Architecte : Christian KEREZ Rédigé par Joseph ABRAM Publié le 01/10/2012 |
Né au Venezuela en 1962, Christian Kerez a ouvert son agence d’architecture à Zurich en 1993. La première exposition consacrée à son travail, hors de Suisse, se tient actuellement au centre deSingel à Anvers. L’historien et critique Joseph Abram l’a rencontré et visité ses bâtiments. Il voit dans l’œuvre rigoureuse et poétique de cet architecte intellectuel la promesse d’une contribution majeure à la contemporanéité.
Dans un récent entretien, publié par le
Kunstmuseum du Lichtenstein, Christian Kerez explique que, pour lui,
l’architecture s’identifie à son médium, à savoir « l’espace1 ». Bien
qu’un projet doive toujours répondre à diverses fonctions, sous de
multiples contraintes, celles-ci ne peuvent suffire à définir
l’architecture dans son essentialité. « Dans mon travail, le point de
départ est toujours l’espace2 ». Cette assertion, en apparence banale,
car tout architecte pourrait revendiquer la dimension spatiale de sa
pratique de projet, prend chez Christian Kerez un sens particulier. Elle
éclaire certaines singularités des modes de conception qu’il met en
œuvre, et aussi certaines caractéristiques des objets réalisés, dont
l’étrangeté ne semble pas le résultat d’un caprice formel, ni même d’un
vouloir plasticien, mais, au contraire, le produit d’une logique
implacable, presque « métaphysique ». On observe, dans le travail de
Christian Kerez, une fusion des modes de conception et des objets
produits, comme si « l’abstrait » du processus d’engendrement de la
forme et le « concret » de l’édifice réalisé ne formaient qu’un seul et
même bloc, lisse au-dedans comme au-dehors. Cet amalgame «
abstrait-concret » confère aux réalisations de cet architecte une
présence paradoxale, à la fois solide et légère.
Si, comme l’affirme Jean-Luc Godard, « l’imaginaire et le réel », nettement séparés, peuvent n’être qu’un, à la manière de « cette surface de Möbius qui possède à la fois un et deux côtés », il est probable alors que les constructions de Christian Kerez relèvent de cette topologie ambivalente, quelque peu surréelle3. À l’instar du cinéaste qui voyait, dans un film qu’il admirait, « des plans lisses et ronds abandonnés sur l’écran comme un galet sur le rivage », l’architecte pourrait dire de ses constructions qu’elles ont été déposées sur le sol comme des coquillages sur le sable4. Ainsi que le suggère la béance de ces « structures-sculptures », où gît un espace immobile, c’est de « coquillages inversés » qu’il conviendrait de parler. La figure conceptuelle que semblent esquisser ces concrétions de béton suppose, en effet, une obsession inductive qui s’empare du réel, comme à rebours, pour imposer dans l’espace ambiant des objets résistants, capables d’établir une équivalence absolue entre le dedans et le dehors, le naturel et l’artificiel, la lumière et la matière... Comme Francis Ponge, l’architecte semble avoir choisi « le parti pris des choses5 ». « Non pas le parti pris de l’homme pour les choses, mais le parti pris des choses seules6 ». Sa problématique théorique s’inscrit dans la tradition abstraite de Louis Kahn et de Livio Vacchini7. Elle la poursuit tout en la renouvelant, de fond en comble, et en la dégageant des dernières traces d’historicisme, inévitables chez ces penseurs de la longue période. à bien y réfléchir, le véritable maître de Christian Kerez pourrait être Theo Van Doesburg, cet artiste puissant qui, s’éloignant de Mondrian, a mené l’abstraction au seuil de l’art concret. L’art de Christian Kerez fait émerger dans le réel des objets poétiques qui transforment l’espace quotidien en substance.
Organicisme abstrait
Dans la théorie architecturale moderne, le « coquillage » exprime, comme « l’œuf » qui fascinait Perret, un genre de perfection naturelle, où l’organisation géométrique de la matière aboutit à une forme solide, qui est d’abord une « structure8 ». Cette rationalité organique traduit, de façon vivante, la puissance plastique de la « forme utile » et « l’exactitude » atteinte dans la réponse logique à des contraintes physiques plus ou moins quantifiables9. Trouver la forme exacte, c’est-à -dire la solution précise à un problème bien formulé, caractérise la dynamique intellectuelle du fonctionnalisme et la poétique objective qui lui est attachée.
