Collectif Encore : Exodus

Rédigé par Christophe CATSAROS
Publié le 30/06/2020

Portrait du Collectif Encore

Article paru dans d'A n°282

Anna Chavepayre a tourné le dos à la ville. Cette architecte formée à Stockholm, puis à Bordeaux auprès de Jacques Hondelatte, passée par l’OMA puis par l’agence de Jean Nouvel, ne manquait pourtant pas d’atouts pour y briller par son esprit acéré et son répondant polyglotte. Ce ne sera pourtant pas en ville qu’elle choisira d’exercer son art. Avec David Pradel et Julien Chavepayre, rencontrés lors de son séjour à Bordeaux, elle s’installe dans le Béarn pour fonder le collectif Encore, orienté vers une pratique architecturale rurale. Projet après projet, s’élabore une pratique entière, hédoniste et respectueuse de l’existant, dont l’ambition est de participer à un réenchantement de la condition rurale. Une pratique de l’architecture apaisée, moins concurrentielle, capable de proposer de nouveaux cadres de vie. Portrait d’un collectif d’architectes qui réalise la synthèse entre la socialité créative de la ville et l’environnement libérateur de la campagne.

C’est dans l’avion qui nous ramenait de Biarritz le 12 mars 2020 que nous avons appris la fermeture imminente des écoles pour cause de pandémie. Nous revenions de Labastide-Villefranche où nous avions visité la maison Hourré, une ancienne ferme avec des murs en pierre de 70 cm, reconvertie et parfaitement ajustée aux sensibilités et aux envies de ses occupants. En plus de faire de belles maisons, Anna Chavepayre défend certaines idées sur l’intérêt de réinvestir le monde rural et de le réenchanter. La visite de cette maison m’a permis de découvrir une position élaborée, presque militante, sur l’art de vivre loin des villes.

La première qualité de cette démarche est le respect des proportions et des dosages afin de ne pas altérer ce à quoi elle vient s’ajouter. Ce sens de l’équilibre va de pair avec une certaine radicalité dans la définition des nouveaux usages. L’ethos constructif d’Encore naît du croisement paradoxal entre cette volonté de faire avec ce qui se donne et leur disposition au changement radical. Le tableau est d’autant plus complet que cet ethos constructif vient à son tour instruire leur rapport à la ruralité. Le monde rural, matériellement et symboliquement soumis aux villes par deux siècles d’urbanisation, n’a pas besoin d’un nouveau chapitre colonial dans son rapport à ville. Dans le monde d’Encore, la campagne doit pouvoir être autre chose qu’un décor pour citadins hypermobiles et avides de paysages.

 

La maison Hourré

La maison valait bien la demi-tonne équivalent CO2 que je venais de disperser dans l’atmosphère pour m’y rendre. Ouverte sans contorsion sur le paysage lointain, tournée plutôt vers une idée praticable du jardin de proximité, elle témoigne d’une approche subtile dans la façon d’orchestrer le rapport au dehors. Toutes les vues sont travaillées comme des cadrages cinématographiques. Les perspectives naissent d’une rencontre entre une ouverture et une attitude corporelle à trouver. La vue n’est pas donnée d’emblée, balancée indistinctement sur une surface vitrée. Il faut aller la chercher, se pencher, se mettre sur la pointe des pieds pour la découvrir. Anna Chavepayre commence souvent ses présentations par une distinction entre la conception occidentale du paysage, surdéterminée par la vue et qui fige la chose regardée, et la conception japonaise, travaillée par la matérialité de l’air et la notion de vent, qui valorise les dynamiques et le changement. Ce qui se donne quand on contemple un paysage, c’est de l’air. La maison Hourré peut légitimement revendiquer une filiation avec ces deux approches.

À l’image de l’escalier transformé en espace de vie et de rangement, les pièces et les fonctions de la maison sont modelées par des agencements expérimentaux et ludiques, peu soucieux des standards typologiques. Le double lit principal, ouvert sur l’espace de vie, est rehaussé d’un demi-niveau pour profiter d’une percée dans le mur opposé. En contrebas, l’espace autour du lit s’adapte à cette mise en perspective. Tout, jusqu’au lit, semble pouvoir faire l’objet d’un ajustement à un usage spécifique, déterminé par le lieu et les occupants de la maison.

La vue sur la chaîne des Pyrénées, qui aurait pu, dans une reconversion plus mainstream, ordonner tant les ouvertures que leurs orientations, se trouve ici reléguée au rang d’attraction secondaire. Elle n’est certainement pas « le grand ordonnateur Â» de la porosité entre l’intérieur et l’extérieur, mais plutôt une pratique des espaces en plein air, ainsi qu’un respect de l’existant, qui en déterminent les grandes lignes. La ferme était une ruine et, lorsqu’ils n’étaient pas complètement effondrés, certains de ses murs étaient fragilisés.

