Wallonie-Bruxelles, une architecture de l'engagement. Les stimulations de la Cellule

Rédigé par Pierre CHABARD
Publié le 09/12/2015

La premiËre mission de la Cellule est l'assistance ‡ la maÓtrise d'ouvrage publique, comme ici avec la crÈche du CPAS d'Habay-la-Neuve, remportÈe par HBAAT Hart Berteloot / Atelier Altern Paysagistes (2015-2017) (c) HBAAT

Dossier réalisé par Pierre CHABARD
Dossier publié dans le d'A n°241

La Belgique francophone, si proche et partageant (presque) la même langue, pourrait paraître, à première vue, très semblable à la France, notamment en matière de politique architecturale publique. Cependant, sur ce plan comme sur bien d’autres, elle s’en distingue singulièrement. Alors que la Direction de l’architecture de notre ministère de la Culture manque, depuis de longues années (depuis François Barré ?), de grandes figures et de grandes visions, l’action résolue et tenace de la modeste « Cellule architecture Â» de la Fédération Wallonie-Bruxelles mérite l’attention.

Évidemment, comme partout ailleurs en Europe, il ne faut pas entendre par « politique architecturale » un investissement massif de la puissance publique dans le secteur du bâtiment. Ce temps de l’État providence n’est plus le nôtre et la dévolution progressive de ses compétences en la matière à la puissance privée a les conséquences architecturales que l’on sait : marginalisation des architectes dans des processus de projet toujours plus normalisés et optimisés, rétrécissement de leurs missions et de leurs honoraires, mais surtout de leur champ de conception et de recherche. La Belgique, connue dans l’histoire pour son puissant secteur des travaux publics, n’a pas échappé à ce processus massif. On pourrait même penser que la déconstruction progressive de son appareil d’État à partir du tournant des années 1970, suite aux conflits communautaires, a ouvert à celui-ci un champ plus libre qu’ailleurs. Un cadre réglementaire labyrinthique, Â« une balkanisation des ressources et une identification confuse des compétences2 Â» ont laissé orpheline la création architecturale belge dans les dernières décennies du XXe siècle, et tout particulièrement dans la partie francophone du pays, plus pauvre, où le secteur est devenu singulièrement Â« déprimé et encore curieusement négligé3 », « obéissant avant tout à des impératifs de rentabilité4 ». 



RÉACTION 

Cette situation particulièrement critique explique sans doute la vigueur du sursaut intellectuel et institutionnel qu’on y observa au tournant des années 2000 et qui s’est incarné de la manière la plus retentissante dans le fameux Livre blanc de l’architecture contemporaine sorti en 2004. Intitulé Â« Qui a peur de l’architecture ? », il émanait de l’École de La Cambre alors dirigée par Jean-Louis Genard, avec l’appui de l’architecte Chantal Dassonville, alors directrice des infrastructures culturelles à la Communauté Wallonie-Bruxelles5. Le plus remarquable dans cet ouvrage collectif – cosigné par des praticiens, des enseignants, des chercheurs, des critiques, des membres de l’administration – n’était pas tant le diagnostic qu’il dressait que l’arsenal de 36 propositions institutionnelles qu’il préconisait (de la médiation culturelle de l’architecture Ã  la réforme de l’enseignement en passant par la réorganisation de la profession ou la reconfiguration de la commande publique) mais aussi, et surtout, le prolongement concret que ses signataires leur ont donné par la suite. Tandis qu’en France, on est habitué à un certain découplage entre activisme civique, lobbying sectoriel et action publique, ils se sont là, semble-t-il, mutuellement nourris. C’est dans ce contexte qu’il faut resituer la fondation en février 2007 de la « Cellule Architecture » à la Fédération Wallonie- Bruxelles (FWB), à l’initiative de Chantal Dassonville, membre depuis 1985 de cette administration communautaire où elle fait avancer la cause de l’architecture (elle fut notamment entre 1991 et 2002 maître d’ouvrage de l’emblématique opération de reconversion du charbonnage du Grand- Hornu en musée des Arts contemporains – MAC’s –, conçue par l’architecte Pierre Hebbelinck). Forte de la résolution du 12 février 2001 du Conseil de l’UE sur la Â« qualité architecturale » et de l’élan impulsé par le Livre blanc, la Cellule se donne pour principale ambition de tirer vers le haut la maîtrise d’ouvrage publique, en « accompagn[ant] toutes les démarches de désignation des équipes pluridisciplinaires de concepteurs pour les projets de construction et de rénovation au sein du ministère6 », mais aussi, par capillarité ou Â« par l’exemple », au sein d’autres organismes publics. En Flandre (et dans certaines grandes villes du pays comme Anvers, depuis 2006, et Bruxelles, depuis 2009), ce rôle d’interface est déjà endossé depuis 1998 par un Bouwmeester (maître-architecte), fonction occupée successivement par les architectes Bob Van Reeth (1998-2005), Marcel Smets (2005-2010) et Peter Swinnen (2010-2015). Suite à la publication, tous les six mois, d’appels d’offres publics ouverts, le Bouwmeester fait, parmi les équipes d’architectes qui se sont portées candidates, le choix de celles qui participeront à la sélection finale, sur la base d’un projet. Dans un pays qui globalement organisait très peu de concours jusqu’au tournant des années 2000 – « une dizaine par an en moyenne dont deux de niveau européen, donc soumis à la Directive (soit 2 % de leurs avis de marchés publiés au JOCE) », notait Véronique Biau à propos de la Belgique en 19987 –, la mise en place de ces instances qui accompagnent et régulent la désignation des architectes sur des critères qualitatifs a largement contribué à stimuler la scène architecturale. 



