Cathédrale, la Canopée des Halles

Architecte : Patrick Berger et Jacques Anziutti
Rédigé par Richard SCOFFIER
Publié le 29/06/2016

« Les projets que vous auriez aimé détester » : la Canopée des Halles comme la Cité du vin pourraient a priori incarner bien des dérives de l’architecture de ces dernières années : ostentation des formes, volumes complexes budgétivores ou gestation politique abracadabrantesque (pour les Halles). Les deux projets n’ont cependant en commun que d’avoir été accueillis avec scepticisme ou raillerie par la presse et les architectes français. À l’heure où arc en rêve à Bordeaux et Aravena à Venise célèbrent la frugalité, nous avons essayé de comprendre au-delà des préjugés comment ces architectures acquièrent ou non leur légitimité dans le paysage urbain qui les accueille.

E.C.

 

Aux Halles, le jardin n’est pas encore terminé, le réaménagement de la gare du RER en sous-sol est toujours en chantier, mais la Mairie de Paris a tenu au mois d’avril à inaugurer en grande pompe la Canopée de Patrick Berger. Un édifice qui remplace les parapluies de Jean Willerval et descend en profondeur remodeler les espaces extérieurs du Forum de Claude Vasconi et Georges Pencreac’h…

 

Les Halles avant les travaux : un espace d’après-guerre, qui pouvait par moments rappeler Berlin coupé par son mur, où en se rapprochant du centre on se retrouvait rejeté à la périphérie. Un espace sans qualité auquel les Parisiens avaient fini par s’habituer et qui savait distiller une poésie surréaliste du décalage. Je me souviens de cette improbable crêperie, déportée d’une lointaine banlieue pour être placée à quelques pas des cafés branchés de la rue Saint-Denis. De l’escalier hélicoïdal qui montait vers la terrasse du conservatoire du 1er arrondissement pour donner des vues, comme d’un mirador, sur l’enclave autiste du Forum coupant la zone en deux. De la tête en grès posée à même le sol face à l’église Saint-Eustache où les touristes aimaient à se faire photographier : Â« Oh, my darling, it’s so french. Â» Des interventions des Lalanne et de leur piscine de boules colorées digne des aires de jeux des McDonald… Une collection d’espaces célibataires témoignant de forces en présence retranchées dans leurs territoires et incapables de parvenir à un projet commun : le sous-sol pour le centre commercial, le sol et ses jardins d’enfants pour les associations de quartier et les constructions de Jean Willerval pour accueillir la ville et ses équipements. Sans oublier le sous-sous-sol occupé par la RATP.

 

Sous les pavés, la plage

Une zone en déshérence qui faisait complètement oublier le nombre incalculable de projets dessinés dès la fin des années 1960 et la multiplicité des réponses apportées à un moment où l’architecture commençait à bégayer et à douter d’elle-même. Ainsi en 1967, deux exemples pris parmi beaucoup d’autres, les tours de Jean Faugeron, aussi insolentes que vaines, auxquelles répondait le plan de Louis Arretche (avec Castex et Panerai), qui résorbait la plaie due à l’ablation des pavillons Baltard et parvenait à en faire totalement disparaître la cicatrice en renforçant les relations nord-sud. Jusqu’à ce que Jacques Chirac, premier maire de Paris, stoppe en plein chantier le projet de Riccardo Bofill , qui proposait au moins une unification de l’espace, et siffle en 1978 la fin de la récréation en réclamant une « architecture d’accompagnement Â». Une décision chahutée en 1979 par les 600 contreprojets du concours organisé par le syndicat de l’architecture.

Mais peut-être, pour expliquer cette incompétence à terminer, à achever, y a-t-il eu un drame primitif, une scène originelle. L’ouverture en 1971 d’un trou béant laissé vacant pendant des années et révélant en plein centre de Paris une improbable vallée du Missouri où Marco Ferreri – le cinéaste de Dillinger est mort$ et de La Grande Bouffe â€“ avait pu tourner Touche pas à la femme blanche !, le seul western jamais filmé dans la capitale. L’ailleurs absolu au cÅ“ur du plus connu, comme si les pouvoirs publics avaient décidé de répondre avec une puissance inouïe à l’injonction de l’un des plus énigmatiques et des plus fascinants slogans de 1968 – « Sous les pavés, la plage Â» – qui résonne encore dans la tête des casseurs d’aujourd’hui.

