Architecture et psychanalyse : Rêver, habiter, parler aujourd'hui

Rédigé par Yann DIENER
Publié le 07/02/2008

Jardin Möbius

Dossier réalisé par Yann DIENER
Dossier publié dans le d'A n°170 Yann Diener a recueilli des fragments de propos d'architectes et de psychanalystes autour de mêmes questions (habiter l'espace, habiter son corps, habiter le langage) et les a articulés, en les alternant. Cette méthode n'est pas sans rappeler celle d'un Walter Benjamin qui, dans son livre sur les passages, juxtapose des citations selon le principe d'un montage se passant de tout commentaire. Le but est ici d'éviter d'enfermer les différents propos dans le carcan d'une interprétation univoque. Le lecteur pourra ainsi lire ces citations dans l'ordre proposé ou les parcourir autrement. Comme des fragments d'un ou de plusieurs rêves qui donnent à lire un texte nouveau selon que l'on modifie leur agencement, l'interprétation et le commentaire émergeront après coup de ces parcours comme le produit de lectures à chaque fois singulières.

§ 1. « Après mes consultations, vers neuf heures du soir, au moment où je m'apprête à m'allonger tranquillement sur mon sofa avec un livre sur Mathias Grünwald, la pièce, mon appartement perdent brusquement leurs murs. Effrayé, je regarde autour de moi : aussi loin que porte le regard, plus de murs aux appartements. J'entends un haut-parleur hurler : "Conformément au décret sur la suppression des murs du 17 de ce mois..." »
Il s'agit d'un rêve fait par un médecin allemand de quarante-cinq ans, en 1934, un an après l'avènement du IIIe Reich. L'un des trois cents rêves recueillis par Charlotte Beradt de 1933 à 1939 et publiés en français en 2002 dans Rêver sous le troisième Reich. Née en 1901 et morte en 1986, allemande, amie de Hannah Arendt, Charlotte Beradt voulait témoigner de l'infiltration du totalitarisme dans les esprits jusque dans l'activité onirique. Durant la période nazie, elle mettait ses notes à l'abri en les postant à des amis à l'étranger.
§ 2. Jacques Lacan se réfère souvent à l'architecture. Son retour à Freud, ses apports à la psychanalyse, ont partie liée avec des questions qui croisent celles des architectes (habiter son corps, habiter l'espace, habiter le langage). Lacan soutient que l'homme habite le langage ; il parle de stabitat qu'est la parole. En retour de cet intérêt de Lacan pour l'architecture, certains travaux d'architectes peuvent contribuer à éclairer son enseignement réputé difficile, à montrer que la psychanalyse n'est pas une psychologie des profondeurs, à trouver une écriture pour une clinique spécifiquement psychanalytique. La topologie des surfaces, issue de la géométrie non euclidienne, sert à certains architectes pour appréhender les différents lieux du sujet ; elle est également nécessaire en psychanalyse pour appréhender les formations de l'inconscient.
§ 3. Les formations de l'inconscient que sont les rêves, les lapsus et les symptômes sont des formations langagières qui servent à déguiser un fantasme, lequel ne peut pas s'énoncer tout nu du fait des contraintes sociales. La linguistique et la topologie sont donc nécessaires pour appréhender les manifestations de l'inconscient autrement que par nos habituelles images anthropomorphiques. On a trop tendance à personnifier les instances psychiques, on les spatialise, on les localise : le ça, le moi et le surmoi deviennent des personnages qui se livrent des combats aux règles obscures. Mais ce sont les traductions de Freud en français qui ont fait de l'inconscient freudien un subconscient, un appareil fait de couches plus ou moins conscientes ; ces traductions ont fait de l'Unbewusst freudien un sac à pulsions et à affects qu'il s'agirait de vider par un flux de paroles ininterrompu. Lacan, avec Freud, montre que le sujet est dépendant des signifiants qui le déterminent et non d'une machinerie instinctuelle.
§ 4. Suite du rêve qu'a fait le médecin en 1934 : « Je vis au fond de la mer pour demeurer invisible après l'ouverture publique des appartements. »
§ 5. Pour montrer que les lapsus, les rêves et les symptômes ne fonctionnent pas selon les catégories occidentales (kantiennes) de l'es-pace et du temps, Lacan a dû faire appel à la topologie des surfaces et à la théorie des nœuds. Chacun de nous a pu constater que dans les rêves il n'y a pas le même rapport
au temps et à l'espace que lors de la veille. L'espace et le temps sont tordus par les rêves. C'est pourquoi Lacan a tenté de tordre l'espace de nos représentations à l'aide de la géométrie non-euclidienne, dans laquelle la droite n'est pas le chemin le plus court entre deux points et la somme des angles d'un
