Apprendre à écrire le monde en plusieurs langues

Rédigé par Emmanuel CAILLE
Publié le 09/05/2007

Nasrine Seraji evc ses étudiants de l'université de Cornell lors d'un voyage à Shanghai 2005

Dossier réalisé par Emmanuel CAILLE
Dossier publié dans le d'A n°164 Entretien avec Nasrine Seraji, directrice de l'ENSA Paris Malaquais

d’a : Comment devient-on directeur(trice) d’une école d’architecture ?

Nasrine Seraji : En France, le directeur est nommé par décret sur proposition de la Dapa, l’instance de tutelle de l’architecture au sein du ministère de la Culture. Il est choisi sur la base de son expérience administrative et aussi, j’imagine, sur son CV. En principe, il veille à la mise en Å“uvre des décisions prises par le conseil d’administration et la commission d’enseignement. La majorité des directeurs des vingt écoles françaises publiques ont longtemps été de hauts fonctionnaires, souvent énarques… donc des administrateurs professionnels, parfois peu au fait des enjeux spécifiques de l’architecture et de son enseignement. Aujourd’hui, seulement un tiers d’entre eux, pour la plupart récemment nommés, sont architectes. Et je suis la seule femme.


d’a : Vous avez dirigé pendant quatre ans l’école d’architecture de l’université de Cornell, aux États-Unis. Vous êtes aussi à la tête de celle de l’Akademie der Bildenden Künste de Vienne. Comment ces autres postes vous ont-ils été attribués ?

N.S. : Dans toutes les écoles étrangères que je connais pour y avoir étudié, enseigné ou pour les avoir dirigées, le directeur (qu’on l’appelle dean, chairperson, institutsvorstand…) est choisi par l’école, à l’issue d’un concours externe. Celle-ci charge du recrutement un comité comprenant des représentants de tous les secteurs concernés (enseignants, étudiants, administratifs…), qui rédige un appel d’offres, puis sélectionne plusieurs candidats sur la base de leur curriculum vitae, de leur analyse de la situation de l’école et de leur projet pour elle. Ce comité interroge longuement les candidats qui doivent parfois aussi donner une conférence publique. Le nouveau directeur se voit ensuite confier un mandat précis, assorti d’un contenu et d’objectifs en termes d’enseignement, d’orientation administrative et de recherche de financements.


d’a : Ces systèmes sont donc très différents, voire opposés… Comment conciliez-vous votre expérience acquise et votre nouvelle fonction ?

N.S. : Dans le monde anglo-saxon, le directeur est une figure créative, qui cherche et modèle ses budgets en rapport avec la « vision » pour laquelle il a été choisi et qu'il est chargé de mettre en place. En France, le chef d’établissement est un exécutif : il gère des budgets calculés plus ou moins abstraitement par des institutionnels et n’a pas techniquement le pouvoir d’insuffler cette dynamique. À Paris-Malaquais, j’essaie de convain-cre tous ceux qui ont l’habitude de penser le contraire que c’est mon rôle, et je cherche à démontrer mon aptitude à le tenir.


d’a : Les mêmes différences se retrouvent-elles dans les modes de recrutement des enseignants ?

N.S. : La France considère qu’une école d’architecture doit dispenser un service. Le concours national de recrutement des professeurs de projet, par exemple, titularise des praticiens qui ont une expérience et, souvent, un nom. Dans beaucoup d’autres pays, enseigner est plutôt considéré comme une opportunité de s’en faire un, avec et par l’école. L’AA School a longtemps eu pour spécialité de repérer de jeunes architectes doués et de leur permettre de développer en son sein leur potentiel et leurs idées, pour le plus grand bénéfice des étudiants. Aux États-Unis, un aspirant à la titularisation (tenure) doit faire ses preuves dans une école pendant six ans. L’évolution de son parcours pédagogique et intellectuel est examiné à mi-chemin par le collège enseignant et par le directeur, puis couronné par une épreuve générale devant un jury interne et externe, sans seconde chance en cas d’échec. Entrent en ligne de compte ses résultats pédagogiques, ses publications, ses conférences, son Å“uvre architecturale… L’enseignant se construit en enseignant. J’aimerais faire partager cette philosophie à Paris-Malaquais et dégager la capacité d’y faire entrer de futurs enseignants, par le biais des postes non permanents de vacataires et de maîtres assistants associés.


d’a : On entend des étudiants déplorer la désinvolture de certains de leurs enseignants, voire leur absentéisme…

