Architecte : Álvaro Siza Rédigé par Emmanuel CAILLE Publié le 01/10/2008 |
L'architecte de Porto est allé construire à Porto Alegre. Est-ce par la magie de la toponymie ? Son architecture semble y avoir acquis une nouvelle liberté, exprimant une allégresse, tangible sur les rives du Guaíba où se dresse ce bâtiment dédié au peintre Iberê Camargo. Dernier géant de la modernité, Álvaro Siza prouve que son architecture recèle encore de stimulantes propositions pour le XXIe siècle et offre à l'Amérique latine son plus beau musée.
Il faut s'imaginer ce paysage d'estuaire où quatre fleuves se rejoignent en une étendue de plus de 250 kilomètres carrés. Ce lac Guaíba (ou fleuve, selon les interprétations) débouche lui-même sur une lagune littorale, le Lagoa dos Patos, de près de 10 000 kilomètres carrés. En amont, sur la rive est du Guaíba, s'étend Porto Alegre, capitale du territoire des Gaúchos, le Rio Grande do Sul, État le plus méridional du Brésil. Si la nature se montre ici généreuse par l'immensité des points de vue qu'elle offre à la contemplation, l'urbanisation des berges du fleuve n'a pas toujours été à la hauteur de cette mansuétude. À l'instar de nombreuses villes portuaires, Porto Alegre a tourné le dos au Guaíba : au nord, les docks et une voie de chemin de fer interdisent toute porosité ; vers le sud, plus résidentiel, une route à quatre voies déverse son flot de voitures au gré des sinuosités de la rive. C'est comprimée entre cette dernière et une falaise arborée d'une vingtaine de mètres, dans la concavité d'une ancienne carrière, qu'une étroite bande de terrain a été choisie pour construire une fondation dédiée au peintre Iberê Camargo, enfant du pays.
Conçu en 1998, à l'issue d'un
concours international, c'est le premier projet d'Álvaro Siza
sur le continent américain. Pour des raisons à la fois
géographiques et personnelles, il marque pour l'architecte de
Porto une nouvelle étape dans une œuvre déjà parvenue à une
grande maturité. Pour un Européen, et a fortiori pour un Portugais,
le Brésil est un pays qui, au-delà des clichés, reste un
territoire d'exploration et de liberté. C'est historiquement, de
Niemeyer à Artigas, le lieu d'une modernité héroïque, radieuse
et inventive. C'est aussi pour Siza un lieu de l'histoire
familiale. Son père, ingénieur électrique, y est né. Son
arrière-grand-père Júlio a vécu à Belém do Parà, dont il a
même photographié l'architecture.
L'autre rencontre de ce projet est celle qui s'instaure avec un paysage aux dimensions peu communes : « Faire l'expérience d'un paysage d'une telle échelle est très troublant… On dirait la mer1 », confie Siza, pourtant familier de l'embouchure du Tage. On sait l'importance déterminante du contexte géographique dans toutes ses réalisations. Les formes et les lignes qu'il dessine semblent toujours générées par un dialogue fertile avec la topographie du lieu. Ce travail se retrouve bien sûr ici, notamment dans le voile de la façade sur le fleuve qui semble s'être décollée de la paroi abrupte de la colline en arrière-plan, ou encore dans la manière avec laquelle les différents volumes semblent s'agencer en fonction de la dynamique du flux automobile. Mais il fallait ici parvenir à instaurer également une relation à l'échelle du Guaíba et de ce rivage dont la légère convexité offre au bâtiment un vis-à-vis lointain avec la ville.
Iberê Camargo
Peintre et graveur, Iberê Camargo (1914-1994) est l'un des artistes majeurs de la modernité brésilienne. Fuyant l'académisme qui prévaut encore au Rio Grande do Sul dans les années trente, il monte à Rio où il rencontre Candido Portinari et Alberto da Veiga Guignard. Il voyage ensuite en Europe où il suit notamment les cours de De Chirico. À Rio, il enseigne la gravure et peint des paysages et des natures mortes. Mais à la fin des années cinquante, son travail s'éloigne de la figuration, se rapproche de l'abstraction informelle et subit l'influence de l'action painting. Les bobines de fil, souvenir de ses jeux d'enfant, deviennent l'un des thèmes récurrents de sa peinture. Sous toutes les formes, elles traversent toutes les périodes. D'abord natures mortes, elles se transformeront en motifs jusqu'à l'abstraction géométrique. Dans les années quatre-vingt, des figures émergent à nouveau de la matière sombre de sa peinture dont les reliefs témoignent des mouvements itératifs et vigoureux de la main du peintre. Le cycliste, l'idiot et toujours les bobines deviennent des personnages qui hantent ainsi les œuvres des dernières années, marquées par les tragédies personnelles du peintre et par l'approche de la mort. Les roues, les bobines dévidées, autant de figures évoquant à la fois la fuite du temps et le mouvement de la vie.
La Fondation
Le bâtiment de la Fondation est avant
tout destiné à archiver et à exposer les œuvres d'Iberê
Camargo mais elle montrera aussi d'autres artistes. Elle accueille
également un atelier de gravure, un auditorium et une bibliothèque
ainsi que les équipements habituels de ce type d'institution :
café, administration et locaux pédagogiques.
