N° 321 - Novembre 2024

Le Prix d’architectures 10+1 2024

Par Ibai Rigby, président du jury du Prix d’architectures 10+1 2024

Le Prix d’architectures 10+1 se distingue par son approche immersive, valorisant l’engagement direct avec les bâtiments, leurs concepteurs et utilisateurs. Contrairement à d’autres prix fondés sur des présentations visuelles, le Prix d’architectures refuse la passivité d’un diaporama ou d’un fil Instagram. Ici, ni catégories fixes ni critères prédéfinis : le jury élabore ses choix collectivement au fil des visites.
Nous sommes allés voir 33 bâtiments à travers l’Hexagone, une odyssée marquée non seulement par les kilomètres parcourus, mais aussi par la richesse des échanges et des rencontres. Chaque visite a donné lieu à des discussions avec les architectes, les commanditaires, ou les usagers, que ce soit sur place, autour de repas partagés, ou lors de voyages ensemble. C’est dans ces moments que la xenia, l’hospitalité grecque, a pris tout son sens. Nous avons été accueillis chaleureusement dans les bâtiments et avons partagé des moments privilégiés avec ceux qui les ont créés ou commandités. Au-delà de l’hospitalité, cette odyssée a transformé nos perspectives. Chacun est arrivé avec des idées préconçues, vite remises en question par la complexité des projets et la réalité de l’architecture en France en 2024. En ce sens, ces réalisations reflètent un moment unique de culture et d’architecture.

Le logement collectif est une des catégories les plus représentées. Il est crucial que les architectes continuent à réfléchir à la manière dont nous habitons ensemble. Parmi les réalisations sélectionnées, certaines intègrent logements privés, sociaux, bureaux et commerces, en ville comme en milieu rural. Les six logements et la réhabilitation d’un centre technique à Meys dans le Rhône, par l’Atelier de Montrottier, Loïc Parmentier & Associés, démontrent que l’habitat collectif ne se limite pas aux grandes villes et peut redéfinir l’espace public d’un village. En revanche, les résidences privées sélectionnées, malgré leur recherche matérielle intéressante, n’ont pas été retenues. Le jury a jugé que leurs solutions, pertinentes mais trop particulières, étaient difficiles à réutiliser dans d’autres projets.
Les équipements publics occupent également une place significative. L’attention accordée à ces bâtiments reflète l’intérêt pour la chose publique et l’idée que nous habitons en tant que société, et non uniquement en tant qu’individus. Le restaurant scolaire Jean-Rostand à Bourgoin-Jallieu, en Auvergne-Rhône-Alpes, conçu et construit avec les étudiants de l’ENSA Grenoble, incarne un engagement direct avec la communauté. En utilisant la terre, la pierre et le bois, ce projet pédagogique offre une approche innovante, permettant d’explorer des solutions pour l’architecture de demain. En laissant les étudiants eux-mêmes bâtir, indépendamment des filières actuelles, on les prépare à imaginer une architecture mieux adaptée aux défis futurs.
Ce projet est emblématique du tournant observé lors de nos visites. Pour reprendre une phrase que mon ancien professeur Henri Bresler disait à l’Institut d’architecture à Genève : « En France, on construit un dessin ; en Suisse, on dessine une construction. » En 2024, les architectes français ne se contentent plus de dessiner des constructions, mais s’impliquent pleinement dans le processus constructif, parfois même plus que leurs voisins helvétiques.
Le projet de 84 logements locatifs sociaux à Bordeaux, du Collectif Encore-David Pradel, reflète cette évolution. Ici, ce ne sont pas les détails qui cherchent à se faire remarquer, mais des solutions discrètes qui créent des espaces généreux pour les habitants sans sacrifier confort et fonctionnalité. L’Espace social commun de Maurepas-Gayeulles, situé dans un quartier sensible de Rennes et conçu par l’agence Béal & Blanckaert, rassemble divers services sociaux. Les architectes y démontrent une maîtrise remarquable de l’ossature en bois, créant un environnement chaleureux, en contraste avec l’austérité souvent associée aux bâtiments administratifs. Les tours de Kempe Thill et de l’Atelier 56S, aussi à Rennes, réinventent la préfabrication en béton, optimisée dans une usine locale, tandis que pour la médiathèque de Velaines – un village de la Meuse frappé par la dépopulation – Gens tire le meilleur parti du vocabulaire des constructions commerciales pour créer un véritable espace public. À Paris, les ateliers DATA et Think Tank ont optimisé l’ossature en bois et utilisé des panneaux préfabriqués en béton recyclé. En périphérie, à Dugny, le projet de l’agence Bourbouze & Graindorge propose un ensemble de 95 logements familiaux et 84 chambres étudiantes avec des murs en brique massifs et des planchers mixtes béton-bois. Et dans le Sud de France, l’agence Combas a adopté, pour la Maison de santé de Charleval-en-Provence, une approche pragmatique en misant sur des murs en bloc de terre comprimée, évitant ainsi l’acier. Cette solution audacieuse en zone sismique montre une réflexion sur l’utilisation des matériaux locaux et la réduction de l’empreinte carbone.
C’est dans le contexte de surconsommation de CO2 que nous avons réfléchi au rôle d’un prix d’architecture. Une telle distinction ne récompense pas seulement le passé, elle oriente aussi l’avenir. Alors que de nombreux moyens de diffuser la culture architecturale existent, un prix cristallise ce qui est essentiel aujourd’hui, jouant un rôle de curateur en mettant en lumière les enjeux contemporains. Dans cette optique, il nous a semblé essentiel de distinguer les projets de réhabilitation. Ainsi le téléphérique du Salève, dans l’agglomération franco-valdo-genevoise, dont la construction initiale s’était interrompue en 1931, a fait l’objet d’une étude détaillée par les architectes Claudia et David Devaux, reprenant les travaux de Maurice Braillard, l’architecte d’origine. Le projet a été relancé en respectant l’esprit de l’œuvre initiale tout en actualisant les principes de la Charte de Venise, notamment en ce qui concerne la réhabilitation du patrimoine moderne. C’est un exemple admirable de mise à jour d’une infrastructure du début du XXe siècle, permettant un accès à la montagne et à la nature par des moyens de transport public. Cette réhabilitation respecte l’existant tout en n’ayant pas peur d’innover pour optimiser son utilisation et son intégration dans le présent.
Cependant, si la valeur des œuvres des architectes modernistes des années 1930 comme Maurice Braillard est incontestable, l’architecture de l’après-guerre ne bénéficie pas du même consensus, comme le montre l’exemple du bâtiment Pierre Eldin, construit en 1977 pour l’École nationale supérieure d’architecture et de paysage de Lille. Ce bâtiment, ayant subi plusieurs réhabilitations et extensions peu respectueuses du concept d’origine, a été transformé par l’agence Dadour de Pous, qui a profité de l’opportunité d’une rénovation énergétique pour retrouver l’esprit et l’image initiale du projet. Plutôt que de se limiter à améliorer l’isolation thermique, les architectes ont proposé des espaces nouveaux, sous forme de serres, qui, en plus de leur utilité, servent de zones tampons thermiques. Cette transformation démontre la capacité de l’architecture à créer de la qualité non seulement en répondant aux exigences techniques, mais en réinterprétant le programme pour générer de nouvelles possibilités spatiales.
En attribuant le Grand Prix à cette réalisation, nous avons voulu valoriser le patrimoine architectural récent, souvent dénigré ou considéré comme « sans qualité ». Cet héritage, pourtant essentiel, devra être mis à en valeur et préservé par des projets de ce type, qui n’ont pas peur d’aborder la réhabilitation comme un palimpseste, au sein duquel les différentes strates architecturales se superposent sans qu’il soit immédiatement évident de savoir où finit l’existant et où commence l’intervention contemporaine. Ce travail avec l’ordinaire est exemplaire et pourrait servir de déclencheur pour de nombreuses réalisations similaires, où le respect pour une architecture souvent méprisée trouve sa place.
La transformation de l’ENSAP de Lille ne relève pas de la nostalgie. Il ne s’agit pas de regretter une architecture plus ordonnée ou un ordre établi, révolu dans notre contexte socioéconomique fragmenté. C’est un projet qui embrasse la diversité et qui envisage l’avenir en dialogue avec le passé, plutôt qu’en rupture avec lui. Il adopte une attitude proche de celle du bricoleur, celui qui fait le meilleur usage de ce qu’il a sous la main, en valorisant l’existant et en évitant les grands gestes spectaculaires. Une démarche modeste mais optimiste, tournée vers l’avenir, qui invite à penser l’architecture autrement.

