Jacqueline Salmon « C’est le destin des lieux qui m’intéresse ».

Rédigé par Yasmine YOUSSI
Publié le 08/07/2005

Jacqueline SALMON

Article paru dans d'A n°147

Un album consacré à la villa Noailles, une commande passée par la ville de Belfort sur l'architecture sacrée du Corbusier, la saison s'annonce chargée pour Jacqueline Salmon. Ses photos interrogent l'architecture pour répondre aux grandes questions de société. Raison de plus pour la rencontrer.

d'a : Comment êtes-vous venue à la photo d'architecture ?

Jacqueline Salmon : J'ai commencé par des études de peinture, d'architecture intérieure et d'histoire, avec l'idée d'être scénographe ou décoratrice de théâtre. La photo est venue par hasard, à la suite d'un grave accident. Ça a été ma manière de revenir à la vie. J'ai alors réalisé que ce médium était un outil formidable pour continuer à réfléchir –à travers des livres– sur la mise en scène de l'espace. Dès le départ, j'ai mené des recherches simultanément à la prise de vue. Mon premier travail portait sur les restaurations de la primatiale Saint-Jean de Lyon. Je voulais comprendre pourquoi on regardait toujours vers le passé avec la peur de construire le présent, et donc d'inventer une vie nouvelle. C'était à la fois une question personnelle et philosophique. Le projet suivant sur lequel je me suis penchée s'appelait « 8, rue Juiverie », et portait sur un bâtiment construit au XVIe par Philibert Delorme, à qui l'on doit le premier traité d'architecture, inspiré par cette construction. Ce lieu focalisait toutes les questions d'ordre humain, social et théorique qu'on peut se poser en terme d'architecture.

 

d'a : Quelle différence faites-vous entre vos travaux personnels et les commandes que l'on vous passe ?

J.S. : Les commandes représentent 50 % de ce que je produis. Ce sont elles qui me font vivre. En général, elles deviennent miennes parce que je les mène avec le même souci de fond et de sens que s'il s'agissait d'un projet personnel. Je travaille beaucoup en amont sur l'histoire des lieux. Ainsi, je sais exactement ce que je veux dire au moment de la prise de vue. Surtout si j'ai peu de temps pour faire mes photos. C'est le cas en ce moment pour ma série consacrée aux lieux du retraitement des déchets nucléaires. Je ne peux pas passer plus d'une journée sur les sites. La prise de vue est un instant charnière. Après, il me faut choisir les photos que je présenterai puis, enfin, les mettre en forme. Celles de l'Arsenal de Toulon, par exemple, sont de très grands tirages mats, encadrés de métal. Ce qui m'attire dans un projet, c'est son potentiel. J'aime l'idée que l'image est malléable, que l'on peut la multiplier, l'agrandir, la projeter, l'imprimer en gravure, en héliogravure… Il faut trouver ce qui convient le mieux.

 

d'a : La plupart des lieux auxquels vous vous intéressez sont chargés d'histoire…

J.S. : C'est le destin des lieux qui m'intéresse. Les projets que j'initie portent généralement sur des endroits d'enfermement, interdits au public – comme Sangatte, Clairvaux –, qui racontent de graves problèmes de société. Tous ont les mêmes caractéristiques. Ils ont existé avant, et existeront après. Clairvaux, par exemple, a été le premier couvent construit selon la règle cistercienne par Saint Bernard. Ensuite seulement, il est devenu la prison la plus dure de France. Comment en est-on arrivé là ? Mes recherches ont révélé que les concepteurs de la prison visaient, eux aussi, la rédemption de l'âme.

 

d'a : Qu'est-ce qui fait réellement l'architecture d'un lieu ?

