Dérives surburbaines

Rédigé par Guillemette MOREL-JOURNEL
Publié le 26/06/2013

Bégout Bruce, Suburbia. Autour des villes, éditions inculte, 2013, Paris

Article paru dans d'A n°219

« Ce qui différencie avant tout la suburbia de la ville "nucléo-centrique", c'est que la première accepte la négativité que la seconde cherche à réprimer par tous les moyens. Il existe une sorte d'insolence vitale de la suburbia, de puissance de création tous azimuts. C'est là le signe d'une vitalité sans contrôle qui cherche à tâtons ses formes d'expression appropriées. L'observation de la vie suburbaine livre ainsi la clef de compréhension du futur. Le fait de prendre sa voiture le soir pour aller louer un DVD dans un distributeur automatique de vidéos au bord d'une route déserte constitue un des faits les plus fascinants de la nouvelle expérience urbaine. Il y a là une manière d'assumer, sans peur ni culpabilité, la précarité de la civilisation humaine et de flirter avec son effondrement possible qui témoigne d'une force incomparable. L'expérience suburbaine se caractérise précisément par cette faculté d'acceptation résolue de l'inachèvement de la ville, de ses trous, de ses absences. L'homme suburbain est l'ange de la trivialité. Il ne se formalise pas du caractère négligé de son cadre de vie ; il l'adapte à ses besoins et y projette ses désirs, trouvant toujours un moyen pour faire de la ville la scène prospective de sa volonté. »


Bégout Bruce, Suburbia. Autour des villes, éditions inculte, 2013, Paris, p. 16-17.

Il arrive que ce ne soient pas les spécialistes de la ville contemporaine – urbanistes, architectes, géographes, sociologues – qui en parlent le mieux. C'est le cas avec le philosophe Bruce Bégout qui, parallèlement à sa production d'ouvrages savants, notamment sur la phénoménologie de Husserl, publie avec régularité des essais atypiques où la non-ville d'aujourd'hui fait figure d'héroïne. Ces volumes se placent davantage dans le registre de la dérive impressionniste que dans celui du discours érudit, même si – les références qu'ils convoquent en attestent – la culture architecturale et urbaine contemporaine est rien moins que familière à Bégout. Son arpentage des paysages de l'après-ville nous avait déjà emmenés vers L'Éblouissement des bords de route (2004) et outre-Atlantique, au pays des motels (Lieux communs, 2002) et de Las Vegas (Zéropolis, 2003), où il revenait sur les pas de Venturi et Scott Brown.


Le recueil que viennent de publier les éditions (mal nommées) Inculte réunit treize textes, dont certains ont été publiés de manière éparse au cours de ces dix dernières années. Le fait que deux d'entre eux aient paru initialement dans des catalogues d'expositions interdisciplinaires du Centre Georges-Pompidou et un autre par le centre arc en rêve de Bordeaux signale, s'il en était besoin, le tropisme de Bégout pour les espaces (a)urbains contemporains. Le premier de ceux-ci, qui donne son titre au recueil, « Suburbia, du monde (urbain) clos à l'univers (suburbain) infini Â», est un texte bref et fondamental ; il propose quelques définitions du phénomène et un jugement qui fait office de justification de son objet : « la suburbia instable, problématique, hétérogène et anarchique s'avère être l'espace même de la créativité, de l'invention d'usages inhabituels, de l'innovation technologique et médiatique, de la redéfinition même de la culture Â» (p. 17). Pour ceux qui ne seraient pas familiers de ce territoire, Bégout livre même vingt et une clés d'identification, dont celle-ci particulièrement facile à expérimenter : « Nous sommes dans la suburbia lorsque nous prenons la voiture pour aller acheter notre pain Â» (p. 23).


À côté d'un copieux essai sur « Dériville. Les situationnistes et la question urbaine Â», lecture attentive de cette rencontre d'un espace et d'une réflexion, et d'autres articles de circonstance, Bégout suit les traces de Reyner Banham en livrant quatre fragments d'un L.A.B. (Los Angeles Book) qu'il n'acheva jamais puisqu'il constata, à la lecture de City of Quartz*, que « [Mike] Davis avait fait le job Â» (p. 211). Le sous-titre en désigne l'ambition : « Los Angeles, capitale du XXe siècle Â». En deux chapitres théoriques – « La ville provisoire Â» et « La ville infinie Â» – puis deux enquêtes in situ, Bégout plonge dans la boue de la non-ville pour tenter d'en exprimer la saveur fade et lancinante. Le caractère proprement indicible de LA l'amène à utiliser deux néologismes, « Helldorado Â» et « Homelessness Â», pour décrire les communautés fermées et les nomades, les centres commerciaux et les autoroutes urbaines. Équipé de l'outillage intellectuel du philosophe existentialiste et de l'anthropologue du quotidien des non-lieux, et d'une automobile au réservoir bien rempli, Bégout arpente les routes, les centres commerciaux, les lotissements, les parkings… Il observe et dégage, à partir des formes architecturales et urbaines, quelques « invariants concrets Â» qui font « la viscosité suburbaine (entre le dur des bâtiments et le liquide des événements Â» (p. 206) de cette ville archétypale. Ce qu'il voit et qu'il relève avec minutie, dans une langue à la fois précise et précieuse, a beaucoup à apprendre aux faiseurs (ou continuateurs) de villes d'aujourd'hui.


* Londres, Verso, 1990. Traduction française, La Découverte, 1997.

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