Avatar ou le relief aux confins du physique et du mental.

Rédigé par Arnaud FRANÇOIS
Publié le 01/04/2010

Avatar

Article paru dans d'A n°190

Avatar est un film hallucinant, dans tous les sens du terme. Le film de James Cameron est devenu en quelques semaines un phénomène culturel planétaire. Alors que son esthétique en 3D est déjà en train de transformer l'imaginaire technologique contemporain, nous nous sommes interrogé sur la nature de cette nouvelle spatialité afin de mieux comprendre comment notre rapport à l'architecture pourrait s'en trouver lui aussi bouleversé.

Avatar est autant un conte écologique qu'une fantastique réflexion sur les univers virtuels. À l'heure où la nature est abordée en tant qu'écosystème c'est-à-dire dans ses processus invisibles, Cameron invite le spectateur à s'introduire dans une autre nature. Nature qui n'est plus tout à fait naturelle car animée par un flux spirituel reliant l'ensemble des êtres et des éléments. À moins de prendre acte que ce monde étrange est une nature rêvée, une nature mentale, le monde d'Avatar semble renouer avec les plus vieux mythes de l'humanité. Sur la planète Pandora, les êtres peuvent se connecter les uns aux autres comme dans un vaste réseau cérébral. Les sous-bois s'illuminent au contact des habitants, les Na'vis. Des îles flottent dans le ciel et de petits animaux se déplacent dans les airs comme s'ils évoluaient dans un milieu marin. Et pourtant, la performance de ce film est de donner l'impression que ce monde imaginaire est organique.

 

Trois inversions du rapport entre le physique et le mental

Avatar est un film révolutionnaire, non seulement parce qu'il harmonise un ensemble d'innovations technologiques dans le domaine de l'imagerie numérique, mais surtout parce que ces performances produisent trois retournements du rapport entre le physique et le mental.

Depuis l'invention du cinéma, l'imaginaire est représenté par des scènes issues du réel. Même si les lieux du récit sont manifestement oniriques, comme dans certaines scènes des films de David Lynch, leur représentation passe par des prises de vue réelles. Cette nécessité cinématographique a développé au XXe siècle un sens de l'imaginaire tout à fait particulier, provenant inévitablement de l'expérience du réel. L'ensemble des architectures du XXe siècle témoigne de cette relation, sûrement l'une des caractéristiques majeures de l'épistémologie de ce siècle.

Or le monde d'Avatar s'impose d'emblée comme étant fantastique dans sa nature même. C'est un pur produit de l'esprit, un univers virtuel qui n'existe pas. Et la grande affaire de ce film reste pourtant de faire croire à sa réalité physique. La dynamique du rapport entre le physique et le mental est donc à l'opposée de celle qui régna au siècle dernier. Pour cela, James Cameron a amélioré, ou mis au point, trois technologies de l'image numérique.

1. Le scénario repose sur l'incarnation d'un individu dans son avatar, habitant un monde onirique pourtant proche. Le film tire sa force du réalisme de cet être virtuel, à commencer par la précision et la plasticité des textures et des peaux. Mais la nouveauté réside davantage dans la présence physique presque intérieure, subjective, du Na'vis ; dans le réalisme inouï de l'expression des émotions, des sentiments et des pensées produits par les moindres mouvements du corps et mimiques du visage : plissements de la bouche, clignements furtifs des yeux, etc. Pour y parvenir, Cameron a mis au point une mini caméra haute résolution portée par l'acteur à quelques centimètres de son visage : elle numérise en 3D ses plus infimes mouvements, sans passer par les multiples capteurs encombrant le jeu des acteurs. Cet enregistrement permet à des êtres virtuels d'exprimer, en nuance, toute une palette de sentiments qui les font paraître alors de chair et de sang.

2. L'autre manière de faire croire à l'organicité du Na'vis vient de ses interrelations avec l'environnement. Ses moindres gestes s'inscrivent parfaitement dans les lieux virtuels grâce à une autre invention, le système Simulcam. Il consiste à faire jouer les acteurs devant une restitution en temps réel du décor virtuel dans lequel évoluent les personnages, alors que cette inscription s'effectuait auparavant en post-production.

3. La troisième innovation d'Avatar repose sur l'invention d'une nouvelle caméra 3D avec autofocus relief : la « Fusion Cameron-Pace Â». Plus légère, donc plus mobile, elle permet de réaliser un film 3D qui semble « naturel Â». James Cameron n'utilise pas le relief pour son effet, il cherche au contraire à faire en sorte que cette nouvelle esthétique devienne normale. C'est cette mise en relief qui rend également physique la présence des Na'vis. Pourtant, nous savons que cette 3D est une illusion d'optique, une production mentale.

Ainsi, paradoxalement, la nature de cet univers onirique devient réelle dans la mesure où ces êtres virtuels semblent organiquement habités par une âme, et le relief de ce monde est une illusion de l'esprit. Par une série de retournements sur le rapport entre physique et mental, Avatar révèle que la sensation physique est aussi et surtout une affaire psychique et mentale.