L'exiguïté du terrain a poussé
l'architecte à imaginer des solutions spécifiques. Il a d'abord
obtenu l'autorisation de creuser un parc de stationnement sous les
quatre voies de l'avenue Padre Cacique, libérant ainsi la
promenade côté lac et le peu de surface restante contre la colline.
Les salles d'exposition ont également dû être superposées.
Cette solution présentait l'avantage d'élever la silhouette du
bâtiment, lui permettant de s'imposer à l'échelle du site :
ne pas être écrasé entre la voie rapide et la paroi abrupte et se
dresser, vaisseau blanc sur fond vert, comme un point de fuite
privilégié depuis les berges du centre-ville, cinq kilomètres plus
au nord. Mais cette mise en scène déterminait une organisation des
salles d'exposition en plusieurs niveaux. Álvaro Siza a érigé
cette contrainte en atout déterminant l'ensemble du projet.
Puisant dans le patrimoine moderne, aussi bien chez Niemeyer ou Lina
Bo Bardi que chez Frank Lloyd Wright, il en a magistralement
transcendé l'héritage. On songe aux multiples rampes du premier,
aux passerelles des tours du Sesc Pompéia de la deuxième et
évidemment au musée Guggenheim de New York. Ces passerelles qui se
déploient comme on étire une guirlande en papier ont donné à la
fondation son identité visuelle et l'ont déjà inscrite au
panthéon des musées internationaux.
Cependant, contrairement au bâtiment
de Wright, les rampes ne sont pas utilisées comme lieu d'exposition.
Elles servent uniquement à descendre d'un étage à l'autre (la
visite se fait de haut en bas à partir du dernier étage auquel le
visiteur est censé arriver par l'ascenseur). Mais leur rôle, on
va le voir, dépasse cette simple fonctionnalité. Depuis l'avenue,
dont il convient de dire qu'elle est à sens unique vers le sud,
ces passerelles se perçoivent comme une prolongation aérienne des
trois pavillons nord que l'on doit longer avant de parvenir à
l'entrée : même béton blanc, même épaisseur d'un étage.
Ces volumes abritent l'administration, l'auditorium, l'atelier
de gravure et le café. Leur hauteur est à l'échelle humaine,
permettent au passant d'opérer un glissement vers celle du grand
voile courbe de l'atrium des salles qui, du haut de ses 30 mètres,
dialogue avec le paysage du Guaíba. Ces bras dépliés en Z sont
aussi une figure d'hospitalité, ils embrassent littéralement
l'espace de la placette centrale qui est le seuil d'entrée du
musée. Ils sont aussi comme les doigts de la main que l'on voit
dessiner ou qui étalent la peinture à même la toile. Leur
configuration fait de ce patio un impressionnant piège à lumière
qui, tout en nous protégeant de sa virulence, est un hommage
virtuose à l'implacable soleil de Porto Alegre.
Ces formes intriguent en même temps
qu'elle annoncent et préparent au parcours intérieur. Le plan est
simple : trois parallélépipèdes formant un L dont l'angle
dégage un atrium toute hauteur. Pour descendre d'un étage à
l'autre, une rampe à deux volées dont l'une, ouverte, suit la
courbe du mur intérieur de la façade, l'autre empruntant les
fameuses passerelles qui surplombent l'entrée. Au quatrième
étage, la lumière zénithale est filtrée dans un grand caisson
doublement vitré faisant office de faux plafond. Dans chaque salle
des trois autres niveaux d'exposition, un caisson translucide
apparemment identique diffuse l'éclairage nécessaire. Il s'agit
en fait d'un dispositif qui retranscrit artificiellement la même
couleur et la même intensité lumineuse que celle, changeante, du
jour. Aucun projecteur ne vient ainsi souligner tel ou tel espace ou
éclairer tel tableau en particulier. Nulle redondance, seule la
force expressive des œuvres rythme le parcours. La palette souvent
sombre d'Iberê Camargo tranche sur la blancheur des volumes conçus
par l'architecte. Tous les espaces d'exposition sont ouverts sur
l'atrium, mais des panneaux mobiles permettent d'isoler certaines
salles pour des événements particuliers.
