Individuels... Mais urbains

Rédigé par OLIVIER NAMIAS ET PASCALE JOFFROY
Publié le 01/12/2010

The Montain Dwellings, Copenhague, Bjarke Ingels (BIG)

Dossier réalisé par OLIVIER NAMIAS ET PASCALE JOFFROY
Dossier publié dans le d'A n°187

Faut-il encore opposer l’habitat individuel à la ville ? Poussé par les exigences du développement durable, le logement individuel s’urbanise, se regroupe, se densifie, revendique des valeurs communautaires. Eh oui, l’individuel devient plus collectif : les vieux clivages tomberaient-ils ? De la maison à l’immeuble, toute une gamme d’associations, de regroupements, de superpositions des logements se développe, interrogeant l’habitation en fonction d’un nouveau paradigme : les rapports de l’individu au groupe, par opposition au cocon familial barricadé d’hier. Dans le contexte normalisé et surréglementé de la production de logements, la recherche typologique trouve à travers cette approche un souffle prometteur. La question est de savoir jusqu’à quel point les nouvelles formes d’habitat sont susceptibles de créer un urbanisme différent et quel est leur potentiel de séduction auprès d’une population dont les pratiques et les aspirations semblent enfin évoluer vers davantage d’urbanité.

Collectif ou individuel : des catégories à dépasser


Le logement que l’on produit aujourd’hui reste enfermé dans trois catégories étanches : l’individuel, le collectif et ce qu’on appelle « l’intermédiaire ». La rigidité de ces catégories et les ornières qu’elles imposent à la conception lors de la commande semblent cependant appelées à évoluer, sous l’impulsion de deux demandes croisées : celle de la loi SRU, qui réclame des formes d’habitat « éco-responsable » peu consommatrices de foncier et socialement « durables », et celle des habitants, qui entendent plus que jamais conjuguer l’individualisation de leur logement et sa proximité géographique avec les services urbains. Ces enjeux croisés font surgir ou ressurgir des formes d’habitat qui ne sont ni strictement individuelles (elles doivent être moins disséminées), ni strictement collectives (voulues plus individualisées), un « ni-ni » où la conception trouve à se régénérer à mi-chemin de deux espaces idéologiquement connotés : le pavillon isolé et l’immeuble collectif. Le pavillon isolé, plébiscité par les habitants, est rejeté par les professionnels car générateur d’étalement urbain ; en dehors des centres-ville, l’immeuble collectif reste associé pour le public aux grands ensembles et est peu apprécié.
Dénommer cette troisième voie qui ne serait ni de l’individuel, ni du collectif n’a jamais été simple. Divers vocables s’y sont essayés récemment : « habitat citoyen » (Puca), habitat « pluriel », habitat « de conciliation » (Christian Moley). Dans la commande ordinaire, cet « entre-deux » entre le collectif et l’individuel reste généralement catalogué sous le terme d’« intermédiaire », succédané terminologique qui accompagne une réduction drastique de son contenu : ce terme désignerait des logements superposés à accès individualisés, à l’exclusion de toutes autres formules « intermédiaires » explorées dans le passé ou à venir. On l’oppose généralement au logement « individuel groupé », qui accole à l’horizontale des logements disposant d’un prolongement direct vers un jardin. Est-on sûr cependant que la présence d’un jardin constitue ce qui distingue l’individuel du non individuel ? Que cet « intermédiaire » ne corresponde à aucune réalité réglementaire (pour la réglementation « handicapés », par exemple) trahit d’ailleurs la vacuité de son contenu.