Au fond, Avatar explore, en cinéma, la physique de l'espace mental. Pourquoi le relief fonctionne-t-il tout particulièrement ici ? Quelle est la nature de l'espace en relief ? Ce procédé optique va-t-il réduire au silence la critique selon laquelle l'image est incapable de représenter l'espace architectural en trois dimensions ?

 

L'alliance entre relief et virtuel

Après deux périodes d'essai (les années cinquante, puis soixante-dix), le cinéma en relief se trouve propulsé au premier plan par ce film. Il s'agit de comprendre pourquoi le cinéma en 3D s'impose naturellement dans Avatar, alors que dans les périodes précédentes, il ne restait qu'une simple curiosité technique supplémentaire. Pour comprendre cette évidence, il convient d'identifier le référent de cette nouvelle imagerie. À quelle réalité, à quel monde en trois dimensions ce cinéma fait-il appel pour s'imposer ?

Dans les périodes passées, le référent du cinéma en relief était la réalité physique. Or l'immatérialité des scènes en relief ne peut rivaliser avec la corporalité et la pesanteur du réel. À vouloir trop imiter le réel, le cinéma perdait sa puissance d'illusion. Les corps immatériels flottant dans les trois dimensions de l'espace ne pouvaient pas tenir face au poids des corps. Le cinéma en relief était paradoxalement moins réaliste que le cinéma classique. Le cinéma en 3D parvient à s'imposer aujourd'hui car, contrairement aux apparences – nous l'avons vu –, ce n'est pas la réalité physique qui est privilégiée mais un monde virtuel, onirique et mental.

Le monde d'Avatar est une émanation, en cinéma, de la 3D informatique, qui est déjà elle-même un monde de corps, certes immatériels et numériques, mais ontologiquement en 3D, même s'ils ne peuvent apparaître que par l'intermédiaire de l'écran. Il semble donc logique que, se référant à la réalité virtuelle qui fait partie dorénavant de l'imaginaire collectif, le cinéma en relief trouve naturellement sa place.

Cette pratique de l'univers virtuel qui se répand depuis une vingtaine d'années transforme peu à peu le rapport entre le réel et l'imaginaire. Cette question est cruciale en architecture, surtout à propos du rapport à l'espace. Au début du XXe siècle, F. L. Wright ou Le Corbusier, mettant en avant la réalité physique, soulignaient la nécessité de savoir imaginer le projet avant de le concevoir, de savoir le voir mentalement dans l'espace. Imagination et expérience physique ne s'opposent pas, bien au contraire. La spatialité est justement ce qui réunit le physique et le mental dans une même dimension. Il s'agissait alors d'incarner, par l'architecture, une vision mentale de l'espace, diaphane, immatérielle, dont paradoxalement la structure restait visuelle et optique, c'est-à-dire étendue dans la profondeur.

 

La spatialité du relief et sa physique mentale

Le cinéma en relief en tant qu'émanation de la réalité virtuelle change la donne. Ce nouvel effet de réel produit un espace qui n'est plus en priorité en profondeur (dans le sens de creuser le plan de l'image), comme depuis l'invention de la perspective, et qui était reconduit par le cinéma au début du XXe siècle. Dans Avatar, la structuration de l'espace vers l'infini de l'horizon est inversée. La dynamique de l'espace va vers le spectateur et tend à sortir de l'image pour aller le « toucher Â» et « l'envelopper Â». C'est bien le relief qui est en jeu, c'est-à-dire la poussée des corps et non leur fuite vers le lointain. Face à l'image en relief, le spectateur subit une immersion, il participe au volume de ce monde, aussi mental soit-il. Avatar rompt avec cette idée que l'espace mental est plan, il en révèle la physique propre, souvent pressentie mais qu'aucun moyen de représentation ne permettait jusqu'alors d'identifier véritablement.

Certaines esthétiques de la fin du XIXe siècle reposaient déjà sur des sensations physiques qui restaient des projections mentales dans la mesure où elles ne passaient par aucune expérience du toucher. Elles exploraient le sentiment d'intropathie, c'est-à-dire l'impression de pénétrer la physique des êtres afin d'en saisir l'âme. Prenons par exemple l'architecture de Van de Velde, à la recherche d'une fusion entre l'élan spirituel et la vie physique du bâtiment. Jeanneret, avant de devenir Le Corbusier, faisait appel au « sentiment de corporalité Â» : la capacité de sentir dans la distance la physique du corps de bâtiment. Autant de quêtes témoignant de sensations physiques abstraites qui, bien que projetées dans le réel, sont issues nécessairement d'une faculté mentale. D'ailleurs, certaines architectures des années vingt, bien qu'étant à dominante visuelle, conservent le souvenir de cette imagination physique caractéristique de la fin du XIXe siècle.

