De la niche à la chaîne, entretien avec Damien Perrot

Rédigé par Maryse QUINTON
Publié le 23/05/2017

Pour tester le concept Jo&Joe, AccorHotels a réalisé un showroom dans sa tour à Issy-les-Moulineaux. Les salariés expérimentent et ajustent les différentes propositions spatiales.

Dossier réalisé par Maryse QUINTON
Dossier publié dans le d'A n°254

L’hôtellerie indépendante exerce une influence non négligeable sur les grands groupes qui les observent de près. Depuis plusieurs années, nous présentons régulièrement dans ces d’a intérieurs des hôtels qui proposent des concepts singuliers, essentiellement sous forme d’initiatives ponctuelles et de personnalités lassées de retrouver partout dans le monde la même chambre d’hôtel et les mêmes services. 

Après avoir lancé Ibis Styles et réinventé la chambre Ibis Budget en misant sur le design, Accor s’est également offert 35 % de Mama Shelter et 30 % de 25hours. De quoi rajeunir son image et lui donner des ailes pour se placer sur le secteur des marques branchées. Aujourd’hui, le groupe hôtelier français lance un nouveau concept baptisé Jo&Joe sur ce segment économique. Première ouverture à Hossegor en ce printemps, en attendant Gentilly en 2018. Le concept est celui d’une maison ouverte, un mix hybride entre hôtel, auberge de jeunesse et location privée. Objectif : séduire les « Millenials » – autre terme à la mode pour désigner la génération Y et les digital natives –, la cible que tout le monde s’arrache. Aux manettes, le designer anglais Lee Penson, qui a conçu les bureaux de YouTube, Google et PlayStation. Rencontre avec Damien Perrot, Senior Vice-Président Design Solutions chez AccorHotels. 

 

D’A : COMMENT EST NÉ LE CONCEPT JO&JOE? 

Aujourd’hui, le monde change. Les nouvelles générations et l’innovation technologique offrent des opportunités très fortes pour créer de nouveaux services, usages, et donc de nouvelles expériences. Forts de cet état des lieux (avec un nouveau département : Innovation LAB), nous avons interrogé cette jeune génération sous forme d’un brainstorming à grande échelle afin de comprendre quels étaient aujourd’hui ses besoins. Jo&Joe n’est pas une réponse aux nouvelles tendances de l’hospitality,  mais plutôt un questionnement : pourquoi les jeunes choisissent-ils ou non de dormir à l’hôtel ? À partir des éléments recueillis, nous avons écrit une histoire. Mais avant de la finaliser, nous avons souhaité intégrer très en amont les designers qui nous ont accompagnés dès le départ dans la création du concept. 

 

D’A : CONCRÈTEMENT, COMMENT AVEZ-VOUS COLLABORÉ AVEC LES DESIGNERS? 

Nous avons lancé un concours sur la base d’un cahier des charges que nous incitions fortement à dépasser, challenger, avec l’idée d’une grande ouverture. Nous avons choisi des designers du monde entier qui n’avaient jamais travaillé dans l’hôtellerie. Les quatre propositions étaient si intéressantes que nous leur avons demandé de travailler ensemble pendant la première partie de la mission, sous forme d’un workshop, en 2016. Ils ont ensuite retravaillé chacun de leur côté et c’est le designer anglais Lee Penson qui a été retenu. Il avait jusqu’alors essentiellement travaillé dans le domaine du bureau. 

 

D’A : QUELLES ÉTAIENT LES ATTENTES DES MILLENIALS QUE VOUS AVEZ INTERROGÉS? 

Un des points fondamentaux demandés par cette nouvelle génération concernait le besoin de se rencontrer mais aussi de préserver son intimité, ce qui est possible chez Jo&Joe et quasiment impossible dans une auberge de jeunesse. Ils aiment être tous ensemble mais sont aussi individualistes. Chaque lit possède son propre ventilateur, sa lumière, des rideaux pour s’isoler, des rebords suffisamment hauts. Il est possible de personnaliser son espace, à la manière d’une business class dans un avion. Certains disposent d’un auvent pour se changer à l’abri des regards. Ils se sont également montrés hyperexigeants sur le confort de la literie. Et bien entendu, l’économie est au coeur de leurs préoccupations. Le challenge a été de rendre possible tout ce qu’ils souhaitaient. Ils ne veulent pas dépenser trop, mais en veulent beaucoup! 

