« Un coup d'aile ivre » : la fondation Louis-Vuitton

Architecte : Frank Gehry
Rédigé par David LECLERC
Publié le 07/10/2014

« Le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui

Va-t-il nous déchirer avec un coup d’aile ivre

Ce lac dur oublié que hante sous le givre

Le transparent glacier des vols qui n’ont pas fui ! »

Stéphane Mallarmé


Vingt ans après le Centre américain à Bercy, Frank Gehry livre dans le Bois de Boulogne à Paris un nouveau bâtiment pour la fondation Louis-Vuitton, dédiée à la création contemporaine. Le bâtiment est emblématique de sa manière de travailler et des thèmes qui habitent son œuvre depuis son origine. Il marque aussi une nouvelle étape dans l’évolution du travail de l’architecte californien depuis sa dernière œuvre majeure, le musée Guggenheim de Bilbao en 1997.


Située à l’orée du Bois de Boulogne, le long de l’avenue du Mahatma-Gandhi, la fondation s’inscrit dans le paysage à l’anglaise du bois, dessiné par l’ingénieur Alphand et le paysagiste Barillet-Deschamps, à la demande de Napoléon III et du baron Haussmann. Implanté en lisière du Jardin d’acclimatation, le bâtiment a aussi été pensé en relation avec les activités ludiques du parc d’attractions. Grand amateur de À la recherche du temps perdu, Frank Gehry n’ignore pas non plus l’aura littéraire du lieu et les descriptions des promenades que Proust faisait, enfant, dans le bois.

Occupé auparavant par un bowling, le terrain d’un hectare est la propriété de la Ville de Paris. Une convention d’occupation d’une durée de cinquante-cinq ans a été signée en 2007 entre la ville et la fondation, au terme de laquelle le bâtiment reviendra à la ville. Non loin de là, l’ancien musée national des Arts et Traditions populaires, construit en 1969, a fermé ses portes en 2005 et ses collections ont été transférées au Mucem à Marseille. Le contraste entre la composition moderniste de Jean Dubuisson et l’abracadabrantesque enchevêtrement de volumes de Frank Gehry offre un raccourci saisissant de l’évolution de l’architecture durant ces cinquante dernières années.


DUALITÉ

Avec pas moins de huit musées à son actif, Gehry a acquis une grande expérience des programmes muséographiques. En dépit de l’extraordinaire succès du musée Guggenheim de Bilbao, il n’a depuis construit aucun musée important. Le projet du nouveau Guggenheim de New York a été abandonné ; celui d’Abou Dhabi, qui devait initialement être livré en 2013, a été retardé par la crise.

La fondation Louis-Vuitton est une fondation d’entreprise et non une fondation personnelle comme celle de François Pinault à Venise. L’objectif est d’accueillir des événements pluridisciplinaires, des expositions temporaires et des installations d’oeuvres permanentes pour lesquelles des artistes contemporains seront sollicités. Le bâtiment de 11700 m2 comprend 3200 m2 d’espaces d’exposition et un auditorium de 350 places.

La parcelle, de forme allongée, a contraint Gehry à adopter un volume relativement compact s’étirant en limite du Jardin d’acclimatation. Contrairement au Centre américain à Bercy qui était soumis a de fortes contraintes d’alignement et de gabarit (respectées par Gehry non sans certaines difficultés), la situation dans le Bois de Boulogne a permis une plus grande liberté en échappant aux aspects les plus contraignants du règlement d’urbanisme parisien. Le PLU limitait cependant la hauteur constructible et le terrain a dû être creusé, créant un niveau en sous-sol qui profite d’un éclairage naturel. Pour accentuer la sensation de volumes en lévitation et renforcer l’effet de mouvement, le bâtiment émerge au niveau du premier sous-sol sur un bassin d’eau reflétant la lumière.

