Une brève histoire de l'isolation 9/10

Rédigé par Hubert LEMPEREUR
Publié le 06/09/2017

Coupe d'une maison "Murondin" par Le Corbusier, 1940 : "logis provisoire" pour sinistrés de la débâcle en pisé, branchages et autres techniques.

Article paru dans d'A n°256

Épisode 9/10 : Isoler dans un monde « conservateur-libéral-socialiste »  

 

L’épisode précédent a laissé le monde de l’isolation en proie à la contestation montante de l’évolution des sociétés industrielles, au moment où le choc pétrolier de 1973 rend largement visibles les virtualités d’un désastre annoncé. Face aux limites du mouvement de Mai 1968, une frange significative de la population, jeunes gens en recherche d’idéaux mais aussi intellectuels, scientifiques, artistes, architectes, s’essaie à un pas de côté, sans toujours parvenir à s’arracher à la désillusion.  

Malgré le développement spectaculaire des isolants industriels, il est toute une école constructive qui n’a jamais cessé de croire en une réponse fondamentale et non techniciste aux enjeux thermiques et énergétiques de l’architecture. Un architecte aussi important qu’Auguste Perret avait excellemment représenté ce point de vue selon lequel l’isolation était seulement destinée à protéger « contre les variations excessives de température extérieure ». Cette position est par exemple reprise dans le rapport n° 1 du 19 mars 1943 de la « Commission consultative supérieure du chauffage, de la ventilation et du conditionnement de l’air1 », dont l’exposé liminaire entérine le rejet de la parfaite neutralité thermique, au profit d’une maîtrise et d’un nivellement mesuré des amplitudes climatiques, en accord, précise-t-il, avec le sens premier du mot « confort » ou de l’anglicisme « comfort » : « ce qui fortifie ». 

Cette approche, encore relayée dans l’immédiat après-guerre par André Hermant ou André Missenard à travers la presse architecturale, n’a pas simplement nourri un mouvement réactionnaire illustré par les digressions eugénistes du docteur Carrel, mais a aussi donné source à un élan en faveur d’une meilleure connaissance des dispositifs constructifs et climatiques vernaculaires, au moment où ils tendaient à disparaître. À partir de ces analyses, les modernes eux-mêmes n’ont pas attendu les hippies pour revenir à la ferme : l’on pourra citer évidemment, parmi leur génération centrale, Albert Laprade et ses carnets, ou encore Le Corbusier et ses maisons « murondins » d’avril 1940. Mais l’épisode le plus remarquable de ce mouvement est l’entreprise d’inventaire engagée par l’architecte et polytechnicien Urbain Cassan et par Georges-Henri Rivière, fondateur du musée des Arts et Traditions populaires en 1937, lorsque, à partir de 1941, ils enrôlent une cinquantaine de jeunes architectes dans le « chantier intellectuel 1425 », les faisant au passage échapper au STO. 

Ils auront pour mission de relever et d’analyser l’habitat rural régional : parmi eux, plusieurs protagonistes issus de l’atelier de la rue de Sèvres, dont Jean Bossu, envoyé en Vendée, et Louis Miquel dans les Alpes-Maritimes et les Alpes-de-Haute- Provence. Sous la houlette de l’architecte-urbaniste Paul Dufournet, tous deux oeuvreront ensuite dans la Somme avec Pierre Dupré, Maurice Grandjean, ainsi qu’avec l’ingénieur Robert Le Ricolais. Les chantiers de la Cité des cheminots de Tergnier (1945-1946) et surtout du village témoin du Bosquel (1945-1949) sont emblématiques d’une approche qui, sans renier ses idéaux de « modernité » spatiale et constructive, réapproprie des dispositifs et ressources de terrain. Au Bosquel, la ferme Quesnel est ainsi pour partie construite en béton de terre stabilisée et avec des charpentes en petits éléments de bois, qui anticipent les recherches postérieures de Le Ricolais aux États-Unis sur les structures légères. Construction en terre et structures légères seront bientôt extrêmement prisées des autoconstructeurs et architectes de la contre-culture américaine puis européenne. 

Ces derniers auraient d’ailleurs pu se reconnaître dans l’affirmation de Dufournet qui, cité non par hasard par l’historien de la « longue durée » Georges Duby, se dit persuadé de la permanence non seulement « des besoins humains depuis le néolithique » mais aussi de la « mentalité prémachiniste fondée sur l’économie des moyens, la juste adaptation aux besoins, la loi de moindre effort, avec, parfois, la recherche de l’inutile2 ». Tout autant qu’ils auraient sans doute été surpris de se savoir en pleine adhésion avec un ingénieur comme Roger Cadiergues, l’« inventeur » du génie climatique en France, qui avait écrit en 1953 : « On peut découvrir également dans les anciennes cités, et même les simples habitations rurales, une grande adaptation au climat. Au soin de joindre à un ensoleillement favorable une orientation adaptée aux vents dominants, s’ajoute souvent même une très intelligente utilisation de ceux-ci […] comme protection thermique (ventilation des combles) ou comme agent d’élimination de l’humidité3. » 