SÉLECTION 

L’engagement de la Cellule architecture sur ce terrain relève, selon le Livre blanc, d’« un impératif éthique et prophylactique » afin d’« en finir avec les concours biaisés, avec les concours alibis, avec les jurys de complaisance Â» et de conjurer « favoritisme, clientélisme, chasse gardée8 ». Il s’appuie aussi sur une réflexion technique et critique menée de longue date, en interne, sur les trois grands types possibles de procédures de mise en concurrence dans les marchés d’architecture : l’appel d’offres (général ou restreint), le concours et la procédure négociée. Le premier, souvent privilégié à l’échelon municipal pour sa rapidité, présente l’inconvénient d’exclure généralement la pré-esquisse et l’oral de présentation et donc de sélectionner l’architecte sur des critères non architecturaux (souvent le montant de ses honoraires). Privilégié en France, le second établit certes la concurrence sur des projets. Mais, de par la règle de l’anonymat qu’il implique, il met à distance maîtres d’oeuvre et maîtres d’ouvrage pendant la période cruciale de la conception, empêchant toute amélioration négociée du programme comme du projet. Combinant les avantages des deux autres sans leurs inconvénients, la procédure négociée (avec ou sans publicité ; et, si oui, avec publicité nationale ou européenne selon le montant des travaux) est résolument promue par la Cellule architecture comme la plus à même de garantir les principes qu’elle défend. Le très détaillé et didactique Guide pratique des marchés d’architecture9, qu’elle met à disposition gratuitement sur Internet depuis février 2012 et qu’elle actualise régulièrement, égrène ces principes : un cahier des charges clair et synthétique laissant une marge d’interprétation ; un jury ad hoc composé Ã  parité d’architectes et de nonarchitectes ; une première phase de sélection très ouverte sur la base de motivations et de références pertinentes, y compris non réalisées (plutôt que d’un dossier de références sur le même programme qui pénalise les petites et/ou les jeunes agences) ; des séances in vivo de questions-réponses entre les architectes et le commanditaire ; une seconde phase de sélection restreinte à trois ou cinq équipes (rémunérées ; les honoraires étant fixés en amont du processus par la Cellule) qui défendent à l’oral une pré-esquisse (moins détaillée qu’un APS, donc plus ouverte) ; accompagnement du projet lauréat jusqu’à sa validation définitive. Assez sophistiquée dans son déroulement, cette procédure type demande un important travail d’organisation et de logistique assumé principalement par la Cellule (montage des jurys, établissement des cahiers des charges, pré-analyse des dossiers et des pré-esquisses, etc.) afin de laisser au jury et au commanditaire la part proprement Â« architecturale » du choix. Depuis 2007, près d’une centaine de consultations d’architecture sont passés par la Cellule, pour des opérations allant de 50000 à plus de 50 millions d’euros de travaux et portant pour plus de la moitié sur des équipements culturels mais aussi sur des équipements sportifs (environ 15 %) ou scolaires (environ 10 %). La Cellule s’occupe principalement de programmes qui relèvent des compétences gouvernementales de la FWB (culture, santé, éducation, etc.) en s’appuyant notamment sur le décret du 17 juillet 2002 â€“ qui oblige tout bénéficiaire de subventions pour un projet d’équipement culturel Ã  passer par la Cellule architecture pour organiser le marché d’architecture. Mais l’expertise qu’elle détient en matière d’aide Ã  la maîtrise d’ouvrage et d’organisation de concours intéresse aujourd’hui d’autres commanditaires publics, en particulier les communes qui ne disposent pas de ces compétences en interne. 



