel web ; le Shelter BRAIN du Pôle, abri scientifique d’observation du cosmos, a été lui construit sur la banquise à partir d’éléments de récupération trouvés dans la station antarctique Concordia.

La mondialisation de l’industrie globalise les matériaux de construction et leurs normes à l’échelle mondiale ; le besoin de construire vite et à moindre coût les déstandardise et les relocalise par le savoir-faire manuel.

 

Représenter pour officialiser les prototypes comme architecture

 

En revendiquant les constructions sous son nom, l’Agence Internationale réalise un travail d’encodage par les outils et le langage de l’architecte. Une opération qui rend « architecturable » des ouvrages invisibles, souvent illégaux, mais bien existants, utiles et ancrés dans le territoire.

Relevés, photographies de chantier ou de détails d’assemblage, archives réunies pendant le temps de résidence : tous ces documents sont ensuite synthétisés et uniformisés sous la forme de maquettes 3D blanches et minimalistes. Ce processus de représentation officialise chaque édifice comme projets d’architecture, leur fait perdre leur statut de pièces uniques, d’histoires individuelles et d’existant, pour former un langage commun et reproductible.

L’identité de leurs créateurs n’est pas pour autant occultée : dans la série de vidéos « Tutoriels ou la poésie du détail », des autoconstructeurs bretons expliquent face caméra un détail de construction de leur habitat. Dans Le quartier du Chemin des Dunes, la voix off de l’architecte Cyril Hanappe raconte d’une manière technique le processus de mise en place d’un projet. Il décrit un quartier informel, réalisé avec ses habitants dans une grande économie de moyens et de matériaux. On comprendra à la fin du récit qu’il s’agit du camp de la Linière, à Grande-Synthe, ce camp qui fut démantelé le jour même du début de la résidence artistique à Dunkerque.

 

Construire, c’est se reconstruire

 

Anne Lacaton, Jean-Philippe Vassal, architectes du majestueux bâtiment abritant le FRAC, et Richard Rogers, à l’origine du premier plan de requalification de l’ancienne zone portuaire de Dunkerque, sont intronisés membres d’honneur de l’Agence Internationale dans sa version dunkerquoise. Une famille temporaire et mouvante, composée à la fois d’autoconstructeurs, d’artisans, d’architectes et d’artistes invités que convoque Catherine Rannou. Une manière de rappeler que l’architecture reste, bien avant son homologation par les normes et les législations, une expérience de la nécessité, celle du toit, et de la fabrique du commun.

 

 

« L’Agence Internationale, Anne, Jean-Philippe, Richard », exposition de Catherine Rannou

Commissariat : Keren Detton

Visible jusqu’au 9 avril 2017 au FRAC Nord-Pas-de-Calais, à Dunkerque.



1 : Agence Internationale : Poulailler et clapiers bioclimatiques, Quimper, 2016 – (détail) Catherine Rannou. Cet ensemble construit dans la campagne bretonne est conçu à partir de matériel déclassé, hors normes, déposé par les services techniques de la ville.

On y trouve des filets de jeux et structures métalliques pour enfants, des grillages de square urbain, des grilles perforées, des frigos. Ce projet complexe permet d’isoler certaines volailles les unes des autres, en fonction des naissances, et offre aux lapins un certain confort thermique été comme hiver. Avec la contribution de Adélie Parat architecte, Isabelle Christien-Maillard autoconstructrice, Production : Art4Context, Centre d’art Le Quartier à Quimper.

 

2 : Agence Internationale : Shelters MSF customisés, la Linière, Grande-Synthe, 2017 –

(détail) Catherine Rannou. La Linière est le premier lieu d’accueil humanitaire en France.

Les collectivités locales, la Mairie de Grande-Synthe et la Communauté urbaine de Dunkerque se sont engagées pour qu’il soit une solution digne et humaine pour les réfugiés à l’échelle du Dunkerquois. Chaque shelter aux normes humanitaires est complété d’extensions bricolées, qui créent des sas thermiques, des cuisines, des vestiaires, des réserves.

Avec la contribution de Adélie Parat architecte, production : FRAC Nord-Pas-de-Calais.

 

3 : L’Agence Internationale a commandé des clichés de son exposition au photographe Philippe Ruault, collaborateur régulier de Lacaton & Vassal.

 

4 : Chaises construites et incrémentées successivement par les régisseurs du FRAC en une heure, à partir de la maquette 3D d’une chaise d’observation des narvals.

© Philippe Ruault, clichés issus de la série L’Exposition, Dunkerque, 2017, FRAC Nord-Pas-de-Calais.


Lisez la suite de cet article dans : N° 251 - Mars 2017

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