Autrement dit, les « barbus communautaires bricoleurs » sympathiquement moqués par Reiser4 ont fait la révolution, comme souvent, en montant sur les épaules de leurs pères ou grands-pères. L’on trouvera d’ailleurs au moins une filiation assumée dans le fameux Catalogue des ressources, où figure en bonne place le non moins fameux L’Architecture rurale et bourgeoise en France édité en 1942 chez Vincent, Fréal et Cie par Georges Doyon et Robert Hubrecht. La référence est ainsi commentée : « Cet ouvrage d’architectes qui, pour une fois, n’est pas écrit pour la seule satisfaction des auteurs […] n’a pas trouvé son pareil. Toujours à chaque parution, il reste le manuel indispensable. » Publié en trois volumes entre 1975 et 1977, Le Catalogue des ressources, avatar français du Whole Earth Catalog – sorte d’encyclopédie hippie parue à partir de 1968 –, compile sur plus de 800 pages tout ce qui peut conduire aux voies de l’autonomie et du plaisir : recettes, adresses, bibliographie, etc. Dans le volume I, « Nourriture, Vêtement, Transports, Habitat », force est de constater que le thème de l’isolation est quasi absent, hormis une simple page qui pille une documentation de Saint-Gobain relative à l’« épaisseur rentable d’isolation (ERI) ». 

À travers ce best-seller comme au filtre d’autres sources plus confidentielles, il est patent que les autoconstructeurs ne s’intéressent que peu aux isolants en tant que tels, préférant recourir à des matériaux négligés ou récupérés : bois, terre, pierre, pneus, bouteilles, etc., dont les « performances » et caractéristiques ne sont pas simplement thermiques. Certes, les dômes géodésiques, « hypardomes » et autres « zomes », souvent assortis de l’usage de « la mousse miracle5 » de polyuréthane et de divers autres plastiques, ont, au moins aux États-Unis, été les stars de l’immédiat après-68, mais ils ont rapidement été abandonnés. Ainsi, malgré leur succès aussi immense qu’immédiat, et malgré la reconnaissance du maître Richard Buckminster Fuller himself, Lloyd Kahn, éditeur du Domebook One (1970) et du Domebook 2 (1971), revient radicalement sur ses théories dès 1973. Dans un nouveau recueil à succès, Shelter6, il livre en particulier un texte d’autocritique, « Smart, but not wise », dans lequel il précise : « avec le recul du temps, notre travail sur les dômes nous paraît ingénieux : l’utilisation des mathématiques, des ordinateurs, des matériaux chimiques… », mais l’habitabilité des constructions issues d’un travail de géométrie et de statique « sans sagesse » est défaillante, et « la technoplastique de l’homme blanc » pose intrinsèquement problème. En effet, les matériaux plastiques « ne durent pas longtemps », sont « très chers comparés aux matériaux traditionnels », d’un prix qu’on peut décrire comme « proportionnel au dommage écologique que [leur] extraction et transformation font subir à la Terre » et, de surcroît, ils sont toxiques et très dangereux en cas d’incendie. 

« Avoir essayé tous les plastiques possibles » et les autres matériaux chimiques ou industriels tels que les laines de verre durant des années en a « absolument dégoûté » Kahn. S’il faut, dit-il, préférer par principe le « bois » au « pétrole » et, de façon générale, les matériaux et sources d’énergie naturels, il réfute pour autant toute nostalgie, justifiant son approche par une nécessaire résistance à la « course aux matériaux chimiques » qui conduit à des temps « apocalyptiques ». Steve Baer lui-même, multiinventeur et fondateur de la Zomeworks, entérine l’idée de décourager ceux qui veulent fonder une communauté en Arizona ou dans le Wisconsin de construire un zome, qui va fuir, sera pénible à habiter et « pauvre au point de vue de la forme » : « Allez là où vous voulez aller, trouvez des maisons construites avec des matériaux locaux, étudiez-les de près, et inspirez-vous[-en] pour construire les vôtres. » Il n’y a pas d’antitechnologie dans cette évolution, Kahn et Baer poussant chacun à développer la construction la plus appropriée à son contexte et à la meilleure connaissance possible des phénomènes statiques et hygrothermiques. Dans sa propre maison de Corrales, Steve Baer mêle ainsi briques d’adobe, barils d’eau peints en noir et panneaux sandwich en aluminium manoeuvrés par tout un attirail de câbles et de poulies : l’ensemble permet un accompagnement actif et inventif des conditions climatiques en se passant de tout moteur. 