Contrairement aux apparences, la pratique de Christian Kerez n’est pas étrangère à cet univers radical. Le processus est le même, mais ce sont ses enjeux qui apparaissent, en quelque sorte, bouleversés. Tout se passe comme si l’architecte agissait en amont du projet, à la recherche d’un concept structurel initial, d’une richesse sémantique telle qu’elle lui permettrait d’englober, d’un coup, toutes les données du problème (programme, parcelle, paysage) et d’en déduire ensuite, à travers une chaîne décisionnelle continue, un objet architectural formant un tout indestructible, éminemment complexe mais d’allure minimale10. Le véritable matériau du projet n’est pas le béton, ni même le verre, mais l’amalgame spatial façonné entre leurs parois et imprégné de leur matière et des vues alentour. En imposant à l’édifice une règle constitutive implacable, Christian Kerez lui épargne les effets de sa propre subjectivité, comme pour laisser le réel se déployer en lui-même.
La nature recueillie dans ses objets artificiels est d’une beauté sublime, surtout lorsqu’elle est ordinaire. C’est ce que montre l’immeuble de la Forsterstrasse (Zurich, 2003), qui semble faire corps avec la végétation qui le cerne. Encastré dans un terrain en pente, ce bâtiment de cinq niveaux (dont n’émergent que trois étages d’appartements) est conçu à partir d’un empilement de voiles épais et de dalles en débord, qui libère intégralement les façades. Ce dispositif structurel régit, sans hiérarchie, la distribution intérieure. L’espace qui s’y répand est homogène. Il se différencie, cependant, par le jeu des parois de béton, par la lumière changeante et par le paysage proche qui pénètre par les gigantesques fenêtres. La nature s’y livre, au fil des saisons, en tableaux généreux11. Cette différenciation objective de l’isotropie fait penser à celle expérimentée par Theo Van Doesburg dans un célèbre tableau conservé au Moma (Rythme d’une danse russe, 1918), où le fond gris se teinte discrètement au contact des segments colorés qui le bordent.
Une autre réalisation confirme la singularité des modes de conception mis en œuvre par Christian Kerez. Il s’agit de la maison de Witikon (Zurich, 2007), dont la structure monolithe (insoupçonnable depuis l’extérieur) s’élève comme une sculpture en encorbellement. Celle-ci abrite en réalité deux maisons, dont le mur séparatif se plie et se déplie, selon les étages, pour soutenir les dalles en porte-à -faux12. La raison de cette bizarrerie constructive tient à la fois au site et au programme. Pour éviter la superposition de deux appartements, dont l’un seulement aurait bénéficié de la vue vers le lac, l’architecte a défini, sur cette parcelle
étroite, un plan en forme d’hexagone distordu qu’il a divisé longitudinalement par une ligne brisée. Ce « voile mitoyen », qui adopte à chaque étage un parcours différent, loge dans ses plis les services et les installations techniques afin de libérer les planchers jusqu’aux fenêtres. Le monolithe arborescent formé par ce complexe « voiles-dalles » est emballé dans une mince enveloppe de verre, dont les parois coulissent en vastes panneaux pour ouvrir largement les façades. Il en résulte une impression de liberté qui évoque, malgré la massivité du béton, la légèreté des constructions de Jean Prouvé. Les dalles tout entières deviennent des balcons survolant le jardin. Le dedans appartient au dehors.
L’espace de vie de ces deux habitations, étroitement imbriquées mais parfaitement indépendantes, se déploie sur quatre niveaux desservis par un escalier à claire-voie qui dévale l’édifice comme une cascade entre les rochers. Chtonienne, côté mur, la maison est apollinienne du côté des fenêtres. En un regard, on passe d’un monde cryptique à un univers cristallin. Et ce mélange des contraires caractérise l’architecture de Christian Kerez. Son travail sur la forme démultiplie les potentialités de l’espace au bénéfice de l’usage, mais aussi du rêve.
« Une maison est un modèle du monde
», nous dit Christian Kerez. Elle exprime « le désir d’un ordre
sous-jacent13 ». Partant du hasard des choses – des « occasions »,
écrirait Paul Valéry –, la pensée cherche à construire des segments
d’universalité14. Celui parcouru par Christian Kerez à travers un petit
nombre de projets offre la promesse d’une contribution majeure à la
contemporanéité15. Parce qu’elle tente de répondre à des questions
anciennes en poétisant le quotidien, l’architecture de Christian Kerez
porte en elle les valeurs essentielles de la discipline. Rigoureuse,
dépouillée, elle accueille avec une indéniable sensualité le désordre de
la vie qui, en retour, l’embellit.
Immeuble de la Forsterstrasse
Maîtres d'ouvrages : Privé
Maîtres d'oeuvres : Christian Kerez - A. Meiler
Entreprises : Archobau
Maison de Witikon
Maîtres d'ouvrages : Privé
Maîtres d'oeuvres : Christian Kerez - Jürg Keller
Entreprises : BGS Architekten
Date de livraison :2007
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