On pourrait
s'étonner de la prodigalité accordée aux surfaces de
déambulation. Non seulement ces longues rampes occupent beaucoup de
place mais elles sont également privilégiées par leur vue sur le
Guaíba. À l'usage, ces parcours
apparemment inutiles se révèlent pourtant l'un des plus beaux
cadeaux que fait l'architecte aux visiteurs. Ils introduisent dans
notre relation aux œuvres une dimension dynamique et temporelle
beaucoup plus riche que ne l'offrent habituellement les musées. Le
passage d'un étage à l'autre se fait en deux temps,
correspondant aux deux volées des rampes. Le premier nous fait
emprunter les bras en porte-à-faux. Clos sur leurs quatre côtés,
ils nous coupent visuellement des salles d'exposition, resserrant
soudain l'espace autour de nous. Seules les projections lumineuses
de petits oculus de lumière zénithale viennent jouer sur les parois
pour nous rappeler la course du soleil. Une petite fenêtre offre
également une vue vers le fleuve et la ville à l'horizon,
contraste saisissant entre l'exiguïté du lieu et ce qu'il donne
à voir. Par l'intimité qu'ils procurent, ces passages nous
engagent à établir une relation plus introspective avec ce qui
vient d'être vu. La seconde partie de la descente s'effectue par
la rampe intérieure en balcon sur l'atrium. La relation directe
est alors rétablie avec les salles d'exposition mais à une
certaine distance des œuvres, suffisamment proche pour en autoriser
l'analyse mais suffisamment loin pour que le regard puisse
embrasser plusieurs peintures en un même mouvement.
À rebours d'une exégèse de l'œuvre de Siza qui célèbre un peu trop exclusivement ses vertus quasi mystiques de contemplation et de sérénité, le projet de la Fondation Iberê Camargo témoigne d'une liberté d'écriture – de dessin, devrait-on dire – et d'un hédonisme qui place le corps en mouvement au cœur de son architecture. La déambulation, par l'expérience physique qu'elle nous fait éprouver, ne nous distrait pas ici de l'œuvre à découvrir. Elle multiplie les modalités de perception que l'on peut établir avec elle et se joue de notre subjectivité. Le moment du regard peut alors se prolonger au-delà de la confrontation directe. À l'architecte de construire l'enclos d'un silence propice aux échos de cette rencontre pour que voir soit autre chose que l'accumulation consumériste d'images.
Il serait sans doute
abusif d'établir un lien délibéré entre ce projet d'Álvaro
Siza et l'œuvre d'Iberê Camargo. Les deux hommes partagent
certes un goût immodéré pour le dessin et, si l'on songe à ces
passerelles zébrant la façade d'entrée, rarement architecture
n'aura autant donné l'impression d'incarner la vitalité du
trait d'esquisse. Leur figure d'enroulement n'est d'ailleurs
pas sans évoquer les bobines de fil ou les roues inlassablement
représentées par le peintre. Mais c'est peut-être au regard de
la place que chacun tient au sein de sa communauté artistique et des
questionnements qui l'animent que l'on peut tenter d'établir
une correspondance entre les deux hommes. Avec les années cinquante,
puis les années soixante-dix, de l'action
painting au pop art, Iberê Camargo a assisté aux bouleversements de
la peinture dont la mort était d'ailleurs annoncée. La
dissolution du plan du tableau, la disparition du sujet et par
conséquent la difficulté à concevoir, si ce n'est à représenter
l'espace, ont été au centre des interrogations du peintre. Les
dernières années très productives ont vu le retour chez lui d'une
peinture figurative mais très différente des œuvres précédentes.
Iberê Camargo semble en effet s'être affranchi à cette époque
des combats d'une modernité déconstruisant implacablement
l'espace du tableau. Même si l'angoisse de la mort, à travers
la représentation de la désagrégation physique et mentale des
personnages, hante alors ses toiles, celles-ci témoigneront jusqu'à
la fin d'une vigueur qui puise sa virtuosité chromatique et
formelle dans la matière même de la peinture.
À l'heure où beaucoup pensent que « le jeu savant, correct et magnifique des volumes sous la lumière » renvoie à des valeurs désormais obsolètes pour l'art d'habiter, Álvaro Siza, qui est peut-être le dernier grand moderne, n'a jamais caché ses doutes quant à la pertinence de ses propres réponses devant ces profondes mutations. Globalisation, financiarisation du monde, désincarnation des communications, glissement de la notion de réalité du tangible au profit d'univers virtuels, autant de bouleversements qui génèrent deux types de réponses : d'un côté, une production de bâtiments génériques qui s'accorde à une appropriation cynique et illimitée de l'espace par les forces du marché et de l'autre, son indispensable complément, l'architecture spectacle des « starchitectes », hérauts de l'aliénation de la culture au consumérisme le plus trivial. À Porto Alegre, Álvaro Siza trace une autre voie, démontrant avec maestria que la spécificité du lieu et d'un programme, la réalité sensible du corps en mouvement et la subjectivité de notre rapport aux œuvres exposées constituent encore un territoire d'invention. La liberté qu'a ressentie ici l'architecte et dont il a usé sans retenue ne signifie pas qu'il se soit soustrait à l'histoire ou aux contingences du site mais qu'il est parvenu, par l'acuité du regard et la magie du dessin, à en transcender les termes initiaux.
1 : "Alvaro Siza, une question de mesure, entretien avec Dominique Machabert et Laurent Beaudouin", Paris, Le Moniteur éditeur, 2008, p. 248.
Maîtres d'ouvrages : Fundação Iberê
Camargo
Maîtres d'oeuvres : Álvaro Siza Vieira.
Chef de projet, B. Rangel (1998-2001), Pedro Pólonia (2001-2008) –
BET : Gop, Lda
Cout : 16 millions d'euros
Date de livraison : Mai 2008
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