Architecte : Carl Fredrik Svenstedt Rédigé par Richard SCOFFIER Publié le 30/06/2017 |
Un long bâtiment
à la fois monumental et furtif s’étire le long de la départementale varoise.
Une savante accumulation de blocs de pierre qui rappelle les constructions en
Kapla des enfants comme les compositions op art de la fin des années 1960.
C’est le chai des domaines Ott, fondés par un agronome alsacien à la fin du
XIXe siècle, un chai construit récemment par un jeune architecte suédois établi
à Paris.
Les domaines Ott produisent – notamment – un vin rosé que l’on retrouve sur toutes les grandes tables du Sud-Est de la France. Un vin dont la couleur très claire et l’arôme très sec nécessitent en amont un protocole d’élaboration très complexe. Ainsi les grappes de raisins coupées à la main le matin seront-elles déposées avant midi dans une chambre froide où elles perdront quelques degrés avant d’être pressées avec leur végétation dans des cuves en inox. Un pressage à froid qui durera très peu (c’est la peau du raisin qui donnera sa teinte au vin) pour que le jus produit conserve sa transparence et sa clarté, un rose à peine marqué qui semble refuser de s’incarner et le distingue de la plupart des vins du même type. Après ce pressage, les jus de chaque secteur du domaine seront vinifiés dans des barriques distinctes afin d’être contrôlés et avant d’être subtilement assemblés. Ils seront enfin mis en bouteille, étiquetés et conditionnés par lots avant d’être embarqués dans des camions qui en assureront la diffusion. Un dispositif qui n’est pas sans rappeler les cases les plus prégnantes de Tintin en Amérique, où les vaches entrent en beuglant dans une usine pour en ressortir à l’autre extrémité sous forme de boîtes de corned-beef.
RENCONTRES FORTUITES
Comment Fredrik
Svenstedt, jeune architecte à la fois parisien et suédois, at-il croisé le
chemin de cette famille de viticulteurs ? Le fondateur, un ingénieur agronome parti
d’Alsace pour faire fortune en Algérie à la fin du XIXe siècle, s’est
finalement arrêté à Taradeau pour y racheter à bas pris des vignobles victimes
du phylloxéra et monter son entreprise. Ses descendants, soucieux de construire
un équipement performant capable d’incarner leur production par une image
architecturale forte, ont organisé un concours à la fin des années 2000. Ils y
ont convié les Pritzker Herzog & de Meuron, une agence d’architecture
locale habituée à gérer ce type de programme et un bureau d’étude spécialisé,
associé – mais c’est une autre histoire – au jeune inconnu. Les Bâlois
déclarent forfait, et notre Suédois est proclamé lauréat, puis vite adopté par
les deux héritiers très engagés qui gèrent aujourd’hui les différents domaines.
C’est autour de cette métamorphose toujours mystérieuse du raisin en vin, ce
contrôle millénaire de la décomposition du fruit et de sa fermentation, que
Carl Fredrik Svenstedt a élaboré son projet en l’arrimant solidement à la pente
naturelle du terrain, selon l’axe nord-sud. D’abord la cour, où les vendanges
sont placées dans des bacs, puis la chambre froide, d’où elles chuteront dans
les pressoirs situés un niveau plus bas. Ensuite, les deux grandes nefs où les
jus fermenteront dans des cuves en inox ou des barriques en bois – on
remarquera leur mur séparatif subtilement rasé par une lumière zénithale pour
renvoyer une clarté blafarde qui donne la mesure de la monumentalité de
l’espace. Enfin, encore plus bas, comme si l’on passait du monde des champs et des
vignes à celui des routes et des voies : les salles d’embouteillage,
d’étiquetage et de conditionnement et les quais où les cartons de bouteilles
attendront d’être encamionnés. Ce parcours gravitationnel sud-nord est croisé
par celui est-ouest des visiteurs qui pénètrent par un vaste parvis flottant
au-dessus du vignoble dans le hall de dégustation en L. Un espace clair,
habillé de bouleau, vitré sur les deux nefs et cadrant les vignobles tout en
distribuant les espaces de dégustation et les bureaux.