Dès son origine, le projet repose sur une dualité entre une enveloppe en verre réfléchissant la lumière et le ciel pour atténuer la présence du bâtiment au sein du bois, et la nécessité de créer des volumes opaques pour abriter les espaces d’exposition et répondre aux exigences muséographiques modernes, selon lesquelles la lumière naturelle doit être contrôlée, voire totalement absente. Les douze gigantesques « voiles » qui enveloppent les volumes de « l’iceberg » (nom donné par FOG lui-même, en référence à sa géométrie érodée) évoquent l’architecture des serres des jardins botaniques du XIXe siècle, comme celle d’Auteuil.


ENTRE-DEUX

L’organisation intérieure du bâtiment, qui semble à première vue assez chaotique, est en réalité le fruit d’un long travail – que l’on pourrait qualifier de chorégraphique – de recherche d’un équilibre entre la pondération des masses programmatiques et l’organisation des flux au sein de l’édifice. Au rez-de-chaussée, le bâtiment est scindé en deux à partir d’un hall d’entrée traversant qui offre un accès à l’auditorium d’un côté et à une galerie d’exposition de l’autre. Derrières les façades contorsionnées de l’iceberg, on est surpris de découvrir de simples boîtes rectangulaires. Onze galeries, de tailles et de hauteurs variées, permettent d’accueillir différents types d’oeuvres et formats d’exposition. Dans ces espaces relativement flexibles et neutres demandés par le maître d’ouvrage, le visiteur peut avoir un rapport « serein » avec les oeuvres. Mais contrairement aux salles d’exposition en « enfilade », qui communiquent les unes avec les autres et imposent un parcours, le visiteur est ici libre d’aller d’une galerie à une autre en empruntant des passages sinueux et des escaliers qui lui font découvrir la véritable morphologie du bâtiment. C’est précisément dans ces entredeux que Gehry révèle son talent de metteur en scène. L’architecte assume cette dimension sculpturale de l’enveloppe qui peut s’émanciper des contingences fonctionnelles pour incarner la dimension publique et émotionnelle de l’édifice. Loin d’être un masque plaqué sur un corps étranger, comme l’était le hangar décoré de Robert Venturi, elle est un lieu habité, parcouru, qui participe pleinement à l’expérience spatiale du bâtiment.

Le principe est assez similaire au Walt Disney Concert Hall à Los Angeles, où l’espace entre la boîte acoustique de la salle de concert et les voiles extérieures qui l’enveloppent sert de lieux de circulation et de sociabilité du philharmonie. Mais tandis que ce bâtiment est centripète, en se protégeant derrière ses façades d’acier inox pour encourager une communion autour de la musique, la fondation Louis-Vuitton est centrifuge. En adoptant une carapace transparente, le visiteur est projeté dans cet entrelacs de structure et de verre, et au-delà vers les spectaculaires points de vue que ces espaces périphériques offrent sur le bois et sur la ville. Le bâtiment est aussi pensé comme une topographie artificielle que l’on escalade pour s’y promener et accéder à des terrasses en toiture, surplombées par la canopée des voiles de verre. La fondation Louis-Vuitton s’inscrit en cela dans la tradition des fabriques de jardin, de facture parfois extravagante, qui construisent un point de vue pittoresque sur l’environnement dans lequel elles s’inscrivent.

Gehry a déjà exploré cette stratégie de la double peau dans sa propre maison, construite à Santa Monica en 1978 (et remodelée en 1991), où il a emballé un bungalow des années 1920 avec une nouvelle peau faite de contreplaqué, de tôle ondulée, de grillage et de verre. Mais la sensation de bricolage et la palette de matériaux « pauvres » qui étaient sa signature à l’époque ont aujourd’hui disparu au profit d’impressionnantes prouesses structurelles et d’une mise en oeuvre d’un luxe inouï.


ÉQUILIBRE INSTABLE

Il va sans dire que cette architecture a nécessité de relever de nombreux défis constructifs et technologiques. Les façades de l’iceberg sont recouvertes de 19 000 plaquettes de Ductal blanc moulés à partir des données digitales du projet. Les 13500 m2 de verrière à double courbure sont constitués de panneaux uniques cintrés sur-mesure. Le verre est pixélisé pour lui donner une teinte légèrement blanche qui s’accorde avec l’« iceberg », tout en conservant une surface réfléchissante et sensible à la lumière. La perception de la structure qui supporte les voiles est aussi atténuée par ce film.

