N° 184 - Septembre 2009

Quel ton !

Alors que la grippe porcine menace, il est une autre pandémie qui, du nord au sud de la France, frappe jeunes et vieux bâtiments avec le même acharnement. Tandis que les victimes se comptent déjà en centaines de milliers, les pouvoirs publics, souvent complices, affichent une coupable indifférence. La maladie se manifeste sous la forme d’une couche uniforme recouvrant les murs extérieurs. Le virus, découvert il y a près d’une vingtaine d’années, a été baptisé : ton-pierre. Rien ne semble pouvoir endiguer sa progression. Les Architectes de l’urgence, pourtant si efficaces lors des séismes en Indonésie ou au Cachemire, demeurent impuissants face à l’ampleur de cette lèpre nationale. Les origines du mal font encore l’objet de débats : certains affirment qu’il serait apparu simultanément autour d’obscurs groupuscules de sectateurs du « village français ». Les symptômes se reconnaissent facilement mais varient selon les régions : alors qu’au nord de la Loire, les murs prennent l’aspect brillant de la Danette goût vanille, ils revêtent au sud celui d’un rose de tarama qui aurait dépassé la date de péremption. La vitesse de propagation du virus est amplifiée par sa puissance de séduction : avant l’attaque fatale, il prétend faire accéder la victime au statut d’authentique demeure en pierre (d’où probablement le terme ton-pierre…). Une fois les murs recouverts de ce coulis jaunâtre, le drame est inévitable : le bâtiment prend l’air grotesque et un peu niais d’une grosse maison d’un circuit de train électrique. Ce n’est évidemment pas la couleur en elle-même qui est en cause, mais la naïveté avec laquelle elle est investie d’un potentiel rédempteur face à une modernité perçue comme irrespectueuse d’un paysage que l’on voudrait figé dans le passé. Les règles élémentaires du fonctionnement de la lumière nous ont pourtant appris que le blanc d’un mur, orangé face au soleil couchant, peut devenir mauve en contre-jour. Même les mauvais peintres le savent, la valeur d’une couleur ne s’exprime que dans le jeu des juxtapositions composant un ensemble. Il est gênant de devoir énoncer ce truisme, mais la tyrannie des règlements imposant le ton-pierre et autre rose provençal sur des bâtiments contemporains, même les plus modernistes, montre que ce rappel n’est pas inutile. C’est lorsque ces peintures ou enduits sont appliqués pour « rénover » des façades en béton brut ou préfabriqué que le ridicule le dispute à l’indignation. On sent bien que derrière ces diktats se manifeste toujours le désir de retranscrire littéralement l’image mentale d’une représentation superficielle de paysage idéalisé. Le ton est toujours forcé ; il se veut plus chaud, plus doré encore, comprendre : plus pierre, trahissant ainsi l’insanité de la tentative. Un peu comme la teinture trop noire ou trop vive d’une coiffure trahit davantage l’âge du vieillard qu’elle ne le dissimule.
Pour jouer avec les mots, on dira que la couleur ne relève justement pas « des goûts et des couleurs ». Si le choix dépend bien de la subjectivité, la valeur de ce que produit la subjectivité d’un artiste repose dans sa capacité à voir au-delà du visible, sur la puissance de l’interprétation qu’il nous donne du réel, autrement dit sur sa capacité à rendre visible toute la complexité de ce que perçoit notre sensibilité. Paraphrasant Paul Klee, qui parlait de l’art en général, on pourrait dire que l’architecture ne doit pas reproduire le visible, elle doit rendre visible. L’architecture ne cherchant pas à reproduire le réel mais à construire en relation avec lui, il s’agit davantage pour l’architecte d’élaborer formes, couleurs et matières qui rendent explicites l’intimité et le sens de cette relation. En France plus qu’ailleurs, sortir du nuancier conventionnel expose à de vives réactions de rejet. Une couleur un peu vive ou sombre est vite jugée inconvenante. Elle peut l’être, bien sûr, jusqu’à la vulgarité lorsqu’elle ne se justifie que par sa volonté de se singulariser ou, plus platement, « d’être de son temps ». Qui oserait cependant affirmer que le rose provençal qui recouvre tout le nouveau quartier Sextius-Mirabeau d’Aix-en-Provence le rend plus digne de poursuivre l’extension de l’antique cours Mirabeau ? Ces teintes, déclinées jusqu’à l’écœurement, soulignent au contraire l’indigence de son architecture, comme une sauce trop chargée sur une cuisine insipide. Dans cet environnement, le béton noir du Centre chorégraphique national apparaît moins comme une provocation et davantage comme un ultime recours pour rétablir un dialogue avec l’Histoire. À quelques kilomètres de là, dans un cas de figure similaire, c’est par le jaune éclatant d’une crèche que le scandale est arrivé. Ici, ni provocation ni acte désespéré. Les architectes de l’atelier Fernandez & Serres ont su habilement retourner à leur profit l’argument de « la tradition locale » en appelant pour leur défense le plus consensuel des peintres français : Cézanne. Un coup magistral à découvrir en page 60. EC

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» Ambroise Tézenas, un reporter dans le paysage. Texte d'Olivier Namias
» Berger & Anziutti Des corps en ville, Complexe sportif Alfred-Nakache, Paris XXe. Texte de Soline Nivet
» Atelier Fernandez & Serres Crèche «Les graines d’étoiles», Aix-en-Provence. Texte d'Emmanuel Caille
» Hiroaki Kimura Steel Truss House Nara, Japon. Texte de David Leclerc

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