Efrat Shvily, L'architecture : une arme de guerre

Rédigé par Yasmine YOUSSI
Publié le 01/10/2003

Colonie en Cisjordanie

Article paru dans d'A n°132

Depuis plus de dix ans que la photographe israélienne Efrat Shvily hante les chantiers des nouvelles colonies d'Israël et de Cisjordanie. Ses images en noir et blanc, au cadrage frontal, mettent en scène des villes fantômes, sans âmes, aux immeubles inachevés ou abandonnés, dont les fenêtres béantes ressemblent à des plaies laissées à vif. La photographe ne se contente pas de stigmatiser une architecture conçue pour promouvoir un modèle de vie. Elle sonde surtout à travers ses photos une identité nationale.

d'A : Comment est née la série des « Nouvelles habitations en Israël et dans les territoires occupés » ?
Efrat Shvily : En 1989, je suis rentrée en Israël après avoir étudié les sciences politiques et le chant en Europe et aux Etats-Unis. C'était un retour difficile parce que je ne savais pas si j'avais envie de rester ou de repartir. Alors j'ai voyagé dans le pays, en prenant des photos, comme l'aurait fait n'importe quel touriste. Au fil des clichés, je me suis aperçue qu'ils étaient truffés d'immeubles. Cela n'avait rien d'étonnant. Au début des années 1990, Israël devait faire face à une vague massive d'immigrants venus d'ex-URSS. Ça construisait de partout. Mais je ne crois pas avoir photographié ces maisons par hasard. Du fait de mon retour, le concept même de « maison », l'idée « d'être chez soi », me posait problème. Avec cette série, j'ai étendu la problématique à l'ensemble du pays.
d'A : Qu'avez-vous alors voulu montrer ?
E.S. : Beaucoup de gens limitent cette série à la seule évocation des colonies en Cisjordanie. Mais ce qui m'intéresse avant tout, c'est le rapport – au sens large – des Israéliens à la terre. J'ai voulu montrer la manière, souvent artificielle, dont ils sont parvenus à s'y installer et les limites de cette installation. Ça passe par la construction de maisons et donc par l'architecture. Bien sûr, les territoires occupés en sont un exemple, mais un exemple seulement. Cette série ne fait aucune distinction entre les colonies de Cisjordanie et celles construites à l'intérieur même d'Israël.

d'A : Comment définiriez-vous vos photos ?
E.S. : C'est une question piège ! Ce n'est certainement pas de la photographie architecturale. Si l'architecture en est le sujet, je ne m'intéresse pas pour autant aux constructions en tant que telles. C'est de la photographie documentaire puisque je saisis la réalité. Mais à y regarder de plus près, beaucoup de mes clichés ont quelque chose de fictionnel. Certains ressemblent à un décor de théâtre ou à des maquettes. Ils ont un côté artificiel. Au final, mes images perdent leur aspect documentaire et la réalité devient parfois fiction.
d'A : Qu'est-ce qui, à vos yeux, caractérise l'architecture d'Israël ?
E.S. : Je tiens tout d'abord à préciser que je ne suis ni architecte ni spécialiste en architecture. A l'origine, au moment de l'édification du pays, beaucoup d'architectes avaient épousé les idées du Bauhaus. Aujourd'hui, rares sont ceux qui prennent en compte l'environnement, qu'il s'agisse du paysage, de la végétation ou d'un quelconque élément naturel. Les colonies de Cisjordanie en sont le meilleur exemple. Généralement leur construction se fait sur une colline. On rase tout, on aplanit et on construit une espèce de forteresse entourée de barbelés. C'est emblématique de ces gens qui ont peur de leur environnement et qui sont donc obsédés par la question de la sécurité. L'architecture à l'intérieur même d'Israël est plus
variée mais elle manque tout autant de considération pour l'environnement. Certains architectes sont bien conscients qu'ils travaillent au Moyen-Orient. Alors ils rajoutent une voûte par-ci par-là. Mais tout cela reste très artificiel. Et puis, comme je vous l'ai dit, au début des années 1990, on a beaucoup construit, de manière presque sauvage. Les gens ont commencé à édifier des villas très « nouveaux riches », des cottages anglais et je ne sais quels autres manoirs. Ça ne rimait à rien. On a aussi érigé des gratte-ciel sur les bords de mer alors que les plages israéliennes sont splendides. Sans oublier Jérusalem. Quand la ville a été réunifiée en 1967, beaucoup ont eu le sentiment qu'il fallait la protéger d'une nouvelle partition. On a donc construit sur les collines autour sans même prendre en compte l'architecture magnifique de la vieille ville. Il y avait une telle générosité dans les constructions du Bauhaus ! Aujourd'hui, c'est tout le contraire.

