Une brève histoire de l’isolation (6/10)

Rédigé par Hubert LEMPEREUR
Publié le 22/03/2017

Autoportrait filmé en 16 mm. Avec sa caméra, Le Corbusier a réalisé en 1936-1937 des milliers de photogrammes, principalement sur des sujets privés, des paysages, etc.

Article paru dans d'A n°252

Épisode 6/10 – Le confort intégré


Les précédents épisodes du feuilleton ont laissé les architectes à l’orée de la Seconde Guerre mondiale, aux prises avec une grande variété de produits et de procédés d’isolation, tandis que Le Corbusier s’appliquait à mieux accorder architecture, physiologie et biologie. Affermies durant l’Occupation, les théories corbuséennes ont largement synthétisé et catalysé les fantasmes et attentes de l’époque, préparant le tournant « brutaliste » des années 1950. 

Même Reyner Banham en convient : « L’estime sans égale dont jouit Le Corbusier parmi les architectes fait de lui une cible trop commode pour la critique, un colosse dont on s’attend trop manifestement à ce qu’il ait des pieds d’argile. Il faut résister à la tentation de voir en lui le plus manifestement coupable de sa génération en matière de gestion de l’environnement1. » En l’occurrence, le critique anglo-américain commente les dispositifs artificiels de chauffage, refroidissement, ventilation et éclairage employés par Le Corbusier, mais sa remarque demeure valable si l’on restreint l’analyse aux seuls dispositifs passifs de contrôle des ambiances et d’isolation. Le Corbusier n’a en effet pas simplement mis en avant le pouvoir de la machine, et il faut rappeler que son « mur neutralisant » allie la circulation mécanique d’air chaud ou froid à des parois doubles ou triples dénommées « membranes », terme issu des sciences du vivant et de l’anatomie. Celles-ci peuvent être vitrées, mais aussi opaques, incorporant alors un isolant2. De fait, au-delà de ses expérimentations de fenêtres isolantes, Le Corbusier a également précocement utilisé les premiers isolants, qu’il a abordés, comme le reste de sa génération, par l’acoustique. Il livre ainsi en 1925 un manifeste en forme de ready-made dans son projet de la villa Meyer, qu’il organise autour d’un noyau en liège : « Le tambour de service ! Au beau milieu. Bien sûr ! Pour qu’il serve à quelque chose. On le fait avec des briques de liège qui l’isolent comme une cabine de téléphone ou un thermos. Drôle d’idée ! Pas tant que ça… C’est simplement naturel. » C’est aussi l’aspect modulaire et standardisé d’une partie des premiers isolants qui retient l’attention de Le Corbusier : ceux-ci sont utilisés en briques ou en panneaux, suivant des principes largement développés pour la préfabrication légère des baraquements du premier conflit mondial. De la sorte, toujours en 1925, le pavillon de l’Esprit nouveau emploie des panneaux de Solomite. Ce produit phare de l’entredeux- guerres, disponible à partir de 1923, consiste en des panneaux de grande dimension en paille compressée liée par des fils de fer, enduit à la main ou par projection, utilisables comme composant de construction ou de remplissage isolant. Dans ces deux exemples, briques de liège et panneaux de paille, le matériau isolant fait potentiellement corps avec l’architecture : loin d’être simplement rapporté, il la détermine et la « préfabrique ». C’est en accord avec de telles logiques d’intégration que le métallier genevois Edmond Wanner commande à Le Corbusier en 1929 une « villa-essai » devant préfigurer un lotissement, en adaptant le plan de la maison Citrohan à ses systèmes d’ossature métallique et à la construction en Solomite. Soulignons que Wanner est à l’époque également dépositaire de plusieurs systèmes d’isolation, avec, outre le Solomite, des produits à base de liège ( Surexpur), de varech (Arki) ou encore d’amiante. On retrouve de tels procédés (Solomite, Arki) à l’immeuble Clarté, dont la commande par Wanner est issue de ces premières réflexions. Le Corbusier les généralisera dans ses autres opérations : citons, à l’Armée du salut, l’utilisation d’Insulite, d’Héraclite et de Celotex (respectivement dérivés de bois et de canne) ; au Pavillon suisse, de Solomite et d’Eternit, etc. Certains de ces essais connaissent des échecs patents, notamment lorsque les logiques d’assemblage prennent le pas sur celles de l’incorporation, et font défaut : à l’Armée du salut et au Pavillon suisse, l’acoustique des cloisons séparatives sur ossature est ruinée, entre autres, par la jonction avec le pan de verre en façade. Ces difficultés coïncident avec l’échec des projets « machinistes » de Le Corbusier, rejetés ou inaboutis. Et c’est parvenu à ce point que le maître s’applique à conduire davantage son « scientisme » du côté de la biologie que des promesses de la machine, et à