triangle peut être différente de 180°. Les rêves et les symptômes sont littéralement tissés par des signifiants, qui suivent des trajectoires non-euclidiennes : ils s'associent par proximité phonétique plus que par proximité de sens. Les formations de l'inconscient sont de ce fait construites comme des rébus, et donc lisibles à condition de se détacher du sens des images utilisées et d'entendre leur enchaînement phonétique. Pour se figurer en rêves et en symptômes, les désirs interdits utilisent la condensation et le déplacement, des mécanismes qui correspondent aux figures langagières que sont la métaphore et la métonymie. Un désir interdit va, par exemple, utiliser un élément phonétique commun entre deux noms pour se déplacer de la personne aimée vers un autre personnage dans le rêve. Que ces formations de l'inconscient aient des propriétés non-euclidiennes, on s'en rend plus facilement compte dans les rêves du fait de leur étrangeté. Mais les lapsus et les symptômes suivent la même logique langagière, subissent les mêmes déformations. Leurs particularités ne peuvent donc pas être appréhendées sans la topologie.
Un rêve peut condenser des lieux géographiquement éloignés ; par exemple, deux appartements qu'on a habités à plusieurs années d'intervalle sont mis en continuité (dans un espace topologique, aucune métrique, ni aucun ordre ne sont pris en compte). Autre exemple : une femme rêve qu'elle porte un sac poubelle, et qu'en même temps elle est à l'intérieur du sac. Cette mise en continuité de l'intérieur avec l'extérieur n'est appréhendable que par la figure topologique de la bouteille de Klein, qui subvertit l'opposition intérieur/extérieur. Une opposition qui organise pourtant notre espace quotidien.
Mais les surfaces topologiques sont encore trop sujettes à des projections imaginaires anthropomorphiques ; Lacan passe alors, en 1972, à la théorie des nÅ“uds, une autre branche des mathématiques. Encore moins local, moins dépendant des catégories kantiennes, le nÅ“ud borroméen lui permet de mettre au travail les trois registres – réel, symbolique et imaginaire –, noués de telle sorte que si un seul des trois ronds est coupé, la chaîne est rompue1.
§ 6. C'est après-coup que Charlotte Beradt a fait un livre des rêves qu'elle avait recueillis et mis à l'abri ; livre publié en 1966 aux États-Unis, en 1982 en Allemagne, et traduit en 2002 en France. Charlotte Beradt nous donne à lire un matériel brut, qui en lui-même nous aide à penser des situations actuelles, comme par exemple l'architecture de la transparence, qui modifie la barrière entre le privé et le public.
§ 7. En 1914, dans Glasarchitektur, l'essayiste berlinois Paul Scheerbart (1863-1915) anticipait sur les bâtiments qui composent aujourd'hui nos villes, ces immeubles tout en verre par lesquels certains architectes contemporains tentent de faire disparaître les murs de nos appartements. Scheerbart parle de « civilisation du verre » : « Le nouveau milieu qu'elle créera transformera complètement l'homme2. »
§ 8. En 1997, les architectes Ben van Berkel et Caroline Bos se réfèrent au ruban de Möbius, qui présente la propriété de n'avoir qu'une seule face. Ils construisent la maison Möbius, toute en verre et béton, sans aucune cloison.
§ 9. Sur le devenir des murs, Lacan donnait indirectement son point de vue en 1972, lors du séminaire « Le savoir du psychanalyste Â» : « On omet trop souvent que l'architecte, quelque effort qu'il fasse pour en sortir, il est fait pour ça, pour faire des murs. Â»
§ 10. Le rêve du médecin allemand renvoie au roman d'Eugène Zamiatine, Nous autres. Dans ce pamphlet contre Staline écrit en 1920, première anti-utopie qui influença Orwell pour son 1984, Zamiatine met en scène une dictature qui impose des immeubles d'habitation transparents, forme généralisée du panoptique, du contrôle social. « Arrivé à la maison, je courus au guichet, montrai au gardien mon ticket rose et reçus en échange la permission d'utiliser les rideaux. Nous n'avons ce droit qu'aux jours sexuels. D'habitude, dans nos murs transparents et comme tissés de l'air étincelant, nous vivons toujours ouvertement, lavés de lumière, car nous n'avons rien à cacher, et ce mode de vie allège la tâche pénible du Bienfaiteur. Autrement, on ne sait ce qui pourrait arriver. »
§ 11. Paul Scheerbart à nouveau : « Le verre, ce n'est pas un hasard, est un matériau dur et lisse sur lequel rien n'a prise. [...] Le verre, d'une manière générale, est l'ennemi du mystère. Â»
§ 12. Jean Nouvel, au début des années quatre-vingt, prônait « l'architecture de la bi-dimensionnalité ». Il s'agissait ni plus ni moins d'« échapper à la fatalité de la pesanteur, à la matérialité de la construction ». Son immeuble Cartier est pris entre deux écrans de verre, plus hauts et plus larges que l'édi-