 

D’A : ET EN TERMES DE DESIGN? 

Ils plébiscitent la simplicité et l’authenticité des espaces qu’on leur offre. Ils ne veulent pas de « fake ». Le faux luxe n’est pas une valeur ajoutée pour eux. Ils veulent s’approprier les lieux – d’où les notions fondamentales de mobilité et de modularité développées chez Jo&Joe –, avec des espaces qui évoluent selon le moment de la journée et leurs envies. 

 

D’A : COMMENT CETTE FLEXIBILITÉ SE MATÉRIALISE-T-ELLE D’UN POINT DE VUE DU DESIGN? 

Tout est sur roulettes puisque les espaces doivent pouvoir être modifiés et s’adapter en fonction de ce que l’on souhaite y faire : un cours de yoga, une réunion, une fête, un atelier couture… On module l’espace comme on veut. Jo&Joe est un mélange de style, d’usage et de fonction. Quelque chose de très fonctionnel comme la roue devient une identité de la marque. Les fauteuils gonflables sont légers, confortables mais facilement déplaçables, tout comme les grandes tables où l’on peut manger mais aussi travailler. Les machines à laver le linge ne sont pas reléguées au sous-sol, elles font partie intégrante de l’espace partagé. Laver son linge est ainsi l’occasion d’une rencontre, de boire un verre. C’est un parti pris assez fort de décloisonner les espaces pour forcer la porosité entre les rencontres et les fonctions. 

 

D’A : COMMENT TESTEZ-VOUS CE CONCEPT ? 

Nous avons réalisé un showroom dans la tour Sequana [à Issy-les-Moulineaux, NDRL], qui permet d’ajuster, de modifier, d’expérimenter. Les maquettes et les 3D sont utiles mais pas suffisantes pour tester un concept. L’échelle 1 nous permet de le vivre, d’y travailler et de peaufiner le concept. 

 

D’A : L’IDÉE EST-ELLE DE CONSTRUIRE DES BÂTIMENTS NEUFS OU DE RÉNOVER DES BÂTIMENTS EXISTANTS? 

Toutes les situations sont envisageables grâce à la souplesse du concept. Nous construisons actuellement un Jo&Joe à Gentilly dans un bâtiment neuf entièrement réalisé en bois. À Hossegor, il s’agit d’une bâtisse existante. Chaque établissement aura son identité propre. Même si l’idée est d’avoir d’autres designers pour que chaque Jo&Joe ait sa propre identité. Nous créons les premiers avec Lee Penson pour ancrer le concept. La créativité débordante de Lee fait évoluer son concept sur chaque projet avec comme prisme la communauté comme une source d’inspiration. 

 

D’A : ON RETROUVE NÉANMOINS LES CODES ESTHÉTIQUES EN VOGUE… 

Le bois brut sur les murs ou la tuyauterie apparente, ce n’est pas un effet de style. Notre volonté est de mettre l’argent dans ce qui apporte vraiment quelque chose à nos clients qui se moquent du faux plafond, mais qui ont envie de regarder un film dans un fauteuil confortable. Nous préférons mettre la valeur ailleurs. D’une manière générale, nous privilégions l’idée de matériaux qui se patinent avec le temps. Nous n’envisageons pas le design comme un décor, ce qui est souvent le cas de nos jours. Nous sommes vraiment partis de l’expérience, de l’usage, des fonctions afin de les organiser dans l’espace. L’idée n’est pas d’être bon marché parce qu’il n’y a rien. Toutes les économies faites sur le bâtiment sont répercutées sur l’offre faite aux clients. 

 

D’A : LES CHAMBRES SONT ASSEZ INNOVANTES DANS LEUR APPROCHE DE L’ESPACE PARTAGÉ. QUELLE ÉTAIT LA DÉMARCHE ? 