renforcer l’adaptation aux données climatiques naturelles plutôt que l’équipement technique. Son intérêt pour la physiologie et l’épanouissement corporel est ancien, nourri dès 1920 par le compagnonnage du docteur Pierre Winter, qui voit en lui un « Biologiste (avec un grand B) », un « Sociologue (avec un grand S) », ainsi qu’un « athlète3 ». Mais c’est en particulier un autre médecin, adulé de Winter, le docteur Alexis Carrel, prix Nobel de médecine en 1912 et sinistre théoricien de l’eugénisme, qui lui permet d’approfondir son discours. Formulé dans un best-seller international de 1935, L’homme, cet inconnu, l’appel de celui-ci à substituer des classes biologiques aux classes sociales et à instituer une « biocratie » fournit à Le Corbusier matière à dépasser les prétentions les plus excessives de « neutralisation » climatique qu’il a pu exprimer jusque-là. L’idée de Carrel d’un ordre biologique susceptible de déterminer un nouvel ordre social, libérant la vie spirituelle, suppose une architecture capable de prendre en compte les « propriétés de l’être humain » et son « pouvoir d’adaptation », ainsi qu’il l’écrit à Le Corbusier en 19374. Le Corbusier prend conscience que la neutralisation climatique ne doit pas conduire au point où « l’homme s’accoutume (…) à vivre dans une atmosphère de serre chaude dans laquelle il s’engourdit et s’étiole ». Car « la vigueur de l’animal humain se mesure à son élasticité, sa capacité de résistance aux écarts de température », comme l’affirme Carrel, repris par Auguste Perret, qui donne cette citation dans ses propres notes sur l’isolation thermique, définie comme simplement destinée à protéger « contre les variations excessives de température extérieure5 ». Le Corbusier se livre à une cour éperdue auprès de Carrel, en plein accord avec sa science dite « humaniste », qu’il résume lui-même par une assertion sans appel : « Le bien-être anéantit les races. » En ces temps troublés, l’idée d’une rupture nécessaire et d’un ordre nouveau s’est imposée, incarnée par Pleins pouvoirs de Jean Giraudoux, paru en 1939. Le 15 octobre 1939, Le Corbusier adresse à l’écrivain, futur préfacier de La Charte d’Athènes, et alors haut-commissaire à l’Information, des lignes exaltées : « Voici qu’une porte s’ouvre, et nous allons passer, pouvoir passer à la suite de circonstances extraordinaires. […] Tout est disponible, non pour détruire mais pour construire, non pour tenter des essais chimériques, mais pour poursuivre la loi, la règle […]. Vous avez vissé dans le corps du pays votre Pleins pouvoirs : je rédige en ce moment Sur les quatre routes (de terre, d’eau, de fer et d’air), un double de votre livre, sur le plan de la réalité technique. » Le Corbusier inonde de courriers Jean Paulhan, qui figure alors parmi les conseillers les plus influents de l’équipe Gallimard, éditeur de Pleins pouvoirs et pressenti pour publier Sur les quatre routes, lui écrivant le 17 janvier 1940 : « Le Dr Alexis Carrel, qui est en plein accord avec mes idées, m’a autorisé à lui dédier ce livre. Sur la demande de l’éditeur, il consentirait certainement à rédiger une préface. » Le 10 juillet 1940, il ajoute avec un opportunisme désemparant : « Ce livre était écrit pour la victoire. Il n’y a pas un mot à changer, en cette peut-être salvatrice défaite. » Tout à ses compromissions, Le Corbusier ne verra pourtant pas son rêve réalisé : l’ouvrage paraît en 1941, mais sans la signature de Carrel. Alors qu’il s’est attelé avec François de Pierrefeu à la rédaction de son nouveau livre, La Maison des hommes, Le Corbusier sollicite à nouveau Carrel. Il faut dire qu’entre-temps, avec le soutien de la Fondation Rockefeller, ce dernier a rencontré Pétain et s’est engagé dans l’aventure de la Fondation française pour l’étude des problèmes humains. Créé par une loi du 17 novembre 1941, cet ancêtre sulfureux de l’Institut national d’études démographiques (INED) propose, comme le rappelle Carrel à Le Corbusier « parmi ses diverses activités, (…) de dégager quelques règles essentielles d’habitation », en attachant « une très grande importance à l’influence du milieu sur l’être humain ». Le Corbusier figurera bientôt dans l’organigramme de la Fondation Carrel à titre de conseiller technique du département de Bio-sociologie, sans, à son grand dam, y jouer un rôle solide6, ce qui, certainement, tout comme l’échec de son séjour à Vichy, contribuera malgré lui à le protéger à la Libération. L’intrigant a néanmoins trouvé en Carrel un allié de taille, en vue du « retour des conditions de nature dans l’habitation de l’homme », thème d’une conférence qu’il semble tenir à la Fondation le 19 février 1943. Autre fait encore plus déterminant, une fidèle complicité naît entre Le Corbusier et