En positionnant les principales ouvertures, que ce soit dans la maçonnerie ou le toit, à partir de l’état de délabrement, l’architecte a en quelque sorte figé l’état de destruction dans le temps. Non par amour de la ruine, mais par volonté d’économie et respect de l’existant. C’est ainsi que la partie vitrée du toit se trouve à l’endroit même où il s’était effondré.

Le deuxième argument en faveur de l’ouverture de la maison est environnemental. Anna Chavepayre se montre très critique à l’égard de la tendance à isoler à tout prix ces vieilles maisons. Leur inertie ne demande qu’à être préservée pour procurer de la fraîcheur en été. S’il faut chauffer un peu plus en hiver, l’énergie consommée à cet effet est bien moindre que celle requise pour climatiser une maison qui ne respire pas.

Les espaces extérieurs de proximité jouent ici un rôle de régulateur thermique, permettant de réchauffer en hiver et de rafraîchir en été. C’est ainsi que fonctionne la maison Hourré, dont un grand tiers des espaces de vie sont des intérieurs extériorisés. Le dernier argument en faveur de la porosité n’a pas besoin d’être justifié, car il touche à la qualité de vie. Certains espaces, comme la petite cour qui fait office de pièce à vivre, sont conçus pour fonctionner neuf mois sur douze. Orientée de sorte à recevoir le soleil en hiver, protégée des vents dominants, elle est un des nombreux centres de gravité de la maison.

Dans le même registre, la salle de bains de l’étage a été littéralement installée en plein air. La partie du toit qui aurait dû recouvrir cette pièce est manquante. Cette ouverture radicalise la quête de porosité entre l’intérieur (l’intime) et le dehors (le cosmique) en inventant un espace hybride, profondément hédoniste sans pour autant être exhibitionniste. Le mur, qui fait office de parapet, permet de voir le ciel et la montagne, sans se donner à voir.

Cet ajustement de la maison à une vie sensible et épanouie se retrouve dans la plupart des espaces. Le puits de lumière sous la partie du toit vitré traverse l’étage afin d’apporter la lumière du jour au rez-de-chaussée. Au lieu d’être un espace perdu, la partie à double hauteur a été transformée en salon grâce à un filet suspendu, gigantesque hamac incarnant la synthèse de l’utilité et du plaisir, chers à ses occupants.

La nécessité de se déplacer en fauteuil roulant pour un des membres de la famille exigeait que l’étage soit accessible par une rampe. Une large passerelle extérieure a donc été créée : le garde-corps a été remplacé par un filet et un grand rosier sauvage dont les épines servent d’avertisseur lorsqu’on s’approche trop du bord. Seul le chien s’est fait prendre une fois dans le filet. Le dispositif, quoique peu sécurisé, est parfaitement sûr. Derrière cet aménagement, l’idée était de ne pas exposer une personne handicapée à l’austérité des aménagements et des équipements spécifiques. Elle a le droit d’inventer les aménagements qui lui conviennent, quitte à prendre certains risques. Une maison n’est rien d’autre qu’une somme d’usages spécifiques, ajustés à des habitudes et potentiellement réajustables. Une maison comme celle-ci, conçue sur des principes hédonistes, se doit d’être un dispositif en perpétuelle mutation, comme l’est le désir.

 

La maison Hamra

L’attribution du prestigieux prix suédois Kasper Salin à Anna Chavepayre en 2018 pour la maison Hamra,une habitation individuelle, n’a pas manqué de déclencher une polémique. La réaction fut vive de la part de ceux qui lui reprochaient l’austérité de son architecture, évoquant à certains égards le brutalisme des années 1970. D’autres ont dénoncé la nature privée de la commande, jugée incompatible avec un prix national, sans se demander ce qui distinguait cette maison d’une vulgaire résidence privée et ce qui en faisait un sujet d’intérêt public.

La maison Hamra est, comme la maison Hourré, une habitation rurale permanente ajustée à ses habitants, où règne une grande porosité entre le dedans et le dehors. Si l’hiver nordique n’autorise pas la même pratique de l’extérieur, la maison témoigne d’une conception structurante du jardin de proximité, perçu comme un lieu à part entière et non comme l’espace générique qui délimite le privé du public. Hamra est une maison radicale, faisant preuve d’une conception holistique du développement durable, loin des solutions standards reposant sur des gadgets technologiques. Si Anna Chavepayre a été attaquée, c’est aussi parce que son approche contredit certaines postures prétendument vertueuses, comme celle d’un revirement écologique du secteur immobilier. Hamra incarne, comme la maison Hourré d’ailleurs, un parti pris environnemental et politique, porté par des choix architecturaux Ã  rebours dugreenwashing ambiant.