ARCHAÏQUE ET CONTEMPORAIN
Mais la vraie
rencontre est celle de ce jeune architecte passionné d’infographie et de
constructions oniriques – on se souviendra de sa proposition éthérée pour la
reconstruction des Tuileries, une forme nuageuse inscrite dans une structure à
la Sol Lewitt – avec un matériau lourd à la mise en œuvre archaïque. Une
rencontre initiatique qui semble l’avoir fait passer du rêve à la réalité. Il
avait, il est vrai, déjà livré quelque temps auparavant une maison dans le
Lubéron en utilisant les mêmes pierres issues d’une carrière datant de la
construction du pont du Gard. Des pierres gélives et dévolues aux travaux
d’infrastructure, parce que trop fragiles pour être débitées en dalles de 3
centimètres d’épaisseur afin d’être agrafées. Ainsi, il vient élever un mur
autoporteur autour de cette construction industrielle hétérogène. Une paroi à
la fois abstraite et concrète, uniquement composée de blocs calcaires de 1
mètre par 1 mètre et de 50 centimètres d’épaisseur, qui scarifie ce paysage contrasté
de terres rouges, de vignes claires, d’oliviers argentés, de cyprès et de pins
sombres. Les blocs ne sont pas appareillés mais tiennent les uns sur les autres
uniquement par leur poids, renfoncés çà et là par d’invisibles scellements de
métal pour mieux résister aux vents violents de la région. Ils s’élèvent en
quinconce et en léger biais, comme des écailles de poisson, et savent jouer de leurs
espacements. Ils s’écartent ainsi les uns des autres aux extrémités pour former
des claires-voies à l’emplacement de la cour et des bureaux, tout en se
resserrant au centre pour composer un épais bouclier thermique permettant
d’isoler les nefs et leurs cuves de la chaleur et de la lumière. Certains
pivoteront subrepticement à 90° comme des volets pour ouvrir panoramiquement le
hall sur les vignobles et créer de très musicales scansions. Aux extrémités,
ces blocs s’empileront pour composer des portiques qui pourront rappeler à
certains l’architecture néoclassique des années 1930. Ce damier animé de pierre
ocre joue étonnamment bien avec la lumière du sud. Même à contre-jour, il
parvient à capter et à réfléchir la luminosité des paysages surexposés, ce qui
leur accorde une impression d’opalescence. Dernière subtilité, la façade est,
sur la voie, s’infléchit et se courbe légèrement de manière presque
imperceptible pour s’offrir au regard des automobilistes, comme une composition
cinétique de Yaacov Agam ou de Jesús Rafael Soto. Un dispositif qui se répétera
plus loin à une autre échelle pour l’autre construction renfermant les hangars
agricoles et l’habitation de l’œnologue. Un bâtiment fait de croisements, de
rencontres… Croisement de ceux qui migrent à contre-courant du nord et de l’est
vers le sud. Croisement des raisins, qui sortent chaque été du sol gorgé d’eau
et de lumière pour se transformer en vin, et des crustacés qui se sont
sédimentés il y a des millénaires pour être exhumés aujourd’hui sous forme de
blocs calcaires. Croisement de technologies : celle encore antique qui scie la
pierre sur son site et la débite en masse de plus de 1 tonne et celle des
instruments de levage d’aujourd’hui, qui permettent presque sans effort de
monter ces mégalithes les uns sur les autres, comme les cubes d’un jeu de
construction.
Maîtres d'ouvrages : Louis Roederer et les Domaines OTT
Maîtres d'oeuvres : Carl Fredrik Svenstedt, Thomas Carpentier, Camille Jacoulet, Louis Henry
Surface SHON : 4 370 m2
Date de livraison : 2014
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