MÉDIATION 

Mettant en lice des figures confirmées (Pierre Hebbelinck, Daniel Delgoffe, Baumans & Deffet, Atelier Gigogne, etc.), cette politique volontariste a aussi contribué, en dix ans, à structurer une génération Ã©mergente d’architectes en Belgique francophone : V+, Baukunst, AgwA, Lhoas & Lhoas, L’Escaut, MSA, Vers.A, Label Architecture, etc. (génération pragmatique et engagée, marquée par la crise, affichant une nette prédilection pour une pratique collective plutôt qu’« en son nom propre »). Mais ce qui distingue l’action de la Cellule architecture, dont l’effectif n’est pourtant que de cinq personnes et dont les prérogatives sont confinées au départ aux seules compétences de la FWB, c’est qu’elle se déploie à la fois en amont et en aval de la production architecturale (deux versants essentiels qui, en France, sont traités séparément par des instances publiques pas toujours coordonnées). Ici, les mêmes personnes non seulement initient et pilotent des opérations, mais elles s’engagent par la suite dans leur médiation tous azimuts et dans la promotion de leurs architectes : publication des projets de concours dans la revue A+, édition d’une collection de monographies de bâtiments réalisés (série Â« Visions : Architectures publiques » qui en est à son onzième opus), et d’un « inventaire Â» régulier de l’architecture publique produite en Wallonie et à Bruxelles (premier volume, 2005-2010 ; deuxième volume, 2010-2013), mais aussi organisation de voyages de presse ou de prix décernés aux architectes ou aux maîtres d’ouvrage. Revendiquant la nature culturelle de l’architecture, Chantal Dassonville et son Ã©quipe s’efforcent de la faire exister dans le débat public par divers moyens et à plusieurs Ã©chelles (Journée de l’architecture, colloques, films documentaires, expositions en Belgique, au Pavillon belge à la biennale de Venise ou au Centre Wallonie-Bruxelles Ã  Paris, etc.). Cet activisme de la Cellule en faveur de la qualité architecturale ne doit cependant pas faire oublier sa fragilité institutionnelle et les limites de son rayonnement. Récemment, la province de Liège s’est lancée dans un ambitieux projet de « pôle créatif », comprenant une médiathèque, des salles d’exposition et une maison de la création, pour un budget de près de 40 millions d’euros. Pour cette opération stratégique située sur le site sensible de la friche de l’ancien hôpital de Bavière, dans le quartier d’Outremeuse, Liège n’a pourtant pas souhaité, pour « des raisons budgétaires Â», organiser une consultation d’architecture et a préféré solliciter ses services techniques pour concevoir le projet…10 Si, en 2015, un maître d’ouvrage public peut encore s’imaginer faire ainsi l’économie de l’architecture pour un tel projet, on mesure le besoin vital de la profession de bénéficier de relais institutionnels et de voir proliférer les « cellules architecture » au sein de la fonction publique.  



1. Cette instance gouvernementale administre les populations francophones de Belgique résidant en Wallonie ou en région bruxelloise, autrement dénommées la « Communauté française ». L’État belge fédère ainsi trois communautés (francophone, néerlandophone, germanophone) et trois régions (Flandre, Wallonie et Bruxelles) ; ces entités fédérées, qui disposent de leur propre gouvernement et Parlement, se répartissent, avec l’État fédéral, les compétences publiques. 


2. Chantal Dassonville, « La place de l’architecture dans le paysage institutionnel francophone belge », in Jean- Louis Genard & Pablo Lhoas (dir.), Qui a peur de l’architecture ?, Bruxelles, La Lettre Vollée/ISA La Cambre, 2004, p. 93. 


3. Jean-Louis Genard & Pablo Lhoas, Â« Un processus de réflexion collective », in Ibid., p. 9. 


4. Ibid., p. 17. 


5. Dénommée, depuis 2011, Fédération Wallonie-Bruxelles (FWB). 


6. Chantal Dassonville, « Architecture publique : Quelle politique de qualité ? », Pyramides (revue du centre d’études et de recherches en administration publique), no 13, 2007. 


7. Véronique Biau, Les concours de maîtrise d’oeuvre dans l’Union Européenne, rapport de recherche du Centre de recherche pour l’habitat pour le ministère de la Culture, 1998, p. 41. 


8. Jean-Louis Genard & Pablo Lhoas, Ibid., p. 45. 


9. www.marchesdarchitecture.be


10. Cf. « Bavière : Black Out ? », Dérivations. Pour le débat urbain, no 1, septembre 2015, pp. 156-157. 

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