Bow Wow, joie de vivre à Tokyo

Rédigé par Christophe CATSAROS
Publié le 01/03/2011

Yoshiharu Tsukamoto et Momoyo Kaijima

Article paru dans d'A n°198

Yoshiharu Tsukamoto et Momoyo Kaijima fondent l'atelier Bow Wow en 1992. Ils font aujourd'hui partie de cette constellation d'architectes nippons au rayonnement international. Formés à Tokyo, ils appartiennent à cette génération passée par l'Europe, que ce soit à l'école de Paris-Belleville pour Tsukamoto ou à l'ETH de Zurich pour Kaijima. Bow Wow a forgé son identité en proposant des agencements astucieux pour des habitations de taille réduite. Non sans humour, ils font l'éloge d'un certain art de vivre « les uns sur les autres », jouant avec des concepts accrocheurs tels que Pet Architecture ou Mini House. Effet de mode pour étudiants ou réelle inventivité au service de l'évolution de l'habitat moderne ?

Les propos tenus par le duo dans les nombreux ouvrages dont ils sont les auteurs font preuve d'une authentique réflexion sociale et politique, engagement souvent occulté par l'engouement superficiel qui les a récemment rendus célèbres. De même, si leur nom est un hommage à l'aboiement canin (bow wow !), leur architecture ne s'inscrit pas davantage dans l'esthétique kawaii*. La condensation de l'habitat dont ils se sont faits les spécialistes tient plus à la spécificité de la trame urbaine japonaise qu'à une obsession pour les maisons de poupées. Au Japon, le prix du foncier et les nombreuses taxes obligent les propriétaires à segmenter les terrains dont ils héritent. Il en résulte, au fil des générations, une diminution progressive de la taille des parcelles constructibles. Pour les classes moyennes, diviser le terrain est la seule façon de rester propriétaire. Si Tsukamoto et Kaijima s'obstinent à décliner des maisons particulières sur des parcelles exiguës, c'est surtout parce qu'on le leur demande. Cela ne les empêche cependant pas d'en questionner le sens. Toute leur recherche peut être apparentée à une tentative de transformer cette contrainte technique en avantage, tant sur un plan constructif que conceptuel.
La trame urbaine japonaise, beaucoup plus instable que les trames européenne ou américaine, est en constante évolution. Une mutation rapide, déterminée par une durée de vie des bâtiments trois fois moins longue : en Europe, on construit pour cent ans, au Japon pour trente. Cette précarité, souvent perçue comme un obstacle à la construction de qualité, constitue ici un atout. Bow Wow transforme cette instabilité en dynamisme. La trame japonaise bouge, contrairement à la parisienne ou à la new-yorkaise, figées à jamais dans leurs âges d'or respectifs. Cette liberté peut, de surcroît, s'apparenter à une gestion plus équitable de l'espace urbain. Moins dogmatique que l'architec-ture collectiviste stalinienne, moins exubérante que la pompe impériale haussmannienne et moins inégalitaire que l'érection capitaliste, la rue japonaise serait un paradigme démocratique en acte. Dans ce schéma, la division des parcelles, qui restent constructibles quelle que soit leur taille, s'apparente à un partage de la richesse foncière.
L'instabilité de la ville japonaise n'est pas étrangère à l'apparition des théories métabolistes des années soixante. La durée réduite du bâti opère ainsi comme un principe métaboliste appliqué à la ville dans son ensemble. Dans ce contexte fluctuant, Bow Wow s'efforce de trouver des brèches, à la fois littéralement et de manière figurée. Concrètement, les brèches sont les espaces inadéquats, rendus habitables par leur architecture. Au sens figuré, la brèche résume le mode de vie qui va rompre avec l'ennuyeuse normalité de la vie pavillonnaire nipponne. Des maisons atypiques pour des habitants hors du commun. Dans cette quête d'exceptions, les quartiers résidentiels de Tokyo sont leur principale source d'inspiration. Il existe une architecture vernaculaire de notre temps, réalisée avec peu de moyens et sans véritable valeur foncière. Dans le contexte japonais, elle prend la forme de petites constructions, souvent commerciales, qui répondent au manque de place par des réalisations hors normes. En 2001, Bow Wow publie Pet Architecture, une étude d'édifices interstitiels, repérés dans les faubourgs résidentiels de Tokyo. L'ouvrage se veut une sorte de manifeste d'un vernaculaire moderne. L'inventivité en œuvre dans la plupart de ces constructions aux dimensions particulières devient rapidement une des principales sources d'inspiration de Tsukamoto et Kaijima.

