1789-1979, l’art moderne de bâtir en terre crue : une saga universelle initiée en France - 5. dès 1920 aux États-Unis d’Amérique : de l’idylle culturelle de Sante Fe au krach économique de Wall Street

Rédigé par Jean DETHIER
Publié le 18/06/2017

Cette luxueuse villa, bâtie dès 1919 en adobe à Taos (Nouveau-Mexique, États-Unis) a été l’un des hauts lieux de la culture américaine durant les années 1920-1930.

Dossier réalisé par Jean DETHIER
Dossier publié dans le d'A n°255

Dès les années 1920, aux États-Unis, les élites culturelles des métropoles de la côte est sont en quête de havres de paix pour leurs longs séjours de loisirs. C’est dans la Sun Belt, au sud-ouest du pays, que se cristallise cette immigration saisonnière. Elle se déploie autour de deux pôles géoculturels dont le charme captive les citadins : un ancestral village indien édifié dès le XIIIe siècle – le pueblo de Taos – et la petite capitale de l’État du Nouveau- Mexique – Santa Fe –, bâtie dès 1607 par les colons espagnols. Bien qu’issues de filiations historiques et socioculturelles radicalement différentes, ces deux agglomérations proches ont un point en commun contribuant largement à leur attractivité. Elles sont édifiées en terre crue, en adobe, qui assure à ces lieux une sensuelle présence et une subtilité chromatique constituant deux atouts complémentaires pour envoûter les nouveaux résidents. Parmi eux figurent de nombreux artistes, écrivains et intellectuels, parfois déjà célèbres. Leur présence entraîne bientôt la venue de familles bourgeoises, et d’autres plus aisées encore. 

 

L’empreinte culturelle de Rudolf Schindler et de Georgia O’Keffe 

Ainsi naissent les conditions d’un boom immobilier aux spécificités nouvelles. Il se manifeste par un désir de s’inscrire dans la « couleur locale » – ocre rouge et ocre brun – des architectures vernaculaires. Cette demande est satisfaite de deux façons différentes. Soit par le recours à des promoteurs édifiant des bâtisses pittoresques – villas et commerces, hôtels et musées – n’ayant que l’apparence de la terre (fake adobe) : ce sont les premiers témoignages américains d’un kitch commercial exploitant, sous le nom de Pueblo Revival Style, un rentable filon d’exotisme régionaliste. Soit en sollicitant des architectes qui, tout en s’inspirant des traditions vernaculaires locales, déclinent en vraie terre (true adobe) diverses autres options stylistiques. La gamme de cellesci inclut aussi bien un prudent néoclassicisme qu’un modernisme de bon aloi. Cette option novatrice est initiée à Santa Fe dès 1919 par un projet de somptueuse villa dû à l’architecte autrichien Rudolf Schindler qui, avant de s’établir avec succès en Californie, fait escale au Nouveau- Mexique pour y découvrir les architectures vernaculaires en terre : celles qui lui inspirent son projet de villa, hélas resté sans suite. Parmi les autres demeures représentatives de cet engouement pour un renouveau de l’architecture en adobe figure la célèbre villa de Mabel Dodge Luhan à Taos : elle devient l’un des hauts lieux de convergence admirative des élites culturelles du pays. Et c’est à Abiquiu qu’est édifiée, en adobe aussi, la maison-atelier de Georgia O’Keeffe : une artiste majeure qui contribue alors à l’essor de l’abstraction lyrique aux États-Unis. Elle draine autour d’elle une nuée d’autres artistes qui l’imitent et se font aussi construire des adobe-lofts. Par ailleurs, des mécènes financent les premiers bâtiments publics bâtis en terre dans le pays : à Albuquerque, la bibliothèque de l’université, ou à Santa Fe l’église du Cristo Rey, due à l’architecte John Meem. Achevée en 1939, elle a nécessité la mise en oeuvre de 180 000 adobes. L’importance de ces chantiers-pilotes entraîne la création d’entreprises locales produisant artisanalement ces parpaings de terre. Mais la manufacture réputée être « la plus vaste du monde » est fondée par Hans Sumpf dès 1936 à Madera, en Californie. En hissant désormais l’adobe au niveau d’une production semi-industrielle, cette entreprise-pilote témoigne de l’expansion progressive vers le Far West des pratiques contemporaines de la construction en terre. C’est dans cette même région que se développeront des compétences nouvelles en la matière, notamment sous l’impulsion de l’entrepreneur David Easton. 

 

Une « course-relais» entre architectes, ingénieurs et politiciens 

Un élan complémentaire se manifeste à travers tout le pays, dès les années 1920, au sein d’institutions publiques et d’universités pour y entamer des études techniques sur les comportements et les nouveaux usages potentiels de la terre crue. De nombreuses expérimentations et publications témoignent de cette dynamique. Elle se prolonge parfois par l’audace de quelques initiés qui édifient leur demeure comme un « manifeste » militant de confiance dans ce progrès technologique alors encore marginal. C’est le cas de David Miller, dont la villa, délibérément moderniste, est édifiée en pisé durant les années 1930 à Greeley (Colorado) par l’ingénieur Boggs. Les ingénieurs relaient en effet bientôt les architectes dans une émulation qui se déploie en deux pôles complémentaires, militaires et civils. D’une part, au sein de l’armée pour tester des routes et pistes d’aviation en « terre stabilisée » ainsi que des abris, camps et casernes. Autant de recherches stratégiques qui seront bientôt matérialisées par l’U.S. Army durant la Deuxième Guerre mondiale, surtout sur le front asiatique. D’autre part, le corps des ingénieurs civils entame aussi, dès les années 1920, des études aboutissant à la construction de nombreux barrages en terre. Certains de ces ouvrages de génie civil sont localisés dans le périmètre d’aménagement hydraulique de la Tennessee Valley, qui devient l’une des plus célèbres réalisations-pilotes de l’État fédéral, durant le New Deal. C’est sous ce nom que le président Roosevelt lance au début des années 1930 l’ambitieux programme national de travaux d’intérêt public qui, durant cinq ans, tente de réduire l’ampleur du sous-emploi entraîné dès 1929 par le crash économique de Wall Street. En matière d’habitat, des actions-pilotes encouragent l’autoconstruction ainsi que des chantiers délibérément conçus pour être consommateurs d’une abondante main-d’oeuvre (labour intensive) afin d’assurer un travail de longue durée aux chômeurs. Cette démarche s’avère contraire aux pratiques orthodoxes du capitalisme : elle sera donc critiquée puis abandonnée. Par contre, dans un contexte géopolitique radicalement différent mais marqué aussi par un chômage massif, cette stratégie sera « réinventée » et adaptée au Maroc dès 1961 – sous la direction de l’ingénieur français Alain Masson – pour construire le plus vaste chantier de ce genre en Afrique : les 3 200 logements très économiques en terre de la cité Daoudiat à Marrakech. Cette métropole du sud du pays connaîtra durant les années 1960- 1990 un nombre tel de réalisations-pilotes bâties en pisé ou en adobe qu’on la surnommera parfois la « Capitale de la terre ». Santa Fe passera alors le relais culturel à Marrakech.  


Lisez la suite de cet article dans : N° 255 - Juillet 2017

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