André Missenard, « vice-régent » de la Fondation, dont il a suscité la création. Polytechnicien, professeur aux Arts et Métiers, responsable d’un cours de thermique à l’École spéciale des travaux publics (1932-1942), spécialiste du « conditionnement de l’air », Missenard (1901-1989) est lui aussi auteur de livres à ambition « humaniste », avec en particulier L’Homme et le Climat, paru en 1937, dans lequel il analyse l’action du climat sur la santé et l’activité physique, sexuelle et intellectuelle et conclut : « Par une ironie navrante, il semble que tous les progrès réalisés dernièrement tendant à régulariser la température aillent à l’encontre du but logique. Et les vieux chauffages irréguliers et insuffisants seraient plus sains que certaines installations modernes beaucoup plus perfectionnées. » Dans la préface de cet ouvrage, Carrel met en question les « climats nouveaux établis par les ingénieurs et les architectes » et la façon dont « nous nous isolons par des murs qui (…) déforment le champ électrique et absorbent plus ou moins les radiations pénétrantes externes ». En 1950, dans les pages de Techniques et architecture, Missenard, après avoir cité Carrel, récapitule des principes alors très partagés – notamment par les centaines de milliers de lecteurs de L’homme, cet inconnu : « Les conditions de neutralité thermique (…) doivent être suffisamment fréquentes pour permettre à l’homme de donner toute sa mesure. Mais l’expérience montre que les hommes élevés sous des climats trop aimables manquent d’énergie » et que « l’uniformité de la température n’est pas favorable à l’activité humaine ». Il insiste également sur l’importance du degré hygrométrique, de la température résultante et du rayonnement. Ce principe d’une action à la fois circonstanciée et mesurée en matière de contrôle climatique des bâtiments se retrouve dans les études conduites par l’architecte Félix Dumail au sein de la Fondation Carrel, qui aboutissent en 1947 à la publication par l’INED de la première grande enquête par sondage sur les « Désirs des Français en matière d’habitation urbaine ». L’on sera surpris d’y apprendre que nos lointains ancêtres auraient rêvé d’une chambre à 15 °C, ou d’une chambre compartimentée entre zones à 12 et à 18 °C ! Évidemment, dans le contexte de pénurie et de volontarisme de l’immédiat aprèsguerre, cette tempérance rencontre un écho parfait dans le slogan d’Adrien Spinetta, directeur de la Construction au sein du ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme : « Il faut faire simple et rustique7. » Au regard d’un tel programme, il est clair que les bâtiments de cette époque ne sont devenus de dispendieuses « passoires thermiques » que du fait de l’usage que nous en faisons désormais. Et ce d’autant plus que leur rusticité ne préjugeait pas d’une absence de réflexion ou de projet, au-delà des vieilles lunes struggleforlifistes et moralistes de Carrel. Il existe ainsi un ordre architectural, une essence de l’architecture de la Quatrième République, entre austérité, bonhommie et art savant, dont le laboratoire corbuséen des années 1950, du cabanon de Cap-Martin à Chandigarh, apparaît comme une chambre tantôt d’essai, tantôt d’amplification. Comme l’envisagera Banham, encore lui, dans son ouvrage de 1966, The New Brutalism : Ethic or Aesthetic ?, le tournant « brutaliste » ne vaut pas simplement pour sa force plastique, il ressortit à une éthique qui condense les attentes de son époque tout autant que ses disponibilités techniques. Cette architecture « brute » et vitaliste est désormais centrée sur l’incorporation des fonctions d’isolation, avec des dispositifs comme le « pan de verre aménagé » des maisons Jaoul ou comme le brisesoleil qui s’imposera à l’Armée du salut. Pour en comprendre les ressorts, l’on poursuivra dans le prochain épisode du feuilleton le récit de la collaboration de Le Corbusier avec Missenard, qui non seulement le conseille régulièrement, notamment pour la grille climatique de Chandigarh, mais aussi dont l’entreprise de chauffage et de conditionnement d’air oeuvre sur nombre de ses chantiers majeurs. Simultanément, l’on analysera quelquesunes des premières opérations d’État, telles que le SHAPE Village de Fontainebleau de Marcel Lods et Maurice Cammas, qui à la Libération ont donné naissance à la préfabrication intégrale du bâtiment. Ces prototypes, qui apparaissent comme le miroir réaliste de la poétique corbuséenne, reflétant et prolongeant ses préoccupations d’incorporation climatique à un niveau quasi « clinique », montraient une voie sobre, exigeante et optimiste, mais restée inaccomplie, de ce qu’auraient pu être les « Trente Glorieuses », avant qu’elles ne s’emballent dans des logiques plus mortifères.   