fice principal, lui-même constitué de façades de verre. Qualifié par Jean Nouvel d'« évanescent », le bâtiment donne aux personnes un contour « flou et laiteux ».
§ 13. Eugène Zamiatine, toujours dans Nous autres : « Combien grande est la sagesse divine des murs et des obstacles ! C'est peut-être la plus grande des découvertes. L'homme n'a cessé d'être un animal que le jour où il a construit le premier mur. »
§ 14. Jacques Lacan en 1959 : « [...] nul bâtiment, sauf à se réduire à la baraque, ne peut-il se passer de cet ordre qui l'apparente au discours3 ».
§ 15. Richard Meier : "I do believe that build-ings should speak" : « je suis persuadé que les bâtiments devraient parler ».
§ 16. Lacan, en 1972, parle de « stabitat qu'est la parole ». Reprise de Heidegger en 1946 :
« Le langage est la maison de l'Être. Dans son abri, habite l'Homme. »
§ 17. Dans une conférence tenue en 1951,
« Bâtir, habiter, penser », Heidegger montre que bauen, bâtir, construire, a la même racine que le bin de Ich bin, « je suis » et qu'ainsi « je suis » veut dire « j'habite ».
§ 18. En 1973, Lacan qualifie de « dimensions » ses trois registres réel, imaginaire, symbolique (RSI), noués par le nÅ“ud borroméen ; il écrit « dit-mansions » (de mansion, la demeure), la maison du dit : RSI est le lieu d'habitation de la parole.
§ 19. En 1962, dans son séminaire « L'identifi-cation Â», Lacan parle d'ambiguïté dans l'art : « Cette singulière ambiguïté d'un art sur ce qui apparaît de sa nature de pouvoir se rattacher aux pleins et aux volumes, à je ne sais quelle complétude qui, en fait, se révèle toujours soumise au jeu des plans et des surfaces, est quelque chose d'aussi important, intéressant, que de voir aussi ce qui en est absent, à savoir toutes sortes de choses que l'usage concret de l'étendue nous offre, par exemple les nÅ“uds, tout à fait concrètement imaginables à réaliser dans une architecture de souterrains, comme peut-être l'évolution des temps nous en fera connaître. [...] Mais il est clair que jamais aucune architecture n'a songé à se composer autour d'une ordonnance des éléments, des pièces et communications, voire des couloirs, comme quelque chose qui, à l'intérieur de soi-même, ferait des nÅ“uds. Et pourquoi pas pourtant ? »
§ 20. Trente ans plus tard, Ben van Berkel et Caroline Bos lui répondent. Ce sont justement les règles de ce jeu des plans et des surfaces qu'ils cherchent à changer, en prônant l'ambiguïté dans l'architecture. Commen-tant leur projet pour la gare d'Arnhem, ils écrivent : « Un schéma n'étant jamais une trouvaille entièrement fortuite, nos recherches sur le fonctionnement du quartier nous ont conduits à étudier les nœuds mathématiques, car nous avions eu l'intuition qu'un paysage fait de creux pouvait être perçu comme un nœud fait de surfaces planes. Le résultat de tout cela était une bouteille de Klein, reliant les différents niveaux de la gare de façon hermétique. Cette figure est profondément ambiguë tout en étant compréhensible : en passant de la surface au vide et inversement, son espace se trans-forme mais reste continu. » Leur objectif est de donner aux utilisateurs du parking souterrain l'impression d'être en surface.
§ 21. Lacan, en 1962, toujours lors du sémi-naire sur l'identification, alors qu'il parle du tore comme d'une figure topologique du sujet, se réfère au texte de Kafka intitulé « Le terrier », avant de parler de l'homme comme animal
de terrier, ou animal de tore. Lacan fait alors le
lien entre le texte de Kafka et un texte de Dostoïevski, « Mémoires écrits du souterrain ».
§ 22. Réalisé par Daniel Liebeskind, le Jüdisches Museum à Berlin n'a pas d'entrée directe. On y accède par un souterrain, depuis un autre musée proche, le musée de Berlin.
§ 23. Selon Hannah Arendt, Walter Benjamin s'intéresse aux passages parisiens parce qu'ils constituent des espaces à la fois intérieurs et extérieurs.
§ 24. En 1995, l'architecte Peter Eisenman dessine la Max Reinhardt Haus pour la Ville de Berlin. Un immeuble en forme de ruban de Möbius. Eisenman considère que la Ville a refusé le projet du fait de la référence de ce « bâtiment cristal » à la Reichskristallnacht, la Nuit de cristal du 9 novembre 1938.


Notes
1. Le Réel, le Symbolique, l'Imaginaire.
2. Paul Scheerbart, Glasarchitektur, Berlin, Der Sturm, 1914 ; trad. française de P. Galissaires, Architecture de verre, Paris, éditions Circé, 1995, p. 148.
3. « Sur la théorie du symbolisme d'Ernest Jones Â» (1959), in Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 698.

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