Architecture et hôpital à l’épreuve du Covid-19 : Tribune de Jérôme Brunet, Julia Tournaire et Antoine Kersse

Rédigé par Les architectes .
Publié le 02/06/2020

Chantier de l'Institut Jules Bordet à Bruxelles

Brunet Saunier est une agence d’architecture fondée en 1981 par Jérôme Brunet et Eric Saunier, dont la compétence en matière de conception hospitalière est reconnue au-delà des frontières hexagonales. Au début des années 2000, l’agence Brunet Saunier Architecture a commencé à travailler sur des projets hospitaliers, le premier étant l’hôpital de Cannes. Au printemps 2018, l’agence a exposé ses travaux de recherche et d’expérimentation à la Galerie d’Architecture à Paris, sous la forme d’une filiation de l’édifice hospitalier, qui évolue au rythme des progrès de la médecine et des enjeux sociétaux. Brunet Saunier Architecture partage aujourd’hui un état d’interrogation sur le grand dilemme de notre époque en matière de conception hospitalière, à l’heure du Covid-19 : faut-il maintenir les structures existantes, les rénover, les compléter, les étendre par de nouvelles constructions ou au contraire ne faut-il pas mieux reconstruire à neuf plus loin ?


Face au Covid-19, des mesures exceptionnelles sont prises pour répondre à une crise que tous espèrent elle-même exceptionnelle. Plane pourtant au-dessus d’elle le spectre de nombreuses autres à venir. Comment donc outiller, planifier et dessiner l’hôpital pour qu’il puisse absorber sans délais et sans dégâts des contraintes supplémentaires ? Comment le rendre disponible à l’imprévisible ? Ces questionnements guident déjà une partie de la conception hospitalière mais l’ampleur de l’épisode pandémique actuel exige que nous, architectes, les reformulions avec insistance. Car le risque est non seulement que la crise dure mais surtout qu’aucune modification ne soit apportée à des modèles hospitaliers visiblement saturés, et que l’on préfère à leur métamorphose, la pérennisation de dispositifs conçus par et pour l’urgence.

 

URGENCE

 

L’hôpital est en état d’urgence. Il est sous « pression Â», comme le latin urgeo, « pressant Â», du terme « urgence Â» nous l’enseigne. Mais le Covid-19, c’est surtout l’urgence dans l’urgence, la pression en plus qui met l’hôpital en sur-pression. Pour limiter l’implosion, il n’y a alors plus que deux stratégies possibles : ouvrir la vanne en précipitant les sorties ou rallonger la capacité d’accueil. Les évacuations par TGV, les navires médicaux et les hôpitaux de campagne sont les outils de ces tactiques réservées habituellement aux temps de guerre ou aux déserts médicaux. Les hôpitaux de nos villes et métropoles n’ont-ils pas mieux à offrir ?

Face à un hôpital maintenu à flux tendu, il semble qu’il faille trouver au contraire les moyens d’une dépressurisation à long terme de ses services et personnels. Pour fonctionner, un hôpital doit embrasser l’incertitude et être prêt à tout soigner, sans chercher à répondre trop spécifiquement à un programme donné. Il ne peut être un espace ajusté et doit au contraire favoriser, par une organisation flexible, le déploiement de certains services sur d’autres, à différentes échelles et niveaux d’urgence. Ainsi pré-pensés, les secteurs déjà équipés de la chirurgie ambulatoire pourraient être rapidement convertis en services de soins intensifs. D’autres espaces, comme les chambres d’hébergement conventionnelles, pourraient être dimensionnés et agencés dans l’optique de passer facilement du résidentiel au vital. Et, enfin, le pré-équipement des espaces neutres tels que le hall, les circulations, les attentes, ou encore les zones de stationnement, permettrait d’augmenter en cas de besoin la capacité générale de l’hôpital.

Modeler une forme de souplesse, amplifier l’usuel, irriguer des espaces sans fonction dominante, planifier l’agilité et aménager la réactivité, ces précautions reviennent finalement à intégrer au sein même de l’édifice hospitalier une ou plusieurs soupapes de décompression à très court, moyen et long terme. Cet hôpital est un hôpital nécessairement généreux. Généreux au quotidien pour une réponse exceptionnelle à l’urgence.

 

HOSPITALITE

 

Avant l’hôpital, il y avait l’hospice, lieu de refuge pour les nécessiteux. Avec le développement de la médecine comme science, ces hospices sont peu à peu devenus des lieux de soin ouverts à tous. Aujourd’hui, la tendance est à la transformation de l’hôpital en un équipement de pointe, une machine curative à haute performance hospitalière. Pour suivre la trajectoire de ce « virage ambulatoire Â», la préparation et la convalescence sont peu à peu prises en charge en dehors de l’hôpital, au sein de services hôteliers situés à proximité, ou à distance depuis l’espace domestique. Cette domestication du soin, rendue possible par le développement du monitoring à distance, nous amène alors à nous demander si un hôpital qui n’héberge plus continue d’être un hôpital hospitalier ? Et vers où cette hospitalité est-elle transférée si elle n’est plus à l’hôpital ?

 

Traditionnellement couché, le patient reste désormais debout le plus longtemps possible, valide jusqu’à sa prise en charge médicale. Devenu un espace de déambulation verticale plus que de résidence horizontale, un lieu parcouru et mobile plus qu’un décor immobile, un maillage de fonctionnalités plus qu’une centralité, l’hôpital doit mettre en place un nouveau cheminement de soin qui perpétue l’hospitalité dans l’absoluïté[1]de ses exigences. Garante de la prise en charge égalitaire de nos fragilités individuelles, elle doit survivre à toute crise ou restructuration qui tenteraient de l’atrophier.

