Ara Güler, la ville évanouie

Rédigé par Olivier NAMIAS
Publié le 01/11/2009

Ara Güler

Article paru dans d'A n°186

D’Ara Güler, Orhan Pamuk écrit qu’il « ne photographie pas l’image fortuite des rues d’Istanbul mais leur âme ». L’oeuvre protéiforme du photographe turc nous parvient aujourd’hui comme la symphonie urbaine d’une ville qui échappait encore à l’anonymat des grandes métropoles.

« Ce restaurant café offre une cuisine moderne aux influences turques, comme le çokertme kebap, spécialité de la Côte égéenne, ou les manti, ravioles de viande accompagnées de sauce au yaourt, à l’ail et à la tomate. Fréquenté par les Turcs du quartier, l’ambiance est un peu trendy, sans être trop huppée. La déco rassemble de nombreux objets trouvés çà et là dans les brocantes et donne un côté rétro. Les grandes photos accrochées au mur ou illustrant les sets de table sont l’oeuvre du propriétaire. La terrasse à l’entrée est agréable en été. Le buffet du petit-déjeuner est excellent. Pas d’alcool. » L’établissement stanbouliote décrit dans cette annonce tirée d’un guide touristique n’est autre que l’Ara Café, ouvert par le photographe Ara Güler dans son quartier de Galatasaray, au rez-de-chaussée de sa maison.

Né en 1928, Ara Güler a commencé son activité de photographe à l’âge de vingt ans, après des études d’économie entreprises plus pour se conformer aux voeux de sa famille que par passion. Attiré par le théâtre, le cinéma et la peinture, il débute comme journaliste au quotidien Yeni Istanbul, puis au magazine Hayat. Il couvrira tous les aspects du pays, des plus touristiques aux plus quotidiens. C’est son titre de correspondant officiel en Turquie pour des magazines étrangers comme Time-Life ou Paris Match, doublé du titre d’hôte officieux des plus célèbres photographes du monde, qui lui vaudra de croiser la route des plus grands photographes du monde : Henri Cartier-Bresson, Marc Riboud, Jean-Loup Sieff, Koudelka ou Bruno Barbey. Il sera leur cicérone. Nombre d’entre eux sont membres de l’agence Magnum, qui lui ouvrira également ses portes. Son travail est consacré par de nombreux prix et distinctions : il est nommé membre de l’American Society of Magazine Photographers en 1961, « Maître du Leica » en 1962. Le photographe turc court le monde et se fait aussi portraitiste de talent : Chagall, Calder, Orson Welles, Kazan, Fellini, Yasar Kemal ou Orhan Pamuk passent devant son objectif.


UNE VILLE DISPARUE

Si Ara Güler, aujourd’hui à la retraite, s’occupe de son café et photographie de temps en temps, il gère surtout ses archives – préférant ce mot à celui d’oeuvre – qui regroupent plus de 800 000 clichés, dans les styles les plus variés. Il avait participé, en 1967, à l’exposition du MoMA intitulée « Ten Masters of Colour Photography », mais sa série d’images Lost Istanbul, prises entre 1950 et 1960, est noire et charbonneuse. Elle parle d’une ville devenue métropole, avec son lot de tramways et de fumées. Le village perce sous la cité : le citadin est encore un peu paysan, le navigateur un pêcheur, le passant n’est pas anonyme, les monuments ne sont pas empaillés, le promeneur peut encore s’étonner du nouveau monde en marche.

Ces visions urbaines trouvent un écho dans d’autres ouvrages similaires, comme le Valparaiso de Sergio Larrain, portrait du port chilien remontant aux années cinquante ou, bien sûr, le Paris de Doisneau ou de Ronis, pas si niais qu’on veut bien le dire aujourd’hui. L’idée de faire un portrait de ville dans une sorte de travail choral – ce qu’on pouvait appeler une symphonie de la grande ville – à travers ses bâtiments, ses ensembles monumentaux, ses habitants, est d’ailleurs une tentation de l’époque. Le travail d’Eugène Smith sur Pittsburgh en constitue l’exemple canonique.

Inscrit dans la tradition de la photographie humaniste, Ara Güler ajoute une dimension de réalisme poétique qui rend ses images particulières. Cette ambiance s’explique peut-être par une certaine distance ou une sorte de mécanisme de déviation : le passant, l’habitant, est au centre sans constituer réellement le sujet principal. Sur certaines images, un élément atmosphérique – une fumée, de la neige ou le soleil – vient troubler la vision. Sur d’autres, le flou délibéré anticipe les images de Bernard Plossu. La nostalgie d’un monde en train de disparaître y est déjà perceptible, nous renvoyant à la célèbre formule baudelairienne selon laquelle la forme d’une ville change plus vite, hélas, que le coeur d’un mortel. Que pense Ara Güler de l’Istanbul d’aujourd’hui ? « Toutes ces images illustrent des souvenirs personnels, me rappellent des histoires que j’ai vécues », confie-t-il, en poursuivant : « aujourd’hui la ville est devenue horrible, elle ne ressemble plus à rien ». Elle n’intéresse plus celui que l’on a parfois surnommé un peu pompeusement l’oeil d’Istanbul. La poésie aurait-elle définitivement déserté les villes contemporaines ?

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