d'A : L'architecture peut-elle être un facteur de paix ?
E.S. : Aujourd'hui, c'est un facteur de guerre. Lorsque deux nations revendiquent une même terre, le meilleur moyen pour s'en emparer c'est d'y construire quelque chose. Les Palestiniens le font aussi, même si c'est plus difficile pour eux parce que les Israéliens ne leur accordent pas de permis de construire. Je me souviens d'une émission télé où l'on demandait à un vieux berger palestinien ce qu'il pensait des nouvelles colonies construites près de chez lui. Il répondait qu'il se sentait étranger sur son propre sol. A mes yeux, ce sont ceux qui construisent ces colonies-là, de cette manière-là qui sont les étrangers. S'ils s'y sentaient chez eux, ils ne construiraient pas ainsi.

Les articles récents dans Photographes

Abelardo Morell - Écrire avec la lumière Publié le 01/04/2024

En 2001, le peintre anglais David Hockney publiait un ouvrage consacré à l’usage des appareils … [...]

Bertrand Stofleth, Géraldine Millo : le port de Gennevilliers, deux points de vue Publié le 11/03/2024

Le CAUE 92 de Nanterre accueille jusqu’au 16 mars 2024 une exposition intitulée «&nbs… [...]

Yves Marchand et Romain Meffre Les ruines de l’utopie Publié le 14/12/2023

L’école d’architecture de Nanterre, conçue en 1970 par Jacques Kalisz et Roger Salem, abandonn… [...]

Aglaia Konrad, des images agissantes Publié le 20/11/2023

Aglaia Konrad, née en 1960 à Salzbourg, est une photographe qui se consacre entièrement à l’ar… [...]

Maxime Delvaux, une posture rafraichissante Publié le 11/10/2023

Maxime Delvaux est un jeune photographe belge, adoubé par des architectes tels que Christian Kerez,… [...]

Harry Gruyaert, la couleur des sentiments Publié le 04/09/2023

Harry Gruyaert expose tout l’été au BAL, haut lieu parisien de la photographie, créé en 2010 p… [...]

.

Réagissez à l’article en remplissant le champ ci-dessous :

Vous n'êtes pas identifié.
SE CONNECTER S'INSCRIRE
.

> L'Agenda

Avril 2024
 LunMarMerJeuVenSamDim
1401 02 03 04 05 06 07
1508 09 10 11 12 13 14
1615 16 17 18 19 20 21
1722 23 24 25 26 27 28
1829 30      

> Questions pro

Vous avez aimé Chorus? Vous adorerez la facture électronique!

Depuis quelques années, les architectes qui interviennent sur des marchés publics doivent envoyer leurs factures en PDF sur la plateforme Chorus, …

Quelle importance accorder au programme ? [suite]

C’est avec deux architectes aux pratiques forts différentes, Laurent Beaudouin et Marie-José Barthélémy, que nous poursuivons notre enquête sur…

Quelle importance accorder au programme ?

Avant tout projet, la programmation architecturale décrit son contenu afin que maître d’ouvrage et maître d’œuvre en cernent le sens et les en…