Des maisons pas comme les autres
Quelle est au juste la spécificité des maisons qu'ils produisent, et en quoi s'avèrent-elles capables de renverser l'ordre des choses ? Il y a, dans la plupart des projets de l'atelier, des éléments récurrents qui relèvent à la fois de l'éthique et du goût. L'usage de matériaux bruts et la simplicité typologique s'accompagnent de solutions constructives non standard issues d'une observation attentive des habitudes des commanditaires. Leur architecture se définit comme la matérialisation d'un certain nombre d'usages particuliers : l'adéquation du bâti à la spécificité de la demande prime sur la lisibilité de leur écriture architecturale.
Ouvertes sur la ville, s'efforçant d'optimiser de très petites parcelles, les structures légères de Bow Wow semblent toutes sorties d'un même manifeste imaginaire, prônant la facilité constructive et la mixité des usages, avec une nette préférence pour les espaces partagés. Il y a en effet peu de pièces distinctes dans ces maisons lumineuses. Abondent au contraire les espaces intermédiaires, les couloirs investis par les besoins quotidiens ou les escaliers qui deviennent des lieux de vie. Les espaces transitoires sont bien au cœur de leur conception de l'habitat. C'est là qu'on travaille, là aussi qu'on se retrouve en famille. Bow Wow invente ainsi « l'escalier séjour » : un espace de circulation vertical transformé en lieu de vie à part entière. Sans aller jusqu'à devenir un concept, cette reconversion des espaces intermédiaires est devenue l'élément le plus reconnaissable de leur architecture.
En procédant de cette façon, Tsukamoto et Kaijima poursuivent une certaine tradition moderne qui, du célèbre Narkomfin constructiviste de Ginzbourg aux expériences de Renaudie, s'efforce d'inscrire dans la forme même de l'habitat des éléments à caractère sociologique. On ne vit pas de la même façon lorsque la cuisine est collective ou le séjour un lieu semi-public ouvert à l'extérieur. Dans leur propre maison, qui est également leur lieu de travail, tout l'intérêt réside dans la façon de faire se télescoper les espaces publics et privés. La mixité entre habitat et lieu de travail était très répandue jusque dans les années trente, aussi bien au Japon qu'en Europe. Elle a cessé de l'être à partir de la seconde moitié du XXe siècle, quand l'application du zonage imposa la stricte séparation entre lieux de vie et d'activité. Bow Wow choisit de refaire des espaces authentiquement mixtes, où l'activité s'intègre à l'habitat et vice-versa. Tout en restant cantonnée à la maison individuelle, leur réflexion est proche de celle des novateurs de l'habitat collectif dans les années soixante-dix : conception de l'espace à partir des circulations, refus des typologies standard, porosité des espaces et des fonctions qu'ils desservent.
Finalement, ce travail sur l'habitat n'est pas sans évoquer les tentatives de Claude Parent d'habiter des plans inclinés. Il y a, entre l'oblique de Parent et la verticalité de Bow Wow, de nombreuses analogies. L'un comme l'autre font de la circulation la clé de réussite de l'habitat. Tous deux partent du principe que les espaces intermédiaires ou mixtes sont plus aptes à constituer des foyers. Tous deux finalement partagent la même conviction quant à la capacité de l'architecture à devenir un catalyseur social. Seule différence : l'idéalisme post-apocalyptique de Parent a cédé ici sa place à une certaine joie de vivre nipponne. La révolution que propose Bow Wow n'a rien d'héroïque. Elle s'opère tranquillement, au fil de réalisations aussi exemplaires que ludiques.