 

Machine de guerre et espace lisse

Un autre concours sera lancé vingt-cinq ans plus tard, lors de l’arrivée de Bertrand Delanoë à la mairie de Paris. Étrangement balancé, il opposera deux équipes hollandaises à deux équipes françaises. Les premières, MVRDV et OMA, travailleront sur la coupe, sur la verticale, en créant des profondeurs ou en essayant de provoquer des courts-circuits entre les différentes strates programmatiques. À leurs propositions qui réclamaient un pouvoir fort – qui n’existe plus dans le monde libéral d’aujourd’hui – répondaient celles des Français SEURA et AJN, qui préféreront prudemment réfléchir en plan, à l’horizontale, sans s’aventurer dans les sous-sols ni s’approcher de la machine à cash d’Unibail.

Le projet de David Mangin (SEURA) – un parc, ne changeant diplomatiquement rien au partage de l’espace – sera finalement retenu. Mais la mairie, déçue de son propre manque d’audace, relancera immédiatement une nouvelle consultation pour le relooker et couvrir le Forum des Halles. La Canopée, le projet de Patrick Berger et de Jacques Anziutti, se détachera nettement des neuf autres concurrents en bousculant les données du problème. Alors que les autres propositions se développaient librement dans le parc de Mangin comme des animaux dans leur biotope sans chercher à avoir la moindre incidence sur la ville, leur projet retourne cette relation de subordination et s’approprie abusivement le parc pour le transformer en parvis. Unitaire et symétrique, la Canopée se réoriente sans l’ombre d’une hésitation. Elle s’ouvre vers l’ouest en tournant résolument le dos à la rue Saint-Denis et au Centre Pompidou. Un geste politique fort, qui fait totalement sortir les Halles de leur quartier, comme parfois chez Shakespeare le temps sort de ses gonds.

La sortie est ainsi dirigée vers le Louvre, le jardin des Tuileries et l’avenue des Champs-Élysées et désenclave la partie est du site en dessinant de nouvelles perspectives d’aménagement. François Pinault l’a rapidement compris en annonçant qu’il s’installerait dans l’ancienne halle aux blés dès 2017 pour présenter sa collection permanente aux Parisiens. Un espace réaménagé par Tadao Ando, comme le Palazzo Grassi et la Punta della Dogana à Venise.

Bien qu’il ne s’agisse que d’un habillage – façon camouflage du Palais de Chaillot de Davioud par Carlu, Azéma et Boileau en 1937 –, « la Canopée Â» parvient en ouvrant le vide du Forum sur l’extérieur à mettre les différentes nappes programmatiques en correspondance autour d’une diagonale ascendante qui relie le sous-sol au parvis. Sa monumentalité est à l’échelle de Paris et excède de toute part les limites du quartier, mais aussi à l’échelle du Grand Paris et de sa population qui transite en sous-sol dans les lignes du Réseau express régional. Le bâtiment réalisé que nous pouvons voir aujourd’hui a surpris le public comme la critique, même s’il n’a pas été modifié depuis le concours, même si sa présentation au Pavillon de l’Arsenal l’a montré dans ses moindres détails. Il surprend surtout parce qu’il propose une nouvelle vision du phénomène urbain. II fait surgir une autre géographie, plus archaïque, plus synthétique, moins civilisée, moins urbaine… C’est une véritable machine de guerre qui lisse l’espace autour d’elle, désactivant les cloisonnements toujours actifs sur le site. Une machine plus territoriale qu’urbaine qui tient compte des flux migratoires quotidiens des populations qui transitent en sous-sol ou s’égaient dans les galeries commerciales. Une machine qui s’efforce de tirer ces flux de la profondeur du sol, en s’appuyant sur l’axe est-ouest de la course du soleil pour leur permettre d’accéder à un Paris qui n’appartient pas exclusivement aux habitants du quartier. Comme s’il cherchait à sampler indéfiniment la séquence finale du Metropolis de Fritz Lang, où la plèbe des travailleurs prisonniers de la ville d’en bas monte enfin vers la lumière.

 

Cathédrale

Le traitement architectural apporte une touche expressionniste à cet agencement. Ainsi l’arche monumentale et symétrique qui s’ouvre sur le parc et le mouvement de sa voûte qui redescend à son sommet donnent l’impression que l’édifice se tend, se ramasse pour mieux bondir. Quant à la verrière, loin d’être fine et élancée comme celle du Grand Palais, elle s’affirme au contraire comme une masse. Sa structure en tenségrité lui permet d’éviter les poussées latérales et de se poser sans risque sur la trame des poteaux existants. Une trame qui rend aussi possible l’organisation rationnelle des équipements qui viennent s’installer au premier étage, notamment le conservatoire au sud et la médiathèque au nord.