 

Prochain épisode : Le napalm, c’est bon, c’est chaud.  

 


1. L’Architecture de l’environnement bien tempéré, Édition HYX, édition française de 2011, p. 167. 

2. Pour le Centrosoyouz de Moscou, les membranes non vitrées devaient se composer d’un habillage de 12 cm de pierre de tuf, 7 cm de ciment armé, 1 ou 2 cm d’isolant type Celotex ou Insulite, un vide d’air de 8 à 10 cm, et une paroi interne en ciment léger de 4 ou 5 cm. Voir fonds d’archives Gustave Lyon, notes de M. Krug-Basse.  

3. OEuvre complète 1934-1938, Zurich, Éditions Dr. H. Girsberger, 1938, p. 13-15. 

4. Les divers éléments de correspondance cités ici et dans la suite du texte proviennent des archives de la Fondation Le Corbusier. 

5. Cf. ses textes préparatoires pour L’Encyclopédie française, conservés dans son fonds d’archives. 

6. Cf. Hubert Lempereur, « La Fondation Carrel (1941-1945), Le Corbusier et Félix Dumail : portraits d’architectes en biosociologues », fabricA, n° 3, novembre 2009, p. 42-69. 

7. Séance du Cercle d’études architecturales du 7 juillet 1952. Archives Dumail. 


Lisez la suite de cet article dans : N° 252 - Avril 2017

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