Entretien avec Mart Kalm, historien de l’architecture, doyen de la Faculté d’art et de culture, Tallinn

Architecte : Mart Kalm
Rédigé par Emmanuel CAILLE
Publié le 07/10/2011

Historien, Mart Kalm revient sur neuf décennies mouvementées d'architecture estonienne. Du style international au renouveau lié au boom de la construction, quelles sont les constantes et les variantes de l'art de construire en Estonie ?





DA : L'Estonie est un pays jeune, qui n'acquiert son indépendance qu'en 1920 et pour à peine deux décennies. Quand est apparue la première architecture proprement estonienne et quelles en ont été les caractéristiques ? A-t-on cherché, comme cela a pu être le cas dans des pays comme la Hongrie ou la Slovénie sortant de l'Empire austro-hongrois, à définir un style national ?

Mart Kalm : L'architecture estonienne émerge un peu avant l'Indépendance, à partir des années 1910. Karl Burman peut être considéré comme le premier architecte vraiment estonien. Au départ, l'écriture architecturale était plutôt classique. Puis est venu un premier boom de la construction, entre 1920 et 1930. Le style international a eu alors beaucoup de succès dans le pays. Il était porté par des figures comme Olev Siinmaa, le plus avant-gardiste des architectes estoniens, un moderniste influencé par Le Corbusier mais qui ne fut toutefois pas aussi radical que le célèbre architecte franco-suisse !


DA : Vinrent ensuite la guerre et plusieurs occupations : soviétique, nazi, puis soviétique de nouveau. Comment la scène architecturale estonienne a-t-elle traversé ces périodes ?

MK : Durant les années soixante, l'architecture estonienne a été organisée selon le système soviétique. Les agences ont disparu au profit de grands instituts d'État, regroupant des centaines d'architectes dont la tâche était plutôt de savoir comment réaliser la norme, c'est-à-dire le maximum d'immeubles de logements préfabriqués !

On notait tout de même une influence des architectes modernistes, notamment scandinaves, perceptible dans des réalisations comme le gymnase de l'université technique de Tallinn, dessiné par l'architecte Raine Karp, fortement inspiré du gymnase d'Arne Jacobsen à Karlskrona en Suède.

Le goût pour l'architecture organique, les édifices utilisant – à la manière d'Aalto – la brique et le bois, est également très prégnant dans ces années-là. Il tient aussi au rapport étroit qu'ont toujours eu les Estoniens et les Finlandais, même durant la guerre froide.


DA : Un mouvement peu connu se fait jour à partir des années soixante-dix. Pouvez-vous nous décrire la pensée architecturale de ce groupe qui, à l'instar des 5 de New York, se faisait appeler les « Tallinn 10 Â» ?

MK : Dans les années soixante-dix, quand le modernisme version soviétique semblait vraiment à bout de souffle à force de préfabrication à outrance, un groupe de professeurs et d'architectes liés à l'Académie des beaux-arts de Tallinn1 – la seule école d'architecture du pays, encore aujourd'hui – s'est lancé dans une critique sévère de l'architecture officielle. On peut affirmer que les Tallinn 10 sont devenus les architectes les plus avant-gardistes de tout le bloc soviétique. Leur doctrine architecturale initiale pouvait être rattachée au néorationalisme. Elle partait donc d'un refus des compromis d'alors affadissant les principes de la modernité et valorisait au contraire le modernisme d'avant-guerre.


DA : Ils ont rencontré beaucoup de succès auprès du grand public. Comment sont-ils parvenus à toucher une audience habituellement peu concernée par les questions d'architecture ?

MK : Les 10 de Tallinn étaient tous de bons architectes, mais aussi de très bons écrivains ; ils pouvaient diffuser facilement leurs thèses auprès du public. Leurs propos ne paraissaient certes pas dans les revues centrales du parti communiste, mais plutôt dans Sirp ja Vasar (le marteau et la faucille), un magazine culturel, ou dans des revues de décoration, telle Kunst ja Kodu (art et foyer).

