La ville de Jean-Louis Borloo?

Rédigé par Françoise MOIROUX
Publié le 22/11/2004

Chantier de la Caravelle.

Article paru dans d'A n°141

La ville de Jean-Louis Borloo s'affiche sous un jour quantitatif, celui des quatre fois 200 000 logements à démolir, reconstruire, réhabiliter et résidentialiser en cinq ans dans le cadre du Programme national de rénovation urbaine. Mais quel en est le visage urbain et humain ? Comment démolir à bon escient et (re)bâtir l'image de ces quartiers sans réactualiser notre culture de la transformation et sans réinterpréter l'héritage moderniste ? C'est ce débat que nous avons voulu ouvrir à l'heure du IVe Forum des Projets urbains en donnant la parole aux architectes, urbanistes et paysagistes, et en laissant s'exprimer une diversité de regards ou de points de vue.

La loi Borloo consacre une rupture franche après vingt-cinq années d'ersatz thérapeutique. Mais, au-delà de la logique quantitative comme des bonnes intentions qu'elle affiche, on s'interroge encore sur les
formes de la ville qu'elle entend promouvoir.

Échafaudée en un temps record, la loi d'août 2003 instituant le Programme national de rénovation urbaine s'inscrit à la fois en continuité et en rupture avec les politiques de la ville antérieures. L'a anticipée l'instigation des « grands projets urbains », des « zones franches urbaines », puis des « grands projets de ville » et des « opérations de renouvellement urbain ». De même que les dispositions prises par Marie-Noëlle Lienemann, dans l'objectif délibéré de « casser les ghettos » : déconcentration de la démolition du logement social, hausse de son financement, et main basse sur le 1% logement pour booster le renouvellement urbain des quartiers.