Hors des terminologies convenues, il semble utile aujourd’hui d’observer les nombreuses déclinaisons possibles entre le collectif et l’individuel, certaines à inventer, d’autres à revisiter : accolements, superpositions, imbrications, emboîtements, micro-collectifs, semi-collectifs, alter habitat, ensembles mixtes, maisons en hauteur, immeubles villas, etc. Ces recherches typologiques sont loin d’être neuves et se sont confrontées de longue date à la même question : rendre la qualité de vie compatible avec la densité, autrement dit concilier « proximité spatiale et distance sociale », comme l’écrivent dès 1970 Jean-Claude Chamboredon et Marlène Lemerre dans un article fondateur de la sociologie urbaine.
Les réponses formelles sont multiples, certaines s’efforçant d’adapter la forme de  l’immeuble à des qualités d’individualisation plus grandes, d’autres travaillant à densifier des regroupements de maisons. On peut considérer que le mouvement suit en effet deux chemins symétriques.
Le premier part d’une réalité collective (la densité, la proximité, la situation urbaine) et cherche à l’individualiser par divers moyens architecturaux touchant l’accès au logement, l’intimité, la présence d’un jardin ou d’une terrasse, voire les configurations en duplex ou triplex. La référence canonique de cette approche est bien sûr l’immeuble villa de  Le Corbusier (1922), assemblage destiné à « la grande ville » d’appartements conçus comme des petites maisons avec leur terrasse, « des maisons qui montent plus haut, avec des perspectives considérablement élargies ». De façon caractéristique, ce travail d’individualisation d’un ensemble collectif donne aussi naissance, sous une forme bien différente, aux logements proliférant des années soixante-dix, avec leurs grandes terrasses et leurs accès individualisés : ensembles en pyramide des villes nouvelles par Andrault et Parat à Évry par exemple ; logements « intermédiaires » en  gradins des banlieues « rouges » de l’AUA ; immeubles en « étoile » de Jean Renaudie. Rejoignant des préoccupations semblables, on peut enfin rapprocher de cette même démarche certains immeubles à distributions spécifiques (paliers individualisés, coursives restituant une « rue » en étages) et/ou
comprenant des logements sur plusieurs niveaux (logements sociaux de Bernard Paurd à Ivry ou le Nemausus de Jean Nouvel).
La seconde approche part à l’inverse de l’unité (l’espace du logement et son prolongement extérieur) et l’associe à d’autres selon différents algorithmes ; c’est ce qu’on appelle désormais en France « l’individuel dense » avec ses formulations nombreuses (lire plus loin).
Inéluctablement, ces deux voies de recherche se croisent : dans quelle catégorie placer ainsi les systèmes de regroupement dense de maisons « en nappe », comme celui que Libera construit près de Rome au début des années cinquante et qu’il qualifie lui-même, se référant à Le Corbusier, « d’unité d’habitation horizontale », suggérant que la césure entre collectif et individuel trouve là sa limite ?
Et le quartier de logements de Borneo-Sporenburg urbanisé par West 8 (Adrian Gueuze) avec une densité polémique de 100 logements/ha (finalement atteinte grâce à quelques blocs collectifs) dans le cadre du programme Vinex à Amsterdam ? Dans ce quartier de 2 150 logements individuels d’une compacité extrême, les îlots se présentent comme des plaques extrudées de minuscules patios et terrasses. À ce niveau de densité, certains architectes n’hésitent pas à parler d’« ensembles collectifs de maisons », voire d’« immeubles couchés ».