Maison Gae, Setagaya-ku, Tokyo, 2003
Réalisée en 2003 pour un écrivain, la maison Gae devait être à la fois un lieu de résidence et de travail. S'efforçant d'optimiser le moindre espace de cette très petite parcelle, la maison se structure en trois niveaux. Le sous-sol dépasse de 50 centimètres le niveau du sol pour rendre possible l'éclairage naturel par une ouverture horizontale qui fait le tour du bâtiment. On y trouve les chambres et le bureau. Le rez-de-chaussée surélevé devient ainsi un étage intermédiaire. Le foyer de la maison se trouve sous le toit. Cet étage est un grand espace sans cloison, qui sert de cuisine et de séjour. L'absence de plafond ou de mezzanine crée un volume généreux, avec une seule vaste fenêtre en hauteur. La grande luminosité de la pièce provient d'une ouverture qui ne se voit pas au premier abord. Il s'agit d'une surface vitrée, perpendiculaire au mur, qui fait la jonction avec le bord du toit. Le pan du toit dépasse de un mètre les cloisons extérieures de la maison. Ce large avant-toit est vitré sur toute sa longueur. À l'intérieur, la lumière éclaire les parois inclinées de tôle ondulée. Ainsi, vu de l'extérieur, l'édifice paraît aveugle.

Bibliothèque Ikushima, Kokubunji, Tokyo, 2008
Non, il ne s'agit pas d'un centre de documentation mais d'une maison pour un couple, leurs trois enfants et leurs livres. Il n'est pas exagéré de dire que le positionnement des bibliothèques a déterminé l'aménagement des espaces de vie. Les livres occupent plus de la moitié de la superficie totale. La générosité des espaces de travail et de lecture contraste avec l'étroitesse des espaces de vie. Comme si les habitants avaient souhaité s'imposer une sorte d'ascèse qui consisterait à vivre à l'étroit pour laisser le plus de place possible aux espaces de lecture. La maison combine donc deux volumétries différentes. La partie occupée par les livres comprend deux étages ; celle consacrée aux fonctions vitales – cuisine, chambres, salle d'eau – se déploie sur trois niveaux. Il en résulte une grande hauteur sous plafond dans les deux bibliothèques. La séparation de la maison en deux entités se répète au niveau du toit. Sous une couverture unique en tôle d'acier galvanisé, la structure du toit en bois, constituée de deux fermes distinctes, rejoue la séparation.

Tour Machiya, Shinjuku, Tokyo, 2010

Quand Didier Faustino conçoit une maison de 17 mètres carrés avec une emprise au sol d'un seul mètre carré, il pratique l'ironie et l'expose comme une œuvre d'art. Lorsque Bow Wow accepte de construire une maison familiale sur un terrain à peine plus grand qu'une place de parking, il ne s'agit pas d'une provocation, mais bel et bien du type de défi que les deux architectes affectionnent le plus. Le caractère singulier de la demande est souvent ce qui les pousse à accepter un projet plutôt qu'un autre. Voici donc une maison verticale, articulée autour d'un escalier comportant sept paliers. L'édifice ne dépasse pas trois étages, mais l'agencement particulier des pièces fait que chacune se trouve à un niveau différent. L'apothéose de cet art d'optimiser les « restes » est le salon de thé sous le toit. Habituellement considéré comme un espace superflu, signe d'abondance spatiale (un peu comme la chambre d'amis en Europe), il complète ici cette inhabituelle habitation verticale.

Maison Sway, Setagaya-ku, Tokyo, 2008
Conçue en 2008 pour une illustratrice et sa famille, la maison Sway doit la torsion de sa façade à un effort pour capter le maximum de lumière, tout en respectant les alignements réglementaires au niveau du sol. Son aménagement intérieur est le fruit d'une observation minutieuse des habitudes de ses habitants. Le séjour est l'espace le plus volumineux. La surface au sol pouvant difficilement augmenter, c'est la hauteur du plafond qui va donner la sensation d'espace. Alors qu'il est à moins de 2 mètres dans les autres pièces, il est à plus de 4 mètres dans le séjour. Comme dans presque toutes les maisons particulières au Japon, la structure est en bois et le bardage en tôle d'acier.