Gehry a toujours voulu montrer la manière dont les choses sont construites. Dès les années 1970, à Los Angeles, il remarque que les bâtiments sont plus beaux en chantier que finis. Il exposera dans ces premières maisons ce squelette de bois dissimulé habituellement sous une peau de plâtre et des oripeaux décoratifs. Plus tard, la plasticité de l’espace prend souvent le dessus sur l’expression de la structure ; celle-ci est alors est exagérée, pour prendre la forme de colonnes surdimensionnées ou de compositions arborescentes.

En dissociant la structure porteuse de « l’iceberg » de celle qui soutient les voiles de verre et en conservant cette dernière à l’extérieur, Gehry a pu librement l’exposer et la faire participer à la dynamique d’ensemble du bâtiment. Le choix du bois lamellé-collé, présenté à l’origine comme un gage de développement durable, a dû être complété par des manchons en acier pour obtenir une inertie suffisante, ce qui donne au bâtiment une touche high-tech, inédite dans l’oeuvre de l’architecte. Le soin apporté au dessin des différentes composantes structurelles et aux platines d’accroche sur les volumes de l’iceberg – qui sont étonnamment valorisées – témoigne aussi du savoir-faire des ingénieurs de RFR.

On reproche souvent à l’architecture « expérimentale » de privilégier la forme aux détriments d’une véritable pensée constructive ; d’où la déception trop souvent ressentie quand on passe de l’image aguicheuse du rendu au bâtiment construit (le carreau des halles, au coeur de Paris, en est déjà un exemple). Combien de « blobs » ont tenu leurs promesses ? On peut reprocher à Gehry son absence de rationalité constructive. Il est par contre difficile de rester insensible à la puissance de cette surprenante structure en équilibre instable qui se dresse sur la carapace de l’iceberg pour venir soutenir les voiles de verre.


MOUVEMENT FIGÉ

Le thème du mouvement figé obsède Gehry depuis ses débuts. Il trouve sa première incarnation architecturale dans le musée Vitra en 1989. Mais son expression la plus aboutie est peut-être au Bois de Boulogne. L’idée de mouvement semble à première vue contradictoire avec le principe même de stabilité inhérent à l’architecture. Pour Gehry, l’architecture ne peut rester insensible au mouvement qui caractérise le monde d’aujourdhui. Tandis qu’à Bilbao le bâtiment est animé par une torsion verticale, à la fondation Louis-Vuitton le mouvement est plutôt transversal, comme si ses volumes avaient été emportés par une bourrasque.

En fonction des points de vue, les images et les métaphores qui surgissent de ce chaos ne manquent pas : nuage de verre, vaisseau avec ses voiles gonflées par le vent, insecte en cours de mue. L’équation est complexe pour que ces sensations de chaos et de mouvement figé soient porteuses de véritables qualités spatiales et produisent un bâtiment irréprochable d’un point de vue fonctionnel. Cela n’est possible que par un travail de va-et-vient entre les croquis, les maquettes et la modélisation informatique pour que l’ensemble des contraintes programmatiques soient intégrées à la conception du projet dès son origine.


MUCH ADO ABOUT NOTHING ?

L’hypercomplexité du bâtiment soulève de nombreuses questions. Gehry n’est-il pas allé trop loin ? La fondation Louis-Vuitton est-elle le reflet d’un style décadent, comme le baroque tardif qui privilégiait les effets décoratifs ostentatoires à de véritables innovations spatiales ? Gehry ne serait-il pas victime de CATIA, le logiciel qu’il a façonné durant ces vingt dernières années1 et qui aurait ouvert la boîte de Pandore en lui offrant un répertoire de formes illimité difficilement constructible auparavant ? Seule l’expérience du bâtiment lui-même pourra apporter des réponses à ces questions et nous dire si le jeu en valait la chandelle. Il faut toutefois rappeler que l’architecte, depuis quarante ans, n’a jamais changé sa manière de travailler. Comme il le répète souvent, il ne sait même pas allumer un ordinateur. Dans son agence de Los Angeles, il procède toujours en suivant la même méthode, à partir de croquis et de maquettes physiques à différentes échelles, qui sont progressivement digitalisées, pour fabriquer une maquette virtuelle en 3D.