Décloisonnement des échelles
À travers ces exemples, mais aussi dans la dynamique des évolutions géographiques et sociales, on constate que la dichotomie entre logements « collectif » et « individuel » s’estompe. L’opposition moins marquée entre ville et campagne (l’« urbain généralisé » de Françoise Choay ou la rurbanisation de Gérard Bauer), donc entre l’habitat citadin et rural, rejaillit maintenant dans un décloisonnement des échelles et des types de formalisation. La question que posent désormais les politiques est moins de savoir si la qualité de vie est compatible avec la densité – l’histoire des villes répond évidemment oui – que d’apprendre à optimiser ensemble les paramètres d’urbanité, de densité, de confort de vie résidentiel, voire comment tirer des conséquences positives (citoyennes) de la cohabitation.
Le simple fait de postuler, comme le font les sociologues, que le logement n’est plus le lieu de protection du cocon familial mis à distance du monde extérieur, mais l’endroit où l’identité de chacun se fabrique dans le réglage de la distance à autrui (comme le suggère en particulier Christine Jaillet) amène à reconsidérer les types d’articulation entre les logements, leurs interfaces sociales et leur relation à la ville.
Il semble admis que le rapport à l’habitat fonctionne sur plusieurs registres : rapport à soi, à sa famille, mais aussi aux autres, à la société, à l’univers, à la nature. On s’affranchirait donc de l’opposition entre logements collectifs (porteurs de valeurs collectives, associés à l’urbain) et logements individuels (porteurs de repli sur soi, associés à la nature) qu’exacerbaient entre autres les Ciam en 1930, en dénonçant les risques de dérives individualistes des cités-jardins.
Dans ce vacillement des frontières entre le collectif et l’individuel, s’engage avec bonheur un emboîtement gigogne de questionnements sur les distinctions d’échelle et de configuration. Qu’est-ce qui fait le logement collectif : la verticalité, la cage d’escalier, les jeux collectifs pour les enfants, le regroupement, la présence assumée des autres ? Qu’est-ce qui définit l’individuel : la possibilité pour les bailleurs de limiter les charges de gestion en supprimant les cages d’escalier, un grenier, un cellier à rez-de-chaussée, un atelier, une porte ouvrant vers l’extérieur, une salle de bains regardant le ciel, l’absence de vis-à-vis, la liberté chez soi ?
Certains commanditaires de logements ont compris l’intérêt de faire tomber les barrières des catégories, à l’exemple de La Nantaise d’habitation (lire pages 46 et suivantes) qui commande aux architectes « un habitat urbain dense et individualisé » et exclut par des périphrases toute référence au logement individuel groupé, intermédiaire ou collectif : calme invitation à réfléchir hors du sillon. Les recherches engagées par les architectes lauréats de cet appel à réflexions montrent comment l’évolution des types de regroupement peut croiser celle des plans de logement, qui trouvent là matière à se régénérer. Sur le plan urbain, de telles propositions, comme celle de Morphosis à Madrid (pages 66 et suivantes), produisent de nouvelles formes urbaines, mais leur caractère expérimental les voue pour l’heure à l’insularité, voire à l’utopie de choix peu reproductibles.
En attendant la généralisation des éco- quartiers qui renouvelleront peut-être la formalisation de ce « ni individuel ni collectif », les pouvoirs publics français encouragent timidement de telles recherches, au prix d’ambiguïtés certaines : la main gauche de l’État soutient les formes alternatives de logements et lutte contre la dispersion pavillonnaire ; la main droite fait la promotion des maisons à 15 euros par jour et soutient les constructeurs de maisons individuelles.
Pascale Joffroy


Individuel ou collectif à l’horizontale ?
Accolements, superpositions, imbrications : quelques références historiques