Le grand public suivait ces polémiques architecturales, pas uniquement par goût pour cet art, mais aussi parce que la critique du style cachait une critique implicite du système soviétique. Le débat, qui se déroulait dans une discipline périphérique de la société, pouvait facilement passer pour un conflit de générations, une dimension également présente dans cet affrontement. C'est pourquoi les architectes ont pu construire sans être inquiétés, en dépit de leurs propos contestataires. À partir des années soixante-dix, les Tallinn 10, à l'instar de Jencks, Norberg-Schulz ou Venturi, ont délaissé le néomodernisme pour le postmodernisme.


DA : Ils trouveront des commanditaires dans un milieu étrange : les fermes collectives. Comment en sont-ils venus à construire des programmes aussi saugrenus ?

MK : Les fermes collectives fonctionnaient comme des coopératives. Elles étaient relativement indépendantes et pouvaient posséder leurs propres agences d'architecture intégrées, les EKE Projekt (Eesti Kolhoosi Ehitus/Construction pour les kolkhozes d'Estonie), donc se placer hors du volant de commandes attribué aux instituts d'architecture étatiques. En outre, elles étaient très riches : l'agriculture était prospère et avait pour client l'Union soviétique, un marché sans fond. Alors que l'État estonien se montrait indolent, les fermes collectives étaient au contraire ambitieuses : elles investissaient une grande partie de leurs revenus dans l'architecture, réalisant des écoles, des bureaux, des cantines, confiant parfois aux architectes jusqu'au dessin des étables !


DA : Que sont devenus les « 10 Â» après la chute du système communiste ?

MK : Le groupe s'est dissous au cours des années quatre-vingt-dix. Certains de ses membres sont devenus des architectes d'affaires à succès, d'autres ont au contraire cessé toute activité de maître d'Å“uvre. Leur influence sur l'architecture est restée forte, ne serait-ce qu'à travers leur enseignement à l'Académie des beaux-arts de Tallinn.


DA : Un aspect frappant de l'architecture estonienne est l'extrême jeunesse des agences d'architecture. D'où vient cette particularité ?

MK : Peu de temps après la chute du régime communiste, une série de réformes ont été entreprises, qui ont permis au pays de sortir des travers du système soviétique. Nous avons réussi à prendre un bon virage, le niveau de vie a augmenté et une nouvelle classe de dirigeants est apparue. C'était une opportunité inouïe pour tous les jeunes : un de nos Premiers ministres de l'époque avait trente ans ! Les nouveaux riches, tous jeunes, constituaient une nouvelle maîtrise d'ouvrage, plus ouverte et en demande de nouveauté. Je dirais que très simplement, un jeune entrepreneur s'entendra plus facilement avec un architecte de sa génération, d'autant que l'un et l'autre se seront probablement côtoyés sur les bancs de l'école !

Un dernier facteur tient sans doute à la mentalité égalitariste et luthérienne profondément enracinée dans la culture estonienne. Nous n'attachons pas une importance démesurée à la hiérarchie et il n'y a pas de problème à confier à un jeune une commande importante. Nous n'avons pas eu besoin de système de type NAJA pour aider les maîtres d'ouvrage à intégrer la maîtrise d'Å“uvre débutante ! C'est une qualité qui peut générer également ses problèmes. Le Musée national à Tartu et l'Académie des beaux-arts à Tallinn, confiés à des équipes françaises et danoises peu expérimentées, sont très en retard dans leur construction et ont connu beaucoup de problèmes de mise au point.

DA : L'essor de la jeune architecture estonienne s'expliquerait par le boom immobilier. N'a-t-il eu que des effets bénéfiques ?

MK : Non. Le boom de la construction a permis aux jeunes agences de se lancer dans la construction, car elles étaient plus réactives, s'adaptaient plus facilement aux nouveaux outils de travail et de production du système post-soviétique impliquant de nombreux concours. Après, il est vrai que tout n'a peut-être pas été très bon, mais comme dans tout boom immobilier. J'aurais tendance à dire qu'une grande partie des constructions issues de ces périodes de fièvre ne peut pas rester dans l'Histoire.

La chance de l'Estonie est toutefois d'avoir une maîtrise d'ouvrage privée relativement éclairée. Dans le domaine de la maison individuelle, les jeunes nouveaux riches – de toute façon, il n'y avait pas d'anciens riches – ont fait montre d'une véritable attention et d'un goût sûr pour l'architecture contemporaine. Ils ont immédiatement rejeté les solutions plus stéréotypées, traditionalistes, l'équivalent estonien des maisons sur catalogue en somme.