Si les architectures de la période « blanche Â» de Le Corbusier sont imaginées pour le déplacement de l'Å“il et le cadrage de vues, elles témoignent également d'une réminiscence de la sensation de corporalité par enveloppement des volumes. La promenade architecturale de la villa Savoye articule autant un jeu de profondeurs qu'un surgissement de volumes, le vide de l'espace et la corporalité du bâtiment s'enveloppant mutuellement. De même, le pavillon de Barcelone de Mies van der Rohe organise l'espace à travers des fragments de parois. Les vides et l'abstraction de l'espace s'imposent à l'intérieur du volume éclaté du bâti.

Cette manière d'articuler l'espace (visuel) à la sensation physique (imaginée) disparaît au cours des années trente pour atteindre, dans les années quarante, la séparation radicale entre le visuel et le matériel. Retrouver une architecture qui a du corps passe dorénavant par un expressionnisme de la matière (nouvelle période de Le Corbusier) ou par des bâtiments en forme de vastes cadrages visuels sur le paysage (Mies van der Rohe). Cet antagonisme traverse depuis l'ensemble de l'esthétique architecturale, notamment dans le couple paradoxal Claude Parent/Jean Nouvel, où le premier pense retrouver la substance du réel par une hypermatérialité, tandis que le second transforme l'architecture en jeu de reflets et d'images.

La sensation physique n'est pas seulement une affaire de matérialité ; c'est ce que nous rappelle l'esthétique en relief d'$Avatar$. De même, il n'existe pas d'amour physique sans fantasmes et les impressions physiques des rêves, leur érotisme, sont parfois plus intenses que les sensations réelles. Le cinéma virtuel en relief va permettre d'explorer les confins de la perception, là où les sensations physiques s'annoncent également comme des productions mentales, le résultat d'une activité cérébrale.

$Avatar$ disqualifie l'idée selon laquelle l'univers virtuel est trop abstrait, sans physique. Ce film participe à la découverte de la géographie toute particulière de ce monde que certains architectes, à leur manière, explorent déjà, en utilisant depuis quelques années, à l'instar des cinéastes, les images de synthèse.

 

Vers un fantastique architectural

 

L'architecture japonaise semble en avance dans ce retournement entre le physique et le mental. Est-ce parce que l'esprit oriental n'a jamais véritablement séparé l'espace mental du monde physique ? Ainsi, le projet de Toyo Ito à Fukuoka, formé d'« ondulations topographiques Â», met en Å“uvre une spatialité en relief qui ne doit plus rien à l'éloignement optique. Par ce jeu plastique, l'abstraction de l'espace naît de soulèvements géographiques convoquant spontanément le fantasme de sensations physiques. Prenons également les ateliers pour étudiants de l'Institut technologique de Kanagawa réalisé par Junya Ishigami+Associates, où les poussées s'exerçant dans la forêt de piliers semblent évanescentes. Ce flottement fait émerger la spatialité de la physique même du bâtiment.

Songeons également à l'architecture de SANAA faite de corps de bâtiments en quête d'immatérialité. Cette architecture blanche, rappelant celle des années vingt de Le Corbusier, n'est pourtant plus imaginée dans un espace visuel. Le corps de bâtiment retrouve son intégrité en tant que volume simple. La question n'est plus celle de la découverte des volumes sous la lumière. Il s'agit désormais d'abolir la substance physique de ces corps intègres et autonomes pour les transformer en pure lumière. La mise à distance du visuel a disparu afin de mettre en jeu une physique de l'abstraction. Nature et paysage deviennent des éléments fondamentaux dans la mesure où l'architecture tend à faire émerger une présence abstraite, lumineuse, à partir de la physique de la nature. La physique du paysage peut alors se transformer en géographie mentale.


Ce n'est pas un hasard si, dans un article intitulé « Une maison avec plasticité et non flexibilité Â», Ryue Nishizawa, de l'agence SANAA, cite la philosophe Catherine Malabou. Dans son ouvrage Que faire de notre cerveau ?*, elle cherche à tirer toutes les conséquences phénoménologiques des découvertes en neuroscience. Elle rappelle que cette science récente, qui traite de l'émanation de l'esprit à partir de la physiologie du cerveau, découvre un monde nouveau : celui qui, vivant en nous, constitue notre intimité même. Nous ne remarquons pas cette plasticité du cerveau car elle nous est trop proche, comme un milieu dans lequel nous baignons sans nous en rendre compte. C'est pourtant là, dans le cerveau, que se spiritualise la matière. Émettons l'hypothèse que c'est la condition physiologique de l'émergence de l'esprit qui produit cette sensation si étrange de ressentir physiquement les êtres et les choses éloignés ou rêvés.

L'esthétique du monde mental et imaginal, notamment sa physique et sa géographie toute particulières, reste un vaste champ d'exploration. $Avatar$ et quelques architectures tracent les pistes de cette quête. Pour en savoir plus, courons voir $Alice au pays des merveilles$ en 3D, de Tim Burton, à l'affiche depuis fin mars.

 

* Catherine Malabou, Que faire de notre cerveau ?, Paris, éd. Bayard, 2004.

 

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