L’accolement des maisons est un dispositif caractéristique de l’habitat vernaculaire et des villes anciennes, sous forme de maisons de ville. On le retrouve dans le logement ouvrier (corons, échoppes bordelaises) et dans certains types de cellules monastiques (la chartreuse d’Ema célébrée par Le Corbusier). Les architectes s’emparent de ce mode de juxtaposition au début du XXe siècle pour produire des ensembles d’habitat à loyer modéré : Siedlung allemandes des premiers Modernes (Gropius, Oud), cité Frugès à Pessac de Le Corbusier. Ils répondent également à des commandes de cités-jardins et de cités ouvrières pour lesquelles ils étudient de nouveaux assemblages (maisons dos-à-dos, quatre par quatre, en quinconce, accolées en redents, etc.). Les cités-jardins anglaises prônent le regroupement autour de « courées », qui inspireront dans les années soixante les clusters théorisés par Alison et Peter Smithson, système communautaire « en grappe » associant des échelles variées, opposé à l’agrégat uniforme des immeubles classiques. Les Anglais sont à cette époque les pionniers des politiques du high density, low rise avec de nombreuses expériences impulsées ou encouragées par les pouvoirs publics. Parmi ces opérations, les logements The Ryde construits en 1966 par Phippen, Randall et Parkes à Hatfield feront date. Ils sont conçus sur des parcelles en lanière de 7 mètres de largeur et 27 à 42 mètres de long selon les types, très intériorisés autour de patios formant de petites pièces supplémentaires à ciel ouvert. Ils sont dotés de garages individuels (34 logements/ha). Cette opération a inspiré de nombreux architectes : Cusy et Maraval, notamment, y font référence en 2005 pour les logements Vanille à Montpellier, 17 maisons à patio construites sur des bandes étroites.
Mais l’exemple moderne le plus célèbre de maisons en bande est l’ensemble Halen des jeunes architectes suisses d’Atelier 5, dessiné en 1955 et achevé en 1961 sur un terrain forestier escarpé. Il comporte 81 maisons en triplex accolées dans des trames étroites de 4 et 5 mètres (densité de 32 logements/ha). Directement inspiré des villages de vacances Roq et Rob à Cap-Martin conçus en 1949 par Le Corbusier, il frappe les esprits par le caractère bourgeois libertaire de ses occupants (copropriété, voitures parquées à l’entrée du site, équipements collectifs, dont une piscine), différent donc des vocations sociales habituelles du logement en bande. Les dispositifs spatiaux adoptés inspireront de nombreuses réalisations : hiérarchie des distributions, protections murées des jardins et rôle essentiel de la végétation, encore trop souvent négligé aujourd’hui.
Commandé en 1977 à Álvaro Siza, le quartier Malagueira à Evora (Portugal) regroupe 1 200 maisons en bande de faible hauteur, dotées de cours intérieures et serrées sur des parcelles de 8 x 12 mètres. La réputation de ce quartier très dense tient surtout à l’échelle de la cité populaire ainsi constituée et à l’intelligence de son paysage urbain.
On atteint des compacités supérieures lorsque l’accolement des unités de logement n’est plus seulement latéral mais se fait sur plusieurs côtés, avec des maisons en L ou à patio étalées dans l’épaisseur des îlots. Les références vernaculaires de ce modèle d’occupation « en nappe », dans de grandes profondeurs de terrain, vont des bastides d’Aquitaine aux médinas d’Afrique du Nord. Plusieurs exemples faisant figure d’icônes contemporaines alimentent par ailleurs les réflexions des architectes. La plus ancienne est la « ville horizontale » construite à Tuscolano près de Rome par l’architecte rationaliste italien Adalberto Libera en 1950-1954. À la dimension d’un petit quartier, cet ensemble d’habitat social comprend 168 logements individuels à patio de plain-pied, groupés par quatre (trois regroupés par leur patio, le quatrième de dos pour se tourner vers le soleil). L’ensemble est innervé de ruelles piétonnes et enserré par un mur en béton. Un immeuble collectif de 32 logements, destiné à loger les célibataires, domine la place vers laquelle convergent les ruelles.
En France, où les exemples scandinaves (Utzøn, Aalto) sont étudiés de près dans les années soixante-dix, le hameau du Château construit en 1976 par Jean-Pierre Watel à Villeneuve-d’Ascq (60 maisons groupées à patio, densité de 51 logements/ha) restera une référence pour des recherches sur l’individuel dense. Ces recherches se poursuivront dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix de façon malheureusement disparate et isolée : citons en vrac des ensembles de Gérard Bauer, Bolze et Rodriguez, Vincent Brossy, Gouwy Grima Rames, Patrick Hernandez.
Peu d’exemples associent ce système en nappe à des hauteurs bâties dépassant deux étages, comme le fait notamment l’ensemble édifié par l’OMA/Rem Koolhaas à Fukuoka au Japon (1991), un exemple phare pour de nombreux architectes. Serrées derrière un mur cyclopéen de béton noir, les 24 maisons en triplex sont construites en équerre autour d’un patio profond et étagées en gradins, avec terrasses, vers la lumière. Les logements bénéficient de vrais toits (guirlande de béton sur les séjours, coupole pour une chambre). Chaque unité est pensée comme un compartiment. Elle est accolée sur quatre faces pour produire une nappe sans « vide » central, dans une version horizontale de la « congestion » chère à Rem Koolhaas.
Parmi les modèles qui superposent en hauteur plusieurs logements individualisés, le plus connu est sans doute le Branch Hill d’Hampstead Village, dans la banlieue nord-ouest de Londres. Construit à la fin des années soixante-dix par George Benson et Alan Forsyth, c’est un incroyable tissage de 42 maisons étagées dans une pente réputée inconstructible, en deux strates. Les duplex du haut, en demi-niveaux décalés, possèdent chacun un jardin privatif et une terrasse et sont distribués par des passerelles lancées au-dessus des ruelles.
Enfin, de nombreuses opérations combinent immeubles et maisons accolées et/ou superposées. Les immeubles sont généralement placés en « façade » de l’îlot sur la rue, les maisons s’étendant au calme en cœur d’îlot, comme le montrent plusieurs exemples dans ce dossier. Il est plus rare que les immeubles gagnent au contraire le cœur du terrain, soit pour créer un contraste significatif (les logements de Libera à Tuscolano cités plus haut), soit pour se fondre parmi les maisons dans une identité de situation par rapport à la ville qui marque une mixité plus complète. C’est la disposition retenue par Thibaud Babled, Armand Nouvet et Marc Reynaud (BNR architectes) à Montreuil, avec des immeubles en plots semés dans une nappe de maisons basses (36 logements sociaux, 2001).  PJ