J.S. : Ce ne sont pas forcément les murs et le toit. Je dirais plutôt que c'est une perception de l'espace. L'architecture est comme une seconde peau. La manière dont on agence l'endroit où l'on vit est une représentation de soi, de ses peurs, de ses angoisses, de son caractère. Et cela offre au bout du compte un portrait de société. On m'a reproché l'absence de gens dans mes photos. Ceux qui y sont n'y sont pas par hasard. Ce sont les questions d'ordre général qui m'inspirent, comme celles ayant trait au logement, aux constructions humaines. Or, le portrait vise le particulier. La série Chambres précaires s'intéresse aux sans-abri. Les reportages montrent la manière dont ils se débrouillent, sans aborder les problèmes humains. Moi, je me suis interrogée sur ce que la société fait pour eux. Et ça, c'est inhumain.

 

d'a : Vous avez travaillé sur les réalisations du Corbusier et celles de Mallet-Stevens. Comment les percevez-vous ?

J.S. : Ce n'est pas tant Mallet-Stevens qui suscite mon intérêt que le destin de la villa Noailles. Celle-ci a d'abord été le lieu de l'utopie moderniste avant d'être abandonnée, puis rachetée par la ville pour devenir un centre d'art, gardant ainsi sa fonction de catalyseur culturel. Aujourd'hui, ce sont donc les municipalités qui deviennent mécènes et non plus les aristocrates. Peut-être que la villa témoigne désormais de l'impossibilité de cette utopie moderniste. Pour Le Corbusier, c'est différent. Plus je regarde son travail (la ville de Belfort m'a passé commande sur son architecture sacrée), plus je l'admire. Tout chez lui est dans l'idée dirigée vers une fonction précise, mais avec une ambition immense, celle de faire tenir l'homme encore plus droit. La technique est secondaire. Tout est tellement simple. Rien n'est fabriqué inutilement. On se sent respecté et estimé chez Le Corbusier. Je suis impressionnée par le fait que quelqu'un de laïque puisse aussi bien penser l'espace religieux. Il a une espèce de fraîcheur qui lui permet de pénétrer dans quelque chose de spirituel.

Les articles récents dans Photographes

Abelardo Morell - Écrire avec la lumière Publié le 01/04/2024

En 2001, le peintre anglais David Hockney publiait un ouvrage consacré à l’usage des appareils … [...]

Bertrand Stofleth, Géraldine Millo : le port de Gennevilliers, deux points de vue Publié le 11/03/2024

Le CAUE 92 de Nanterre accueille jusqu’au 16 mars 2024 une exposition intitulée «&nbs… [...]

Yves Marchand et Romain Meffre Les ruines de l’utopie Publié le 14/12/2023

L’école d’architecture de Nanterre, conçue en 1970 par Jacques Kalisz et Roger Salem, abandonn… [...]

Aglaia Konrad, des images agissantes Publié le 20/11/2023

Aglaia Konrad, née en 1960 à Salzbourg, est une photographe qui se consacre entièrement à l’ar… [...]

Maxime Delvaux, une posture rafraichissante Publié le 11/10/2023

Maxime Delvaux est un jeune photographe belge, adoubé par des architectes tels que Christian Kerez,… [...]

Harry Gruyaert, la couleur des sentiments Publié le 04/09/2023

Harry Gruyaert expose tout l’été au BAL, haut lieu parisien de la photographie, créé en 2010 p… [...]

.

Réagissez à l’article en remplissant le champ ci-dessous :

Vous n'êtes pas identifié.
SE CONNECTER S'INSCRIRE
.

> L'Agenda

Avril 2024
 LunMarMerJeuVenSamDim
1401 02 03 04 05 06 07
1508 09 10 11 12 13 14
1615 16 17 18 19 20 21
1722 23 24 25 26 27 28
1829 30      

> Questions pro

Vous avez aimé Chorus? Vous adorerez la facture électronique!

Depuis quelques années, les architectes qui interviennent sur des marchés publics doivent envoyer leurs factures en PDF sur la plateforme Chorus, …

Quelle importance accorder au programme ? [suite]

C’est avec deux architectes aux pratiques forts différentes, Laurent Beaudouin et Marie-José Barthélémy, que nous poursuivons notre enquête sur…

Quelle importance accorder au programme ?

Avant tout projet, la programmation architecturale décrit son contenu afin que maître d’ouvrage et maître d’œuvre en cernent le sens et les en…