N.S. : En France, un titulaire praticien ne peut pas faire correctement son travail tout en s’occupant de son agence, et vouloir en plus mener une vie normale. Dans les conditions qui lui sont faites, il lui faut payer de sa personne pour un salaire relativement bas et des gratifications faibles. Cela demande un certain désintéressement, peut-être même la foi ! Les écoles comptent sur la conviction d’enseignants de ce genre pour fonctionner. Et quand des titulaires ne remplissent pas leurs obligations de service, le directeur ne peut rien faire de plus que les leur rappeler. Aux États-Unis, c’est lui qui décide de leurs augmentations de salaire, ce qui donne un peu plus de poids à ses remarques ! L’AA School, elle, a résolu le problème : elle n’a tout simplement pas de titulaires. Les professeurs voient leur contrat renouvelé – ou non – d’une année sur l’autre, en fonction de la qualité de leur travail, mesurée à la réussite des étudiants, à l’appréciation de la production par l’école, voire au-delà : l’exposition publique de ses travaux de fin d’année est un événement du Tout-Londres culturel.


d’a : Mais l’AA School of Architecture de Londres et l’école de l’université de Cornell sont des institutions privées, très chères.

N.S. : Oui, les droits d’inscription annuels tournent autour de 30 000 euros. Mais, aux États-Unis du moins, il existe d’innombrables bourses, alimentées par un système fiscal qui encourage les dons aux universités, donc l’investissement dans la matière grise. Un étudiant prometteur et motivé, même issu d’un milieu modeste, pourra effectuer dans des conditions décentes ses cinq années d’études. En France, l’enseignement supérieur public est pour ainsi dire gratuit. En théorie, il donne une chance à tous. La sélection s’effectue autrement, de manière souvent moins explicite, voire inassumée.


d’a : L’État français dépenserait à peine plus pour un étudiant en architecture que pour un élève du primaire...

N.S. : Nous manquons de moyens matériels. Paris-Malaquais, pourtant sommée d’être performante, n’a pas de quoi acheter des ordinateurs, ni même des logiciels ! Pour l’instant, nos locaux sont vétustes et insuffisants. Il a fallu deux ans pour rénover la bibliothèque, qui n’a toujours pas rouvert, et celle des Beaux-Arts est interdite à nos étudiants. Quant au manque d’heures d’enseignement, il est plus préoccupant encore. Faisons un bref calcul : pour 1 000 élèves, les 10 heures par semaine (320 heures/an) de nos 55 enseignants titulaires et associés, même augmentées de quelque 7 000 heures de vacations annuelles, ne représentent que 24 heures d’enseignement par an et par étudiant. Or, pour le nombre de crédits (ECTS) délivrés, nous devrions légalement en dispenser 50, soit plus du double ! Et j’ai bien peur que d’autres écoles françaises soient dans cette situation.

À l’Akademie de Vienne, école publique, mes titulaires doivent 20 heures d’enseignement par semaine, leurs assistants 40. À l’ETH de Zurich, école fédérale, cette durée est de 16 heures hebdomadaires pour un professeur, épaulé par trois assistants dont chaque plein temps représente 41 heures. À l’AA School, les enseignants de projet sont engagés au prorata du nombre d’inscrits dans leur groupe, à raison d’une heure et demie d’encadrement par élève et par semaine. En France, nous sommes loin du compte.


d’a : Qu’est-ce qui vous frappe le plus parmi les conséquences de cette situation, somme toute assez alarmante ?

N.S. : Un certain déficit qualitatif dans les travaux des étudiants. Parmi les diplômes, on trouve peu de ce que j’appelle des « modèles de projet Â», des investigations personnelles originales susceptibles d’engager ou de nourrir le débat sur l’architecture et sur la ville : de la matière à discussion, en somme. On sent rarement ce bouillonnement, ce mélange d’enthousiasme et d’intensité que j’ai connus à Princeton puis à Cornell, et que j’ai vécus à l’AA, comme étudiante puis comme unit master. C’est d’autant plus surprenant que les étudiants français font preuve d’une maturité sociale et d’un sens des responsabilités bien supérieurs aux jeunes Américains, par exemple. Mais ils ne peuvent pas travailler sur place, et d’ailleurs l’école est fermée durant les week-ends. Ils viennent aux cours et aux corrections un peu comme à la fac, à un rythme et dans un état d’esprit assez scolaires, souvent en phase avec l’enseignement lui-même. Je suis surprise aussi par la faiblesse quantitative de la production, à la fois cause et conséquence de la difficulté des étudiants à exploiter leurs idées, à passer à l’acte. Dans les studios, le dessin est souvent considéré comme un simple outil, une convention à acquérir. La représentation est rarement un domaine d’invention, un travail architectural en soi.


d’a : Vous reprochez à ce système sa conception trop « professionnalisante Â» de l’enseignement ?