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Sommaire 

Parcours

» Jeunes urbanistes 2024, à l'écoute des incertitudes de leur époque

Photographes

» Samuel Hoppe : l’autre montagne

Le Grand Entretien

» À la recherche du bonheur, entretien avec Philippe Madec, le 30 septembre 2024

Razzle Dazzle by Mehdi Zannad

» L’architecte, ce héros

Questions pro

» Quel avenir pour les concours d’architecture ? 4/6

Livres

Point de vue / Expo / Hommage

Concours

» Revitaliser Concours pour la nouvelle salle polyvalente du Cendre (Puy-de-Dôme)

Le dossier du mois

» Façades : innover malgré les normes
» Une brève histoire de la norme en façade
» Réformer pour mieux accompagner l’innovation, Entretien avec Stéphane Hameury, directeur opérationnel de la division « Enveloppe du bâtiment » du CSTB
» Une ATEx au service du réemploi, Réhabilitation du siège historique de La Redoute dans le quartier Blanchemaille à Roubaix (59), par l’agence SAA
» Un problème de taille ou comment les DTU n’ont pas permis de faire d’une pierre deux briques
» Construire en terre crue et hors des sentiers battus Avis de chantier pour une façade en terre crue non stabilisée à Bagneux (92) par l’agence TOA, avec la SCOP Les Grands Moyens

Réalisations

D’A Lab - Design

» Studio 5.5 : Less is enough

Techniques

» Protection incendie : ne pas jouer avec le feu

Innovations

Produits utiles

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> Questions pro

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