L’intermédiaire ou l’utopie résignée ?
Entretien avec Jean-Louis Violeau, sociologue


Né dans les années soixante-dix, le logement intermédiaire était le reflet des utopies d’alors : vivre ensemble au-delà des barrières sociales, créer des typologies nouvelles, etc. Aujourd’hui, si l’intermédiaire n’est plus porté par le même souffle et se présente sous un jour plus modeste – « une architecture de conciliation », comme l’a nommé Christian Moley –, il n’en poursuit pas moins le rêve d’une vie dans une société pacifiée. La généalogie de cet habitat est retracée par Jean-Louis Violeau, sociologue, chargé de recherche au laboratoire Architecture-Culture-Société, CNRS/ENSAPM.


D’A : Présenté récemment comme une solution aux problèmes d’étalement urbain, l’habitat intermédiaire est-il une nouveauté ? Que cache ce terme ?
Jean-Louis Violeau : L’intermédiaire a connu son heure de gloire dans les revues d’architecture et auprès de la population dans les années soixante-dix, qui correspondent à ce que les sociologues ont appelé la « moyennisation de la société », marquées par l’ascension des classes moyennes, leur désir de changer et leur caractère pionnier et moteur. Car contrairement à ce que l’on a dit, depuis l’après-guerre, c’est la classe moyenne bien plus que la classe ouvrière qui a inventé des choses en France. Les enfants du baby-boom, des jeunes couples avec enfants, étaient alors disposés à toutes les expériences, dans une sorte de parenthèse enchantée particulièrement favorable à l’intermédiaire, qui proposait à chacun de vivre ensemble tout en conservant un espace privé.
L’esprit de ces années est résumé en 1976 dans une préface de François Mitterrand à un ouvrage du PS, Liberté, liberté : « car enfin il n’y a pas de société digne de ce nom qui ne soit pas heureuse, qui n’aime pas faire la fête, qui n’apprécie pas l’humour et la tendresse ». On est dans un film de Claude Sautet. Au début des années quatre-vingt, cette génération s’est tournée vers le pavillonnaire, avec étalement urbain à la clé – je schématise – et à nouveau dans les années quatre-vingt-dix, s’est posée la question de l’intermédiaire qui a poussé à réactualiser cette vieille lune, en la maquillant sous divers vocables : voisins-voisines, entre voisins, habitat citoyen, VUD… Il y a une vraie inventivité terminologique de l’État, révélatrice d’une volonté d’oubli des expériences malheureuses qui ont pu être menées dans les années soixante-dix. Des opérations comme les pyramides d’Évry, qui ont connu de nombreux déboires – problèmes d’étanchéité, de peuplement, de proximités parfois non désirées – ont entraîné un oubli plus général d’autres expériences plus heureuses.