Dans Le Catalogue des ressources, le jeune ingénieur Gilles Olive, qui s’essaye à une bibliographie utile aux apprentis constructeurs, suggère ironiquement la lecture du Moniteur des Travaux publics et du Bâtiment : « Au milieu d’articles progouvernementaux sur l’architecture et le logement, l’espace, etc., qui peuvent toujours servir en cas d’insomnie chronique, on trouve dans cette épaisse revue des choses intéressantes dans les colonnes des petites annonces », en particulier du matériel d’occasion. Reiser conseille quant à lui dans La Gueule ouverte de s’emparer d’objets et de technologies non rentables pour l’industrie et les fournisseurs d’énergie. Comme aux États-Unis où paraît en 1974 le Mother Earth News Handbook of Homemade Power, les pionniers français de l’écologie architecturale qui investissent les marges et les campagnes touchées de plein fouet par l’exode rural se préoccupent en priorité d’autosuffisance et de récupération. À L’An 01 de Gébé en 1972 succèdent ainsi en 1974 le Manuel de la vie pauvre par Les enfants d’Aquarius et Marginalisme et retour à la terre : le temps des mythes, réalités et espoirs de Daniel Caniou, tandis que L’Architecture d’aujourd’hui elle-même se fend d’un numéro sur l’« architecture douce » en mai-juin 1975. Le temps est à la gestion frugale des ressources, à l’« action directe » tant vantée, programme que n’a pas encore ensanglanté le groupe terroriste éponyme, actif entre 1979 et 1987. 

Car pendant que, nus, chevelus et joyeux, certains s’essayent à « l’architecture naturelle » – dotée par David Wright d’un manuel en 1979 – ou à la « volupté thermique » – suivant l’intitulé de l’essai de Lisa Heschong paru lui aussi en 1979 : Thermal Delight in Architecture –, l’industrie avance ses pions, avec des visées autrement moins bucoliques et hédonistes. Certes, les États semblent pour partie en phase avec les préoccupations d’une partie de la société. Tant et si bien d’ailleurs qu’aux Conférences internationales du design d’Aspen, organisées par Reyner Banham, Jean Baudrillard fait lire un texte en juin 1970 – année où il publie La Société de consommation – affirmant sans rire que les politiques gouvernementales de récupération et de recyclage ont été inventées « dans le but unique de conjurer la révolution7 » ! Quoi qu’il en soit, la liste est effectivement longue des mesures institutionnelles et essentiellement symboliques prises notamment après 1973 en faveur de l’environnement, telles que, en France, la « chasse au gaspi », ou un peu partout en Europe les journées sans voiture, ou encore, en 1979, la pose de panneaux solaires sur le toit de la Maison-Blanche par Jimmy Carter. 

Mais dans le même temps, robotisation et chômage de masse semblent avancer de pair. En architecture, sous l’impulsion des politiques initiées dès le début des années 1970 par Olivier Guichard et Albin Chalandon, la voie hippie de l’autonomie et de la libération, comme celle de l’ambition collective des grands ensembles, laissent progressivement place aux pavillons individuels et à de petits immeubles, bâtis en parpaings de béton revêtus d’enduit monocouche et doublés d’une maigre plaque de plâtre cartonnée contrecollée à du polystyrène, conformément aux exigences minimales de la RT 74, première réglementation française en matière d’obligation d’isolation. 

 

« Bad trip » 

Au sortir du second choc pétrolier de 1979, de retour de la campagne française ou du Nouveau-Mexique, les survivants des années pop, en plein « bad trip », font face à un monde animé de crispations nouvelles : Margaret Thatcher et Ronald Reagan sont au pouvoir, qui nient l’épuisement des ressources et entendent s’attaquer aux blocages bureaucratiques, seuls responsables selon eux des difficultés du monde ; dans la France de Mitterrand, les éventuels espoirs du second mois de mai sont rapidement douchés par le tournant de 1983. Les confrontations se durcissent et le désenchantement pointe. Les essais d’architecture solaire ou communautaire sont bientôt relégués à un passé vaguement honteux. 

À sa façon, Reiser se fait le témoin des désillusions à venir. En décembre 1981, l’affichiste de La Grande Bouffe rêvait encore à la concrétisation d’une maison solaire dont l’architecture serait à la hauteur des enjeux. C’était, juste avant l’arrêt du titre, dans sa dernière planche de Charlie Hebdo consacrée à Mario Botta et à sa maison ronde. Triste de voir les questions qui l’animent prisonnières de normes minables et de « tous les faiseurs d’affaires », Reiser veut encore y croire et, dans un paradoxal exercice d’autopersuasion, il affirme en 1982 : « L’énergie solaire […] réussira beaucoup mieux dans un contexte de capitalisme libéral que dans une structure sociale étatisée. Car les fondements de l’énergie solaire sont anti-État. » C’est omettre le fait que les options dans lesquelles conservateurs, libéraux et socialistes croient fermement ne s’excluent en réalité aucunement les unes les autres. Et que, comme Leszek Kolakowski l’avait pressenti dès 1978 dans un texte d’anthologie8, on peut, malheureusement, être à la fois conservateur, libéral et socialiste. Il en avait eu l’intuition à l’écoute de l’injonction d’un conducteur de tramway : « Avancez vers l’arrière s’il vous plaît ! ». Le mot provisoire (ou l’image) de la fin peut être laissé à Reiser, mort prématurément en 1983 : son Gros Dégueulasse se taillant les veines avec un couvercle de conserve de cassoulet en livre plus et mieux sur l’époque que bien des textes d’histoire. Dans le prochain et dernier épisode, l’on s’essayera à danser sur le volcan et – qui sait ? – à retrouver espoir. 


Lisez la suite de cet article dans : N° 256 - Septembre 2017

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