L’architecture de l’hôpital peut exalter cette hospitalité, comme symbole et moyen d’une organisation collective de la santé, nous rendant toujours plus solidaires et non solitaires devant la gestion de notre humanité. Scène du visible comme de l’invisible, elle doit savoir quand faire disparaître la machine pour libérer les songes et quand la faire apparaître pour calmer les craintes. Seule la poétique bien huilée d’un hôpital confortable, à la matérialité délicate et durable, aux espaces nobles ouverts sur leur environnement et baignés de lumière naturelle saura affecter le patient par les sens et remplacer l’image de son morcellement par l’expérience de son rétablissement.

 

TRANSMISSION

 

Le virus est aveugle aux frontières qui ceinturent habituellement les pays, les individus et même les espèces. Sa transmission est plus rapide que nos systèmes de fermeture, dont la virtualité et l’inefficacité nous apparaissent aujourd’hui avec force. Face à une menace sans bornes, nous trouvons pourtant refuge derrière les mêmes réflexes archaïques de repli et de clôture. Aux murs d’enceinte de nos villes et villages se substituent simplement les bulles plastiques déployées autour de nos organismes. La distance implicite entre nous et les autres, variant selon les cultures et constituant notre dimension cachée[2], aura fini par se matérialiser. Sauf qu’ainsi cristallisée, elle n’est plus négociable et fait même la fortune des technologies du sans-contact.

 

Heureusement, très vite asphyxiés par la restriction de nos possibilités de contact et de parole, nous avons aussi réagi à cette condition commune par un partage à grande échelle des expériences, réflexions et émotions activées par la pandémie. Les transferts de connaissance et de savoir-faire se sont intensifiés, soulageant en partie notre espacement forcé. Et c’est grâce à la mutualisation des ressources, à la mise en réseau de nos forces productives, au partage en libre accès de certaines données et à la fédération d’une recherche mondialisée, qu’il semble aujourd’hui possible de surmonter la crise et d’amorcer notre rapprochement.

L’hôpital n’est pas affaire de distances et de limites. Il est au contraire lieu de transmission et interface d’échanges. On y entre, le traverse et en ressort, avec moins d’appréhension et plus d’espoir, moins d’insuffisance et plus d’énergie, moins d’interrogations et plus de connaissances. Le sans-contact à l’hôpital n’a donc de sens que si il est mis au service d’une reprise de contact des hommes entre eux et avec leur propre corps. Accélérons les transmissions lorsque celles-ci favorisent la recherche, et déployons l’automatisation si elle permet au personnel soignant de recouvrer ses capacités à apprendre, enseigner, accompagner et prendre soin des patients, mais ne faisons pas de la distanciation la mesure de l’hôpital.

 

L’architecture hospitalière est autant gestion des flux que maîtrise des proximités. Justement formalisée, elle est le passage entre la machine et l’humain, la rationalité et la générosité, la technicité et la sensibilité. Justement mesurée, elle est un moyen d’aller au-devant de l’urgence et d’assurer la continuité sans faille de l’hospitalité. Bien sûr, elle ne peut rien toute seule et implique la convergence d’une multitude d’acteurs, des politiques aux maîtres d’ouvrage, bureaux d’études, programmistes et économistes, sans oublier les médecins et soignants. Elle est aussi une question de société qui nous concerne tous : quel hôpital désirons-nous ? Un hôpital qui ne fait que suturer les multiples délitements en cours et qui rend stérile nos liens ? Ou un hôpital qui nous aide, à l’inverse, à recouvrer notre vitalité et à cultiver notre mise en commun ?

 

Nous ne pouvons prévoir le visage de la prochaine crise. Nous sommes en revanche certains que l’imprévisible surviendra. Faisons donc preuve d’optimisme et de clairvoyance, cultivons notre volatilité et acceptons notre vulnérabilité, pour faire de l’anticipation l’anti-corps de notre immunité collective.

 

 

Jérome Brunet est architecte et fondateur de Brunet Saunier Architecture. L’agence travaille actuellement en France, à Paris, sur le Nouvel Hôpital Lariboisière, l’extension de la Fondation Rothschild, la Faculté des Sciences Condorcet , les gares du Grand Paris d’Issy et de Rungis et, à l’étranger, sur l’Institut Jules Bordet à Bruxelles et les CHU de Helsinki et d’ Alger.

Antoine Kersse est architecte. En charge du commissariat de l’exposition Phylum H à la Galerie d’Architecture en 2018, il poursuit ce projet de recherche sur la production de l’agence Brunet Saunier Architecture dans le secteur de la santé en assurant la direction de l’ouvrage Phylum H, Brunet Saunier Architecture on Healthcare paru aux éditions Hatje Cantz, Berlin en mars 2020.

Julia Tournaire est architecte-urbaniste et diplômée de l’EHESS en linguistique. Elle partage son activité entre enseignement dans des écoles d’architecture et recherche prospective indépendante sur les espaces du commun et les nouvelles formes d’habiter. Elle signe en 2020 la préface de l’ouvrage Phylum H, Brunet Saunier Architecture on Healthcare.




[1] Schérer, René (1993), Zeus Hospitalier. Eloge de l’hospitalité, Paris, Ed. Armand Colin.

[2] T. Hall, Edward (2014), La dimension cachée, Paris, Ed. du Seuil.

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