De la séduction, Mucem, Marseille

Architecte : Rudy Ricciotti
Rédigé par Richard SCOFFIER
Publié le 26/06/2013

Le musée des Civilisations de l'Europe et de la Méditerranée de Marseille contraste avec la notoriété de son maître d'œuvre. C'est un édifice réservé, qui renonce à sombrer dans l'hystérie contemporaine et semble de fond en comble travaillé par la notion de profondeur, de mystère, d'intériorité…

 

 

À l'entrée du Vieux-Port, au pied du fort Saint-Jean, vient se poser un volume sombre qui semble tirer sa signification de son insignifiance. Sa mantille de béton s'apparente à un filet de camouflage, elle le cache pour n'affirmer que sa masse compacte qui se refuse poliment à entrer en concurrence avec la fortification du XVIIe siècle.

Oxymore

L’édifice, de plan carré, paraît a priori d’une simplicité déconcertante. Le bloc contenant les espaces d’exposition se compose de deux plateaux superposés, traversés par une bande servante massive. Ces plateaux sont portés en périphérie par une résille structurelle autour de laquelle s’enroule une rampe publique permettant, en empruntant un système de passerelles, de rejoindre le quartier du Panier en traversant le fort. Au sous-sol, éclairés par une douve creusée en contrebas du niveau de la mer, se pressent l’auditorium et les réserves. L’ensemble est voilé au sud et à l’ouest par le pare-soleil emblématique qui se plisse pour recouvrir partiellement la toiture, tandis qu’au nord et à l’est vient se glisser un fin bâtiment vitré en forme de L, réservé à l’administration et aux espaces annexes. 

Ce dispositif rudimentaire, qui par certains aspects semblerait se rapprocher du Centre Pompidou de Piano et Rogers – la structure périphérique, la circulation apparente –, distille incessamment de la contradiction et de la complexité. Il pourrait aisément trouver sa place, entre des exemples de Borromini et de Hawksmoor, dans le chapitre « À la fois » de l’ouvrage de Robert Venturi paru en 1966 pour sonner le glas du modernisme. Comme si tout ce qui était énoncé était condamné à être contredit. Comme si tout ce qui était fait semblait promis à être défait... La forme parallélépipédique et acérée est ainsi immédiatement pondérée par la maille organique qui introduit une autre géométrie, moins tranchante, plus douce. Tandis qu’à l’intérieur, le visiteur est immédiatement surpris par le caractère profondément impur de la structure. Cette architecture d’ingénieur refuse à s’exhiber, à se mettre en scène comme un tour de force, à la manière des high-tech anglosaxons. Contrairement au Pavillon noir, qui montrait très pédagogiquement de quelle façon s’effectuait la descente des charges et comment les chocs latéraux de cette zone sismique étaient anticipés, le Mucem se refuse ombrageusement à expliquer comment il tient. Ainsi la structure périphérique, qui reprend les poutres de 80 centimètres de retombée s’élançant du noyau, s’affirme moins comme un élément porteur que comme un élément décoratif, presque kitsch : elle prend l’aspect d’arborescences moulées de béton fibré ultra-performant, hyperréalistes et très fines. Comme si l’architecture renonçait à rendre des comptes, comme si elle semblait préférer à la raison, la prestidigitation. C’est également l’une des stratégies basiques du séducteur : ne rien montrer de soi-même et toujours étonner, porter à son point d’incandescence la curiosité de l’autre. Ici, l’émotion esthétique est étroitement liée à la jouissance de sa propre paresse et de sa propre bêtise, au ravissement baroque, à l’invocation du merveilleux. C’est un bâtiment aussi où tout peut arriver, comme dans l’Afrique fiévreuse d’Au cœur des ténèbres de Joseph Conrad, même les improbables colonnes champignons qui surgissent incongrûment de la partie administrative. 

Narcissisme

La dissymétrie de la mantille, qui ne recouvre le bâtiment qu’aux orientations exposées au soleil et qui protège l’espace public vertical montant en rampe vers la terrasse, n’est pas de même nature que la façade qui s’ouvre vers les quais, comme si le bâtiment pouvait présenter deux visages : la première répond à l’horizon à l’infini, la seconde au quai gagné sur la mer et à la ville. Cette opposition schizophrénique est portée à son paroxysme par l’intervention de Yann Kersalé. Toute l’attention et le savoir-faire de l’artiste se sont en effet concentrés sur la façade symbolique qu’il transforme en lanterne vénéneuse lançant vers la mer des rayons bleus et turquoise sans rien laisser apparaître de ce qu’elle recouvre réellement. Tandis que le bloc bureaux ne bénéficie que de la lumière fonctionnelle qui éclaire la nuit ses espaces internes et trahit implacablement sa destination. 

Mais l’un des moments les plus étonnants reste la passerelle qui relie l’édifice au fort Saint-Jean dont les salles, aménagées par Roland Carta, abritent les autres collections du musée. Cette passerelle compose une poutre au profil en U, presque droite, et repose sur les deux bâtiments sans l’aide d’autres points porteurs, comme un couteau négligemment posé entre deux assiettes. La question de l’échelle semble avoir été abolie pour baigner les édifices dans une inquiétante étrangeté et les assimiler à de gros objets, de gros jouets, comme dans certaines toiles de Giorgio De Chirico où la logique du tout petit vient contaminer celle du très grand. 

Si le bâtiment renonce à tout montrer, c’est pour mieux s’affirmer comme une pure puissance d’accueil. La mantille cache les visiteurs qui ne manqueront pas d’emprunter les rampes, en évitant soigneusement de les exposer et de les utiliser comme des matériaux de construction – un procédé qui a trouvé son acmé dans les rassemblements de Nuremberg orchestrés par Albert Speer et qui continue de hanter l’architecture contemporaine, même la plus démocratique. Elle les protège du soleil comme de la trop grande folie, la trop grande cruauté du paysage marseillais. Les salles d’exposition resteront sûrement plus belles vides qu’occupées. Les taches de lumière détourée par la mantille traversent l’ombre pour maculer sols et murs de taches incandescentes et pour mieux décomposer, indéfinir l’espace. Les multiples transparences, des rampes vers les salles, des salles vers les rampes, permettent au bâtiment de s’admirer lui-même et l’emportent dans la spirale de son narcissisme. Mais il reste trop généreux – comme s’il fallait d’abord s’aimer soi-même pour mieux aimer les autres – pour s’affirmer comme une machine célibataire, à la manière de l’Institut du Monde arabe, totalement obnubilé par les effets produits par sa façade moucharabieh. Ici, un double rideau noir transparent et opacifiant vient très pertinemment calmer les jeux de lumière et permettre la libre occupation des salles.


Retrouvez en exclusivité sur d'architectures.com l'entretien "Béton, Fibre, Sémiotique, Vertu" d'Emmanuel Doutriaux avec Rudy Ricciotti réalisé à Marseille le 3 juin 2013.



Maîtres d'ouvrages : Ministère de la Culture (Direction générale des patrimoines), OPPIC (maître d'ouvrage délégué)
Maîtres d'œuvres : Rudy Ricciotti (architecte mandataire), Roland Carta (architecte associé, C+T Architecture), Studio Adeline Rispal (aménagements muséographiques), SICASA (BET structure), CEC Salinesi (économiste), In Situ (paysagiste)
Surface SHON : 15 718 m2
Cout : 113,4 M € H.T. (muséographie incluse)
Date de livraison : décembre 2012


Lisez la suite de cet article dans : N° 219 - Juillet 2013

Le Mucem de Rudy Ricciotti, Marseille<br/> Crédit photo : HALBE  Roland

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