La mer pas loin, le rivage invisible, le mémorial du camp de Rivesaltes

Architecte : Rudy Ricciotti
Rédigé par Emmanuel DOUTRIAUX
Publié le 05/04/2016

La mer pas loin, mais le rivage invisible. La terre poudreuse, rouge, piquetée de cailloux. Quelques touffes de végétation rampante, de maigres buissons de loin en loin. Une steppe griffée par le rail, et l’autoroute dont on entend le bourdonnement. Un rang d’éoliennes géantes. C’est le camp de Rivesaltes : 42 hectares de site désolé, une petite dizaine « d’îlots Â» d’une soixantaine d’unités chacun, strictement espacés sur une grille à la Hilberseimer – n’était l’échelle, modeste, de baraquements de plain-pied, la rusticité de leur construction, et leur glaçant état de ruine.

C’est un camp qui fut militaire. Avant d’être happé par la « logique d’urgence Â», sous la IIIe République, pour abriter les Retirados : républicains espagnols et volontaires des Brigades internationales fuyant le franquisme. Puis saisi par la « logique d’exclusion Â», quand Vichy – y regroupant la Babel des « indésirables Â», dénommés comme tels (outre ces Espagnols, des Tsiganes alsaciens, des Juifs européens et même des droits communs). Enfin, l’État français complice de la « logique d’extermination Â» des « irréparables Â», qualifiés ainsi par la vulgate nazie, quand apparaissent barbelés et miradors pour discriminer les populations et isoler celles qui, à l’heure de la solution finale, sont promises à la déportation. En septembre 1942, Rivesaltes devient le centre interrégional de déportation de tous les Juifs de zone non occupée : le « Drancy de zone libre Â», selon Serge Klarsfeld.

Un « camp de familles Â», comme le dit l’historien Thomas Fontaine – l’adjoint du président du conseil scientifique, Denis Peschanski –, où femmes et enfants sont majoritaires, les hommes étant souvent placés au Service du travail obligatoire. Parcage de la misère et du désÅ“uvrement dans un climat hostile de plein soleil, plein vent et plein froid sur cette lande inhospitalière, et total dénuement matériel (maigres couvertures, carence en vivres, en eau, en médicaments, fléau des parasites) avec ses conséquences (malnutrition, pandémies, mortalité infantile, désespérance).


Deux régimes politiques, six ans de terreur

La coupe de l’Histoire serait-elle alors pleine ? Le cycle infernal recommencera sous d’autres auspices à la Libération, moins totalitaires, mais toujours violents – on ne saurait parler ici de « sort commun Â» sans faire injure à ceux pour qui ce fut ici l’antichambre de la mort, comme le dit Jean-Paul Curnier. Après l’internement des prisonniers de guerre, viendra celui des captifs du FLN algérien, puis l’accueil précipité des harkis. Comme si ce lieu était prédestiné à toutes les injustices. Un, deux, trois ans ou plus, passés là à endurer le désespoir d’un exil sans retour, dans les pires conditions. Puis, c’est à nouveau l’armée et enfin, dans les années 1990 – dernière grimace adressée au bon droit –, un centre de rétention administrative.

Un atroce cumul d’expériences où la démocratie sera toujours en péril, et l’État toujours défaillant. « Ce projet m’a bouleversé quand j’ai compris ce que l’on avait fait, nous Français. On se dit que c’est monstrueux 1», dit l’architecte.

L’arrivée est époustouflante. Dans une bestialité puissante, rouge comme le sol dont elle est faite, une forme se soulève du fond de la fosse où elle est inscrite. Un monolithe de 20 mètres de largeur penché de 0,4 % sur toute la longueur de ses 240 mètres, sans que sa hauteur n’excède celle des baraquements devant lesquels il s’incline. Fondu dans ce sol dont il procède, il est fait d’un seul bloc de béton à l’épiderme sablé, parfaitement vibré, teinté d’oxydes ferriques et chargé de caillasse (soit, échelonnées sur plusieurs semaines, sept coulées continues de vingt-quatre heures par segments de 35 mètres). Comme un mégalithe aux dimensions d’un bâtiment, comme la pierre solitaire de Baalbek, abandonnée à sa forme de taille dans la carrière où elle fut ébauchée. Et quelques saignées sur son dos, qu’on distingue de loin : ses flancs étant aveugles, il est percé sur le « toit Â». Ces vacuités laissent deviner un corps creux, comme un sarcophage géant, à raison inverse d’une mémoire vacillante : qui se souvient de Rivesaltes ?