C’est donc toujours cette même approche hands on et intuitive qui prévaut encore aujourd’hui. L’architecte se démarque en cela radicalement de l’architecture dite « non standard », qui privilégie une conception digitale des formes architecturales. Gehry sera probablement accusé une nouvelle fois d’être un sculpteur plutôt qu’un architecte, comme Kenneth Frampton l’avait souligné. Mais réduire son oeuvre à un formalisme, c’est refuser de voir l’extraordinaire travail sur l’espace et la lumière qui est au coeur de sa démarche. Gehry a toujours pensé l’architecture de l’intérieur vers l’extérieur. Certains diront que tout ce fatras de verre et Ductal est absurde puisqu’il ne sert qu’à abriter des galeries d’exposition somme toute assez conventionnelles. Les voiles de verre qui enveloppent le bâtiment sont aussi critiquables si l’on se place du point de vue vitruvien de l’utilitas. Gehry récuse cette idée qu’elles ne seraient que simple décoration ne servant à rien. C’est l’émotion que procure l’architecture qui est primordiale, selon lui, et c’est à travers elle que l’architecture communique.

On peut aussi se demander si cette audace architecturale et cette surenchère formelle n’ont pas été encouragées par Bernard Arnault lui-même pour épater son futur public et faire de sa fondation la vitrine de son groupe de luxe ? Le choix de Frank Gehry est loin d’être neutre dans la stratégie de communication de LVMH. Comme le musée Guggenheim pour la ville de Bilbao, la fondation va probablement devenir l’emblème du groupe en incarnant sa capacité d’innovation. Aucune information n’a été communiquée concernant le coût de construction final, le budget annoncé de 100 millions d’euros ayant probablement été dépassé. Comme à Bilbao, il sera remboursé rapidement par les profits commerciaux qu’en tirera le groupe. À 84 ans, Gehry ne s’intéresse pas à ces polémiques. Il poursuit ses recherches avec une vitalité surprenante, une certaine humilité mais aussi beaucoup de doutes et de questionnements sur son propre travail, ce dont témoigne l’entretien qu’il nous a accordé.


A lire également : Entretien avec Frank Gehry



Maîtres d’ouvrage : Fondation Louis Vuitton ; Bernard Arnault, Président
Maîtres d’œuvre : Frank Gehry (architecte) ; Gehry Partners ; Gehry Technologies ; Inc. Atelier Lieux Et Paysage; Maîtrise d’œuvre d'exécution : Studios Architecture; BET : Setec Bâtiment ; L'Observatoire International / Ingelux Setec Bâtiment ; RFR + T/E/S/S (structure façades verre et Ductal) ; Lamoureux (acoustique) ; Nagata Acoustics (sound designer auditorium)
Entreprise générale : VINCI Construction
Terrain : 1 ha; Hauteur : 48,5 m; Surfaces : 11,700 m2  (totale) ; 3,267 m2 (11 galeries d'exposition) ; 653 m2 (hall) ; 563 m2 (auditorium, 350 places)

coût estimé: 900 000 000 €
Première esquisse : 2005
Livraison : octobre 2014


Lisez la suite de cet article dans : N° 230 - Octobre 2014

Le bâtiment vu depuis le Jardin d'acclimatation<br/> Crédit photo : BAAN Iwan Le bâtiment vu depuis l'avenue du Mahatma-Gandhi<br/> Crédit photo : CAILLE Emmanuel Modélisation montrant les différentes strates du bâtiment : les volumes de l'iceberg, la structure intermédiaire et les voiles de verre<br/> Crédit photo : DR  Modélisation montrant les différentes strates du bâtiment : les volumes de l'iceberg, la structure intermédiaire et les voiles de verre<br/> Crédit photo : DR

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