Atelier et maison Bow Wow, Shinjuku-ku, Tokyo, 2005
Réalisée en 2005, l'habitation des deux architectes, qui est aussi leur lieu de travail, se veut la concrétisation des différentes approches qu'ils défendent. L'édifice mêle sans distinction les deux fonctions qu'il est censé desservir. Bow Wow prône un rétablissement de l'ouverture de l'espace domestique à la vie publique et professionnelle de ses habitants. Ainsi, les espaces de l'agence fusionnent avec le lieu d'habitation. Ce télescopage se fait dans une sorte d'éloge de l'intrusion, susceptible de briser et revitaliser le huis clos de la cellule domestique. Concernant son insertion dans le quartier, l'édifice se pense comme une sorte de révélateur des qualités cachées des structures voisines. Les ouvertures, les cheminements, les vis-à-vis sont tous conçus dans un esprit de concordance et non, comme c'est habituellement le cas, dans le strict respect de l'individualité. Caché dans l'arrière-cour de plusieurs maisons particulières, l'atelier ne possède pas de façade sur rue. Cela ne l'empêche pas d'agir sur son voisinage comme un vecteur de sociabilité. À l'intérieur, le principe d'un agencement hors normes organise l'espace verticalement. L'articulation des espaces, comme dans la plupart des réalisations de Bow Wow, découle d'une étude attentive des comportements des habitants. Un peu comme dans un dessin d'Escher, la circulation verticale est déstructurée en plusieurs escaliers désaxés qui relient des paliers habitables. L'absence de cloisons crée de nombreuses perspectives verticales.

Yoshiharu Tsukamoto... soumis à la question :
> Quel est votre premier souvenir d'architecture ?
Yoshiharu Tsukamoto : La maison dans laquelle j'ai grandi.
> Que sont devenus vos rêves d'étudiant ?
YT : Un de mes rêves était de construire dans différents endroits du monde.
Progressivement, on y arrive.
> Quelle est la qualité essentielle pour un architecte ?
YT : Il est très important d'être curieux, censé… et responsable.
> Quel est le pire défaut chez un architecte ?
YT : Je ne sais pas.
> Quel est le vôtre ?
YT : Je suis un architecte né !
> Quel est le pire cauchemar pour un architecte ?

YT : J'ai déjà fait ce cauchemar qu'un de mes projets était réalisé sans intervention de ma part.
> Quelle est la commande à laquelle vous rêvez le plus ?
YT : Une cathédrale pour les gens.
> Un édifice religieux ?
YT : Non, une cathédrale pour les gens.
> Quels architectes admirez-vous le plus ?
YT : Gio Ponti, Lina Bo Bardi.
> Quelle est l'œuvre construite que vous préférez ?
YT : Je ne peux pas en choisir une seule, il y en a plusieurs.
> Citez un ou plusieurs architectes que vous trouvez surfaits.
YT : J'ai du mal avec le design exubérant (overwhelming design).
Il y a trop d'architectes dans ce cas pour n'en citer qu'un seul.
> Quelqu'un a-t-il plus particulièrement influencé votre travail ?
YT : Kazunari Sakamoto, mon professeur. Ainsi que Rem Koolhaas.
> Quel est le dernier livre qui vous a marqué ?
YT : Justice de Michael J. Sandel.
> Qu'emmèneriez-vous sur une île déserte ?
YT : Un crayon.
> Quelle est votre ville préférée ?
YT : Tokyo, Paris, Hong Kong, Barcelone : des villes face à la mer. Paris n'est pas au bord de la mer, mais je l'aime tout de même.
> Le métier d'architecte est-il enviable en 2010 ?
YT : Je le crois bien.
> Si vous n'étiez pas architecte, qu'auriez-vous aimé faire ?
YT : J'aurais pu être céramiste.

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