On y rentre de côté, glissant longuement sur une rampe de 80 mètres dans une saignée du terre-plein latéral, pour être en mesure de pénétrer la forme à l’équerre, depuis le pied de fouille (à moins 3,5 mètres). Alors seulement, de lourds ouvrages mutiques – béton encadré d’acier – consentent à pivoter pour délivrer un accès.


Cataplasme

À l’intérieur, dans la pénombre générale, l’absence apparente de détails intensifie encore l’impression de puissance. Peu de second Å“uvre, la rigueur de la matière réduite à un nombre limité de variations : béton ocre rouge vibré, calepiné par les dépouilles de coffrages bois ; parquet de chêne ; mobilier compact en sipo brun-rouge. Trois patios de taille et d’orientation variables cadrent des « carrés de ciel Â» apportant le jour au cÅ“ur des programmes. Là, quand même un peu de douceur, suggérant peut-être un autre monde possible : terres cuites catalanes au sol, huisseries bois, poteaux acier, bassin, mais aussi de malencontreux oliviers en pots – comme l’illusion d’un cataplasme provençal pour conjurer cet enfer.

Le dispositif est d’une extrême simplicité : un « coffre Â» segmenté en cinq. Les trois premières parts organisées autour des patios : l’un dévolu aux activités pédagogiques ; un deuxième à l’accueil des publics (dont un auditorium) ; un troisième, dérobé à la vue, accueille l’administration. Enfin, les 25 mètres d’un étroit corridor donnent accès, sur la profondeur restante de ce coffre, à une salle hypostyle de 1 000 m2.

Le propos muséal est réglé sur une scénographie impeccable. Au centre, une longue table divisée en autant de segments que ce camp compte d’histoires, présente quelques poignantes reliques : jouets de fortune confectionnés dans la misère, armoire hébraïque miraculeusement exhumée du sol, ultime missive à son jeune fils d’une mère se sachant promise à la mort… Les longs murs latéraux sont occupés par la projection de films d’archives : peaux de ces visages anonymes à même celle du béton. Une armée de tablettes numériques, dressées comme autant de figures, diffuse les témoignages de rescapés. Enfin de grands panneaux mettent l’histoire en perspective et actualisent la question des réclusions et déportations au regard des déplacés d’aujourd’hui. Rivesaltes ambitionne en effet d’être aussi un lieu de recherche sur les questions d’aujourd’hui, confrontant des histoires différentes, sinon antagonistes, pour construire un récit à partir d’une approche pluridimensionnelle.

Au centre de l’un de ces îlots mortifères, le mémorial trouve sa justesse en son implantation : il occupe toute l’emprise de la place d’armes en se tenant à respectueuse distance de la dépouille des baraquements. Modeste par son élévation, puissant par sa taille, simple par sa forme, sobre par son exécution, il est beau comme une immense pierre tombale. Dieu veuille qu’il en impose à l’oubli.


1. « J’ai choisi d’affronter la violence cachée de ce lieu. Â» Entretien avec Jean-Jacques Larrochelle, Le Monde, 27/28-09-2015.



[ Maîtrise d’ouvrage : Région Languedoc-Roussillon – Maître d’œuvre : Rudy Ricciotti, en association avec Passelac & Roques – Gros Å“uvre : entreprise Fondeville – Scénographie : AGENCE KOYA – Artiste : Emmanuel Régent – Surface : 3 832 m2 – Budget travaux : Région Languedoc-Roussillon, 10,3 millions d’euros ; Département Pyrénées-Orientales, 5,5 millions d’euros ; État, 3,1 millions d’euros – Budget de fonctionnement 2016 : 1,6 million d’euros – Livraison : fin 2014 ]


Lisez la suite de cet article dans : N° 243 - Avril 2016

FZOIFHZOFIH<br/> Crédit photo : DOLMAIRE Kévin le long trait du mémorial au milieu des baraquements de l’îlot F.<br/> Crédit photo : HÉDELON M. Un monolithe de 20 mètres de largeur penché sur toute la longueur de ses 240 mètres.<br/> Crédit photo : DOLMAIRE Kévin Facades + Toitures<br/> Crédit photo : DR  RDC<br/> Crédit photo : DR

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