N.S. : En France, on veut former des praticiens qui transformeront l’environnement par le biais de l’acte de bâtir. Dans les meilleures écoles des pays anglo-saxons et germaniques, on cherche à éduquer des intellectuels complets, qui pourront éventuellement construire mais aussi exploiter dans des domaines tout autres ce qu’ils auront appris avec l’architecture. On forme à une discipline plutôt qu’à un métier.


d’a : Le diplôme institué par la réforme ne vaut plus licence d’exercice, à la différence du DPLG. Est-ce une évolution positive ?

N.S. : Oui, si elle amorce une relation raisonnée et fertile entre l’apprentissage de l’architecture et celui de la profession. Quant à la fameuse licence d’exercice, je ne comprends pas les craintes qu’elle suscite. Il faut établir les justes principes de sa mise en place. À Vienne, nous passerons l’an prochain au même système européen, mais la licence d’exercice existe déjà. Après leur master, pour être habilités à « exercer en nom propre Â», les étudiants diplômés travaillent pendant trois ans en agence, comme salariés et non comme stagiaires. Leurs employeurs doivent consigner semaine après semaine, en une sorte de carnet de bord, leur expérience au fur et à mesure qu’ils l’acquièrent. Selon les exigences de la Chambre des architectes (Bundeskam-mer der Architekten und Ingenieurkonsulen-ten), cette expérience doit recouvrir la totalité des tâches du projet, identifiées à douze phases allant de l’étude de faisabilité au parfait achèvement des travaux. Les types d’activités effectuées sont ventilés selon des grilles horaires établies en fonction du type d’habilitation sollicité auprès de la Chambre, laquelle valide sur ces bases les dossiers présentés. L’enseignement pratique parallèle reste assez sommaire : il est vrai que la construction, par exemple, a fait l’objet d’un enseignement soutenu tout au long des études.

Au Royaume-Uni, les jeunes diplômés pratiquent aussi le salariat en agence pendant deux ans. Leurs employeurs doivent consigner mois par mois, en une sorte de carnet de bord, leur expérience au fur et à mesure qu’ils l’acquièrent. Cet apprentissage est accompagné dans les écoles par des cours de droit, de gestion des contrats, de conduite des projets, etc – pendant une année, un jour par semaine. L’habilitation est obtenue à l’issue d’un examen oral et écrit, jugé par le Royal Institute of British Architects (RIBA). C’est là que le système britannique est littéralement extraordinaire : l’instance qui agrée ensuite l’exercice, l’Architects Registration Board (ARB), est distincte de celle qui a examiné les connaissances acquises. Le RIBA, club de gentlemen éclairés, est garant de la capacité professionnelle du diplôme !


d’a : Quel est votre projet pour Paris-Malaquais ?

N.S. : Mon ambition est de créer une école qui compte dans le milieu et les débats de l’architecture internationale. J’aimerais parvenir à mettre sur pied un enseignement dont la recherche, au sens large, soit le moteur. Celle-ci devrait être liée à la pratique tout au long des études : il faudrait asseoir sur elle, dès la première année d’études, le problème non résolu du doctorat. La position de Paris-Malaquais, au centre de la capitale, sur le site de l’ancienne École des beaux-arts, fait d’elle un lieu urbain par excellence, propice au croisement des univers et des idées. Je voudrais que puissent s’y tenir régulièrement des cycles de conférences publiques ouvertes, où viennent s’exposer tous ceux – architectes, artistes, intellectuels… – qui considèrent la créativité et la construction de la pensée comme partie prenante de leur manière d’être et de travailler. Les étudiants en architecture devraient être confrontés à une multitude de manières de voir le monde, pour pouvoir à leur tour le décrire et l’écrire en plusieurs langues.



* Nasrine Seraji dirige depuis un an l’Ensa de Paris-Malaquais. Architecte basée à Paris mais formée à l’AA School de Londres, elle est familière de nombreuses écoles européennes et américaines.

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