Les architectes sont des humains comme les autres : ils aiment les prix qui regonflent leur orgueil et leur apportent une reconnaissance. Qui n'a pas rêvé, au moins une fois, d'être lauréat du grand prix de Rome, pardon, du Pritzker, souvent présenté comme le prix Nobel en architecture ? Ce Graal étant hors de portée du commun des mortels, il existe fort heureusement d'autres récompenses plus accessibles : un César par exemple, l'Équerre d'argent, réservée à l'Hexagone mais difficile à décrocher malgré tout. Autant se rabattre sur les prix du public, le prix de la meilleure maison verte, du meilleur bâtiment en vitre teintée, du mieux chauffé, de l'architecte le plus sexy, etc., pour accéder enfin à la distinction. Ces différentes récompenses ont un point commun : décernées par les architectes eux-mêmes ou par le public dont on aura au préalable guidé la main, elles distinguent dans leurs meilleures cuvées l'élève hors pair, celui dont le talent inimitable écœure ou éblouit, ou les mauvaises années le moins mauvais, le bon élève, le bâtiment sage qui, à défaut d'avoir brillé, a fait ce qu'on attendait de lui.
Le fond du propos est bien de distinguer le bon goût pour tendre vers l'exemplaire. Mais le mauvais goût alors ? Il est rarement primé ou discuté – par charité, on ne se moquera pas du malchanceux ou on le couvrira d'un silence réprobateur. L'hebdomadaire britannique Building Design a décidé de passer outre à cette règle de bienséance en décernant sa Carbuncle Cup for crimes against architecture – Coupe du furoncle pour les crimes contre l'architecture – récompensant les dix bâtiments les plus terribles construits au Royaume-Uni au cours de l'année 2006 – seul prix négatif parmi plus de deux cents trophées recensés cette année sur ce territoire.
Les heureux vainqueurs ont été choisis dans une liste de bâtiments nominés par les lecteurs. On retrouve dans ce palmarès deux habitués des revues d'architecture « comme il faut » : Richard Rogers, pour un immeuble de bureaux à Londres, et Rem Koolhaas, pour le pavillon Serpentine. Le jury s'est justifié en ces termes :
« Cru et sans joie, carrossé comme une grosse tranche de Panettone mais malheureusement incomestible – assurément tiré de la liste C des projets » pour Rogers. Ou « une mauvaise réédition de l'architecture gonflable des années 1960 – il réussit à être à la fois plus lourd que l'air et pesant » pour Koolhaas. D'autres collègues « star-chitectes » auraient sans doute pu prétendre au prix ! Ils se sont abstenus de manifester leur mécontentement de ne pas figurer dans la liste…
À côté de ces deux outsiders, le reste des lauréats est composé d'agences d'architecture qui occupent une part considérable de la production dans le domaine du logement, de l'hospitalier et de l'urbanisme commercial. Souvent implantées dans plusieurs pays, ces firmes comptent leurs employés par dizaines, les mètres carrés par centaines. Le winner : l'agence Chapman Taylor, avec ses antennes en Pologne, aux États-Unis et… en France. Elle coiffe au poteau tous ses adversaires avec un centre commercial à Plymouth. Pudique et modeste, elle s'abstient de montrer sur son site Internet cette collision de vagues de matériaux. Reste à se fier à l'explication du jury pour comprendre les raisons d'un tel honneur :
« Est-ce la pire monstruosité jamais faite pour défigurer un centre-ville ? Peut-être pas. Mais un parfait exemple de comment une mauvaise architecture et un mauvais urbanisme peuvent se combiner pour former un ensemble aussi horrible – il méritait la Coupe ».
On peut avoir également un faible pour le St George Wharf de Londres, réalisé par l'agence Broadway Malyan, un grand peigne aux dents larges qui dresse ses tiges ébouriffées vers le ciel. Ou pour le University College London Hospital, de Llewelyn Davies, dont la tour gonflée constitue pour le lecteur une métaphore de l'obésité qui frappe les jeunes Anglais.
Un tel prix est-il utile ? Les auteurs des objets seront peut-être attristés de leur nomination, mais on doute qu'ils fassent rédemption et s'écartent subitement d'une pratique architecturale dont le principal intérêt est ouvertement commercial. Nominer ces édifices dont la médiocrité, à deux exceptions près, n'est un secret pour personne, n'est-ce pas se refaire à peu de frais une bonne conscience architecturale ? Peut-être, mais en choisissant quelques édifices dans un immense corpus rarement publié par les revues d'architecture, la Carbuncle Cup a le mérite de nous obliger à regarder ces bâtiments et, pourquoi pas, d'en discuter les qualités, ou de cristalliser notre capacité d'indignation qui s'émousse à force de côtoyer d'innombrables déchets spatiaux qui font notre ordinaire.
La Carbuncle Cup redonne une utilité réelle à ces bâtiments qui n'ont souvent que leur fonction pour pâle alibi : nous amuser de notre malheur ! L'édition 2007 est en route. Certaines agences construisant en France, on peut même espérer avoir un lauréat près de chez nous…
* Building Design, 13 octobre 2006.
<www.bdonline.co.uk>.
Les projets lauréats :
1. Drake Circus Shopping Centre, Plymouth. Architectes : Chapman Taylor. Choisi par Daniel Atkins, de PDP Green Consulting.
2. Lough Road Housing, Londres. Architectes : CZWG. Choisi par Richards Partington, de Richards Partington Architects.
3. Nexus One, Swiss Cottage, Londres. Architectes : S&P Architects. Choisi par Tom Dyckhoff.
4. St George Wharf, Londres. Architectes : Broadway Malyan. Choisi par Nigel Coates.
5. Serpentine Pavilion. Architecte : OMA/Rem Koolhaas. Choisi par Hugh Pearman, rédacteur en chef du journal du Riba.
6. University College London Hospital. Architectes : Llewelyn Davies. Choisi par Alison Brooks et Peter Stewart, ancien directeur du magazine Design Review.
7. BBC Radio, Paradise Street, Liverpool. Architectes : Page & Park. Choisi par David Dunster, directeur de la Liverpool School of Architecture.
8. Moor House Office Development, Londres. Architectes : Foster & Partners. Choisi par Guy Appleton.
9. Ibis Hotel, Harbourside, Bristol. Architectes : Faulkner Browns. Choisi par George Ferguson.
10. St. George's Island, Castlefield, Manchester. Esquisse de John McAslan réalisée par le promoteur Dandara. Choisi par un anonyme.