D’A : Au-delà des questions d’écologie, quels sont les avantages immédiats de l’intermédiaire et les atouts de la mixité ?
JLV : Sur bien des opérations, l’intermédiaire présente l’avantage d’être moins cher à l’exploitation. Il offre une densité pratiquement équivalente au petit collectif – sous réserve que la place de la voiture soit bien réglée – avec beaucoup moins de parties communes, donc beaucoup moins de charges et d’entretien de ces espaces, qui pèsent souvent lourdement sur les frais des bailleurs.
De même, on peut se demander si, lorsque l’on passe en maîtrise d’ouvrage privée, la multiplicité des produits ne rend pas plus
facile la vente d’une opération. On peut aisément mettre en relief les qualités qui répondent à ce besoin d’intimité et qui rencontrent les impératifs financiers des maîtres d’ouvrage.
Quant à la mixité des formes, elle va souvent de pair avec la mixité sociale. Il y a un idéal de mélange derrière l’habitat intermédiaire. Lors d’une enquête réalisée sur un immeuble « mixte », nous avions tenté de faire parler les gens sur leurs différences sociales : ils avaient des habitudes différentes, des parcours résidentiels divers, des professeurs d’IUT côtoyaient des habitants à deux doigts de la rupture sociale ; néanmoins, les locataires n’avaient pas du tout saisi ces fossés sociaux. Leur idée, c’était de former une communauté dans un immeuble neuf dont ils étaient les premiers occupants. Ils n’avaient pas le sentiment d’incarner une catégorie de financement du logement social. On avait beau leur dire que ceux qui habitaient plus haut avaient des revenus, cela n’apparaissait pas primordial. Certes, on regarde la taille de la voiture du voisin, ses vêtements ou d’autres détails, mais pas s’il loge en PLI, PLAI, PLUS… Il y a une bonne volonté de principe, et ensuite une alchimie qui se crée ou non.

D’A : Quelle est la question fondamentale que pose l’intermédiaire à l’architecte ?
JLV : Le vrai problème est celui des typologies. Quelles typologies ont fait preuve de leur efficacité pour à la fois préserver l’intimité et densifier l’habitat ? La première grande étude sur ces questions, « Proximité spatiale, distance sociale », de Jean-Claude Chamboredon et Marlène Lemerre, remonte aux années soixante-dix. Cet article fondateur
de la sociologie urbaine mettait en lumière toutes les stratégies d’évitements utilisées par les habitants, leur gestion presque intuitive de la différence… En réduisant le phénomène sous ce thème, ils avaient synthétisé la quadrature du cercle que doit résoudre tout architecte s’attaquant au problème de l’intermédiaire. Le contexte était celui des grands ensembles, mais on pourrait l’étendre sans problème aux opérations actuelles.
La volonté récente de la puissance publique de réinvestir l’intermédiaire n’a pas forcément rencontré l’adhésion des architectes. Plutôt que de travailler sur des typologies, ils se sont tournés sur la très médiatique maison icône. On l’a vu dans le travail de Ferrier ou les opérations aidées par l’État, comme la Pirotterie, menée par Périphériques à Rezé où toutes les maisons en accession sont en crépi crème, à double pente, chiens-assis et petites aubettes ; toutes les maisons de l’OPHLM qui soutenait l’opération sont des exercices de style d’architectes. Alors certes, elles sont des variations sur la maison canonique, mais le logement social s’y voit comme le nez au milieu de la figure. S’il s’agissait de ne pas stigmatiser l’habitat à caractère social dans un lotissement de pavillons, c’est un échec !
Propos recueillis par Olivier Namias.

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