 

Logement social à Bordeaux et dans le Pays basque

Encore mène actuellement plusieurs projets d’habitat social, dans le Béarn et dans la région bordelaise. Ces chantiers vont de la reconversion à la construction neuve. À Bordeaux, où l’antenne de l’agence est dirigée par l’architecte associé David Pradel, ils ont conçu pour Mésolia un ensemble de 84 appartements sociaux traversants, avec de grands balcons de 2,50 mètres de part et d’autre, ainsi que des baies vitrées coulissantes du sol au plafond. Anna s’offusque qu’on mette ainsi l’accent sur la double exposition des appartements. Pour elle, cela relève d’une évidence et la simple exposition ne devrait pas exister. Si leur proposition a été retenue, c’est qu’elle réduit le coût des infrastructures pour mieux investir dans la qualité globale. Au lieu des quatre corps de bâtiments initialement définis dans le plan guide du quartier, ils ont pris le risque de tout remettre à plat pour n’en proposer que deux, ce qui signifie deux fois moins de fondations, moins de façades, plus d’espaces partagés, et une économie considérable qui pourra être réinjectée dans la qualité constructive.

Plus près de chez eux, à Tardets, un village de 500 habitants du Pays basque, Encore travaille à la transformation de l’ancienne école, aujourd’hui vacante, en habitation collective. Cette bâtisse emblématique, qui fut aussi autrefois une mairie, était perçue comme un bien patrimonial impossible à reconvertir. Des études réalisées préalablement envisageaient une reconversion standard qui dépassait largement les montants disponibles.

Encore a préféré privilégier une lecture attentive de l’existant, en conservant autant que possible les qualités initiales et en adaptant légèrement le bâtiment afin de lui faire bénéficier d’une réglementation incendie moins contraignante. Au lieu des 600 m2 des études précédentes, ils proposent 1 000 m2habitables, pour un coût global bien inférieur. La hauteur sous plafond, les anciens parquets, les cheminées en marbre et l’escalier sont conservés tels quels. La double orientation et l’adjonction d’un dehors praticable permettent de faire plus avec moins.

 

Architectes de proximité

Il y a d’abord eu La Légende, ce petit restaurant d’une trentaine de couverts Ã  Sauveterre-de-Béarn, dans une ancienne maison face à l’église, puis un café-concert dans un autre village à quelques kilomètres de là, ou encore le projet de salle communale à Buros. D’autres projets sont à l’étude, comme la reconversion d’une ancienne tannerie en espace de travail partagé. Chacun des projets bénéficie de la même approche constructive : ouvrir pour laisser entrer la lumière ; être attentif à ce qui existe sur place ; réparer plutôt que remplacer ; penser le paysage comme prolongement de la maison et vice versa.

Ce qui frappe à chaque fois, c’est moins la radicalité de la transformation que le peu d’éléments qu’il aura fallu modifier pour parvenir à l’effet souhaité. Anna Chavepayre aime à se décrire non sans malice comme une architecte fainéante, érigeant comme principe d’en faire le moins possible.

Chaque proposition architecturale se veut une réponse intégrale à une demande spécifique. Sur le mode de l’Atelier Commun, le bureau itinérant de microprojets fondé par Patrick Bouchain, la stratégie d’Encore est d’aider à penser le possible d’un lieu. Leur respect de l’existant se traduit par une volonté de reconvertir sans subvertir. L’écosystème à préserver n’est pas seulement naturel ou bâti, mais aussi humain à bien des égards, puisqu’il résulte des choix des acteurs impliqués. Il n’est pas question de multiplier les rénovations Airbnb, encore moins d’aligner les projets de résidences secondaires. Leurs chantiers impliquent presque toujours des résidents permanents, et s’ajustent à leurs moyens financiers.

Ce souci d’agir sur le contexte bâti et humain donne consistance à une communauté d’habitants qui apprennent à interagir avec leur environnement. Projet après projet se tisse le lien qui permet de penser le système de villages et de hameaux dans un périmètre de 10 kilomètres, comme les quartiers éloignés d’une cité imaginaire. Si Encore porte en haute estime le pouvoir de l’architecture à contribuer à l’invention du quotidien, ses membres militent fermement pour la création d’une véritable stratégie régionale pour rétablir un maillage de transports en commun, aujourd’hui quasi inexistant et sans lequel les efforts qu’ils mettent en Å“uvre ne pourront pleinement porter leurs fruits. Ensemble, ils parviennent à doter cette communauté inavouée d’un attribut abusivement réservé à la ville : l’intensité. Une intensité qui, contrairement à sa version urbaine, ne détruit pas celui qui s’en sert.

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