Quand on choisit de partager une chambre, c’est pour échanger. Pourtant cela peut être assez mal perçu d’aller s’asseoir sur le lit de l’un ou de l’autre. On a donc créé ce qu’on appelle la « pizza » : un espace partagé de vie à l’intérieur de la chambre, avec des prises pour se connecter, discuter, jouer aux cartes… Une sorte de terrain neutre et commun. Dans les chambres plus petites, on retrouve le même esprit avec le sol, qui a été conçu comme une autre interprétation du canapé, au coeur des lits. 

 

D’A : POURQUOI CETTE OUVERTURE À GENTILLY? QUELLE EST LA STRATÉGIE D’IMPLANTATION? 

Hossegor vient d’être inauguré, Paris (Gentilly) et Bordeaux ouvriront en 2018. Nous prévoyons 50 ouvertures d’ici 2020 dans le monde entier. Nous allons pou pouvoir rapidement développer le concept grâce à la force du groupe. Gentilly est à 10 minutes du centre de Paris en transport collectif, à 5 minutes à pied d’un centre universitaire et donc à proximité d’une population jeune qui n’a pas forcément de lieu pour se retrouver. Jo&Joe va devenir un point d’attirance comme cela s’est produit avec Mama Shelter quand il s’est installé dans le 20e arrondissement. 

 

D’A : IL N’Y AVAIT PAS DE MARQUE CHEZ ACCORHOTELS QUI CIBLAIT CETTE CLIENTÈLE JEUNE…? 

AccorHotels a bâti son succès sur les chaînes standardisées. On n’avait pas de vraie réponse pour cette nouvelle génération et ces nouveaux usages. Ils consomment de l’hôtellerie mais par défaut, car il n’y a pas de concept dans lequel ils se retrouvent vraiment. L’idée est dans l’air, je ne suis pas en train de dire qu’on invente les lits superposés ou la cuisine ouverte. En revanche, Jo&Joe propose réellement une expérience globale à l’intérieur de cette maison ouverte et je ne pense pas que cela existe ailleurs, ou alors sous forme de projets ponctuels. Nous avons regroupé dans un concept des usages qui existent un peu partout, des idées qui sont dans l’air, et nous les avons matérialisées au sein d’un même lieu. 

 

D’A : QU’AVEZ-VOUS APPRIS DES HABITUDES DES MILLENIALS EN MATIÈRE D’HÔTELLERIE? 

En voyage, ils peuvent passer deux jours dans une auberge de jeunesse, où ils rencontrent du monde, mais pas plus parce qu’ils manquent d’intimité et de confort. Puis ils vont se faire plaisir dans un hôtel où ils aiment profiter du petit déjeuner, mais pas trop longtemps parce que c’est trop cher. Ensuite ils vont louer un appartement pour être bien localisés, mais ils ne rencontrent personne car c’est un mythe de penser que le propriétaire va vous faire visiter la ville. Et parfois, ils louent une chambre pour deux dans un Sofitel et ils s’installent à six dedans en se partageant le canapé, la moquette épaisse et le lit king size ! Ils sont malins. Ils mixent les offres. C’était pour nous très instructif de connaître ces parcours. S’ils sont si inventifs, c’est parce qu’ils ont envie de rencontres et de découvrir le monde. Personne ne répondait à ces besoins de manière globale. 

 

D’A : JO&JOE EST DONC PARFAITEMENT DANS L’AIR DU TEMPS, MAIS DEMAIN? COMMENT SE PRÉMUNIR CONTRE L’OBSOLESCENCE ? 

Il n’y a ni esthétique, ni concept figé dans le temps, seulement des éléments d’identité récurrents (pizza, roulettes, lit, etc.). Jo&Joe va continuer à évoluer constamment et à vivre avec la communauté qui l’accompagne. Car ce qui marche aujourd’hui ne marchera pas forcément demain. Il faut donc mettre en place un rythme, de manière à toujours moderniser nos espaces, qu’on n’ait pas des espaces similaires dans le monde entier, mais qu’en termes de modernité, on réponde à la promesse. Et s’adapter, ça s’anticipe dès la conception. Il ne faut donc pas se contraindre dans la façon dont les espaces sont conçus pour pouvoir facilement updater le niveau de modernité sans injecter des sommes folles. 


Lisez la suite de cet article dans : N° 254 - Juin 2017

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