DA : La production architecturale qui figure dans l'exposition « Boom Room - nouvelle architecture estonienne Â», présentée à la dernière Biennale de Venise et prochainement à Paris2, démontre une vitalité et une qualité architecturales qui placent l'Estonie dans les meilleurs exemples européens. Le seul regret que l'on pourrait formuler est peut-être sa trop grande ressemblance avec le reste de cette production. On cherche en vain son identité ?

MK : La recherche d'un style national existe dans tous les pays. Je trouve que par bien des aspects, c'est un faux problème : une architecture est produite en fonction de conditions techniques, sociales, climatiques… Le style international lui-même n'a d'international que le nom et l'on a bien vu qu'en dépit de ses prétentions à l'universalité, il a fait l'objet d'innombrables adaptations en fonction du contexte local. En un siècle, le système politique, social et économique estonien a changé quatre fois, passant de l'Empire russe à l'État nation, puis sont venus l'Empire soviétique et maintenant le libéralisme. À chaque changement, les systèmes politiques, sociaux et économiques ont été radicalement transformés. La propriété des sols et la structure foncière sont passées par des phases de redistribution, nationalisation, privatisation. Ces conditions changeantes laissent peu de place aux problématiques de style national !

Je dirais toutefois que l'architecture estonienne présente des constantes, comme l'attention au contexte, très aiguës chez les jeunes architectes. Ils partagent également une haute idée du rôle de l'architecte : l'idée que l'architecte n'est pas là pour faire de l'argent est très forte. C'est peut-être un autre effet de notre culture luthérienne.


DA : Une autre caractéristique de l'architecture estonienne est de laisser une large place à l'écriture moderne. Comment se concilient ce modernisme et le contexte historique des villes estoniennes ? Tallinn, Tartu possèdent une identité très liées au tissu historique…

MK : Les règles pour la préservation du patrimoine et l'attention qui lui est portée sont fortes, en particulier à Tallinn où le centre historique est classé au patrimoine mondial de l'Unesco. La protection historique a parfois été invoquée pour freiner des opérations de spéculation, près de l'ensemble hôtelier Viru par exemple. Les architectes du patrimoine ont empêché la construction d'une tour jumelle à celle construite dans les années soixante-dix pour cet hôtel-vitrine. Elle aurait eu un fort impact sur la silhouette de la ville. Mais dans l'ensemble, conservation et rénovation urbaine réussissent à cheminer de pair. Les logements de la rue Aia par l'agence Kosmos (2003-2009), les bureaux livrés par l'agence Koko sont des exemples de bâtiments ultra-contemporains construits dans un contexte urbain que l'on peut encore considérer comme un centre-ville.


DA : La crise immobilière a calmé la frénésie constructive, laissant place à une période moins active mais plus propice à la réflexion. Quelles sont, selon vous, les lacunes qu'il faudrait aujourd'hui pallier ?

MK : Il manque un secteur du logement social et ce n'est plus une préoccupation du gouvernement, très à droite aujourd'hui. Quand bien même la population estonienne diminue, du fait de la baisse de la natalité et du départ du pays d'une partie des russophones, de nouveaux logements sociaux pourraient remplacer un parc social hérité des Soviétiques très dégradé, et privatisé d'ailleurs à partir de 1991.

Un autre besoin serait de former des maîtres d'Å“uvre capables d'affronter les questions d'infrastructures et de grands paysages. On ressent un réel manque à ces échelles. Par exemple, l'Union européenne a injecté récemment d'énormes sommes d'argent dans la modernisation des routes : les travaux ont été réalisés par des bureaux techniques de façon très archaïque, ils auraient gagné à ce que des paysagistes ou des urbanistes participent à leur édification et à leur intégration dans le paysage. Cela serait utile dans les villes portuaires qui bordent le littoral, dont on devrait repenser la relation à la mer, totalement interrompue durant la période soviétique.


Notes

1. L'équipe des Tallinn 10 comprenait les architectes suivants : Vilen Künnapu, Leonhard Lapin, Jüri Okas, Tiit Kaljundi, Veljo Kaasik, Toomas Rein, Avo-Himm Looveer, Ignar Fjuk, Jaan Ollik, Aïn Padrik.

Ferme collective en Estonie.<br/> Crédit photo : DR

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