À la fois opalescente et pesante, cette verrière semble conçue pour accompagner les foules du sous-sol dans leur ascension vers la lumière et de les constituer en assemblée, en corps social enfin unifié. Elle esquisse la promesse d’une cathédrale laïque et païenne. Une cathédrale qui refuserait de s’alléger, de s’élancer et de monter vers Dieu, pour mieux permettre seulement l’élévation du sous-sol vers le sol, en affirmant la terre et en convoquant les puissances chtoniennes. Le verre coloré et texturé perd de sa minéralité pour s’apparenter à une membrane organique. Sa couleur jaune définit une substance spatiale relativement stable qui, même par mauvais temps, semble baigner dans la lumière. De même, les façades latérales s’infléchissent rapidement pour souligner le départ de la toiture. Refusant de se constituer comme des falaises et de reconduire l’ordre haussmannien de la rue corridor, elles montrent le ciel et le sol comme les éléments fondamentaux de la réalité territoriale de la ville d’aujourd’hui.



Maître d’ouvrage : Ville de Paris – Mandataire du maître d’ouvrage : SemPariSeine – Maîtrise d’oeuvre : Patrick Berger & Jacques Anziutti – Ingénierie : Ingérop – Conseil HQE : Base Consultants – Enveloppe et façades : Arcora – Enveloppe : Emmer Pfenninger – Acoustique : ACV – Éclairage : Ingélux – Scénographie équipements : Changement à vue – Conseil sécurité incendie : Vulcanéo – Fontainier : JML – Entreprises : Groupement Chantiers Modernes – Construction (mandataire), GTM TP IDF, Sogea TPI, sociétés du groupe Vinci Construction France. – Principal sous-traitant : groupement conduit par Castel & Fromaget (groupe Fayat), charpentes métalliques et couverture verre – Shon : 21 600 m2 – Coût du bâtiment de la Canopée (valeur janvier 2009) : 216 millions d’euros HT – Livraison : mi-2015


Lisez la suite de cet article dans : N° 246 - Juillet 2016

<br/> Crédit photo : MARCHAND Yves & Meffre Romain

VOIR ÉGALEMENT

>> Choix de d'a
>> Projets des abonnés

Les articles récents dans Publiés par d'a

Bibliothèque, Laethem-Saint-Martin, Belgique Publié le 01/04/2024

Maître d’ouvrage : Municipalité de Laethem-Saint-Martin Maîtres d’œuvre : Off… [...]

Tribunal de grande instance, Aix-en-Provence Publié le 01/04/2024

Maître d’ouvrage : Agence publique pour l’immobilier de la justice (APIJ) – Maîtr… [...]

Rassembler - Pavillon pédagogique Le Vau, Paris 20e Publié le 13/03/2024

Maître d’ouvrage : Mairie de Paris SLA 20Maître d’œuvre : L’Atelier Senzu (arch… [...]

Une maison de maître, Hôtel particulier, La Rochelle Publié le 12/03/2024

Maîtres d’œuvre : FMAU, mission complète ; responsable projet, Frédéric Martinet&… [...]

La colonne, l’haltérophile et l’étudiant en architecture - UCPA Sport Station, Bordeaux Brazza Publié le 12/03/2024

Maître d’ouvrage : NFU, ADIM Nouvelle AquitaineMaîtres d’œuvre : NP2F architectes… [...]

La colonne, l’haltérophile et l’étudiant en architecture - IMVT, Marseille 3e Publié le 12/03/2024

Maître d’ouvrage : ministère de la Culture Maîtres d’œuvre : NP2F architectes… [...]

.

Réagissez à l’article en remplissant le champ ci-dessous :

Vous n'êtes pas identifié.
SE CONNECTER S'INSCRIRE
.

> L'Agenda

Avril 2024
 LunMarMerJeuVenSamDim
1401 02 03 04 05 06 07
1508 09 10 11 12 13 14
1615 16 17 18 19 20 21
1722 23 24 25 26 27 28
1829 30      

> Questions pro

Vous avez aimé Chorus? Vous adorerez la facture électronique!

Depuis quelques années, les architectes qui interviennent sur des marchés publics doivent envoyer leurs factures en PDF sur la plateforme Chorus, …

Quelle importance accorder au programme ? [suite]

C’est avec deux architectes aux pratiques forts différentes, Laurent Beaudouin et Marie-José Barthélémy, que nous poursuivons notre enquête sur…

Quelle importance accorder au programme ?

Avant tout projet, la programmation architecturale décrit son contenu afin que maître d’ouvrage et maître d’œuvre en cernent le sens et les en…