Un tabou vaincu
La démolition, en 1994, des dix tours du quartier Démocratie aux Minguettes à l'issue d'une consultation internationale d'économie urbaine et de trois vaines années d'étude avait déjà frappé les esprits et fait vaciller le tabou de la démolition. À la question posée dès 1989 dans le cadre de ce concours, et sous le parrainage d'Yves Dauge : « Faut-il raser les grands ensembles ? », elle a apporté une réponse spectaculaire. Quant à la ruine du projet lauréat (TEN / J.-P. Fortin et P.-F Rapin), ayant achoppé sur un IUT fantôme et sur un métro devenu tramway, toujours pas arrivé aux Minguettes depuis, on en tire enseignement seulement aujourd'hui.
La politique actuelle de « chirurgie urbaine »  n'en consacre pas moins une rupture franche avec l'« acupuncture urbaine » de Banlieues 89 et les vingt-cinq précédentes années d'ersatz thérapeutique, et sonne le glas de l'ère réparatrice des grands ensembles. La loi Borloo – dont la pierre angulaire est la « démolition-reconstruction » – vise la transformation radicale de l'image de ces quartiers dans une logique de développement durable et de mixité, leur diversification sociale et architecturale, et une répartition territoriale plus équilibrée des « populations en difficulté » conformément à la loi SRU. Elle s'applique, en théorie, aux 751 quartiers classés en « zones urbaines sensibles » ; en réalité, aux 200 jugés prioritaires, et elle double le nombre de zones franches urbaines. Elle a pour effet de sanctuariser le financement de la « rénovation urbaine » grâce à la signature de conventions pluriannuelles avec les collectivités et la
mutualisation du concours financier des partenaires impliqués : État, Union d'économie sociale pour le logement (UESL), Union sociale pour l'habitat (USH), Caisse des dépôts et consignations (CDC).
Si la nouvelle ambition d'échelle de cette politique a été unanimement saluée, et ce d'autant plus qu'elle redonne du souffle à nombre d'acteurs en proie à la désillusion, son réalisme engendre en revanche un grand scepticisme sur fond de crise du logement social et d'obstacle imparable du relogement. Cette politique, impulsée au nom de la solidarité nationale et de la réduction des disparités, pose avec autant d'acuité la question de sa vision urbaine. Comment en effet bâtir l'image de cette nouvelle ville – faite de trois villes réunies en une seule par la loi : la ville éradiquée, celle sauvegardée et celle substituée –, en tirant parti de son identité distinctive, en palliant son sous-équipement et en stimulant l'investissement ? Et au nom de quelle doctrine financer la « rénovation urbaine » de la ville des Trente Glorieuses ? La réponse se trouve, ou se cherche, sous pression de l'urgence, dans les murs de l'Agence nationale du nenouvellement urbain (ANRU).
Dans les rouages de cette « machine à production accélérée de la décision », on se défend néanmoins de toute certitude en matière urbanistique, en rappelant que les projets urbains sont de responsabilité politique locale. Et on veut seulement dans l'instruction des projets « acquérir de la conviction » en matière de « pertinence des programmes par rapport aux objectifs nationaux et aux diagnostics locaux » et de « crédibilité des dispositifs de pilotage et plans de financements ». Les critères
prépondérants portent sur la prise en considération de tous les objectifs stratégiques et des standards du développement durable, la reconstitution intégrale et additionnelle de l'offre sociale locative dans le cadre des programmes locaux pour l'habitat (PLH) ou bassins d'habitat et la recomposition sociale et résidentielle des quartiers.
Bien que l'objectif soit de « conclure des marchés publics inscrits dans le marbre des conventions », on est très conscient à l'ANRU de l'« énorme potentiel de bêtises à faire », comme le souligne l'appel à la rescousse de six architectes-conseils de renom, recrutés sur appel d'offre. Et ce d'autant plus, que l'effet d'aubaine de cette manne financière (6 milliards d'euros de l'ANRU générateurs d'environ 20 milliards d'investissement global) provoque, en retour, un afflux de projets souvent rapidement bouclés. À en croire de nombreuses sources autorisées, ce plan Marshall souffre avant tout, dans le cas de marchés du logement très tendus tel celui d'Île-de-France, de son déphasage contextuel.
Et même si cette politique se défend de tout centralisme, malvenu en effet dans le contexte actuel de délégation de la gestion des crédits du logement aux intercommunalités ou départements, elle n'est pas dépourvue d'impact dogmatique. Semble essentiellement en jeu, dans cette critique récurrente, la prime exorbitante octroyée à la « démolition-reconstruction » dans la transformation urbaine. Ce parti exclut la restructuration lourde des logements existants et rive le projet sur l'habitat (deux tiers des subventions accordées). La reconstruction financée hors site n'induit de surcroît aucune plus-value urbaine et architecturale pour les quartiers. S'ajoute à cela que l'alternative vedette de l'habitat individuel ou intermédiaire n'est pas sans effet de boomerang stigmatisant sur la forme architecturale de l'habitat collectif. Et que l'objectif prioritaire d'« import-export territorial des populations résidentes » borne ou flèche l'entrée dans la question, certes fondamentale mais riche en réponses, de la mixité sociale. Question, il est vrai, totalement viciée par la gestion irresponsable et cynique du patrimoine national du logement social, amorti au prix de la ghettoïsation, les bailleurs ayant impunément fait rente de la précarité rendue solvable.
Une ville sous hypothèque…Aussi coercitive ou incitative soit-elle, cette politique n'en est pas moins entièrement tributaire de son appropriation. Et ce alors même que l'abandon de la réparation au profit d'une transformation urbaine à repenser dans un autre contexte sociétal, environnemental et territorial requiert une vraie révolution culturelle et de nouvelles compétences. Cette transformation urbaine impulsée aujourd'hui dans l'urgence est fatalement confrontée au risque de la réponse univoque et symétrique (stockage/déstockage ; empilement/étalement ; construction stakhanoviste/démolition aveugle…). Pour s'en prémunir, elle ne peut que se nourrir du retour sur expérience et de l'extrême diversité des identités urbaines, des contextes et des problématiques, et miser sur l'excellence locale, autrement dit sur la pertinence et la performance de tous les décideurs et acteurs.
Et c'est sans doute là le plus redoutable talon d'Achille de cette politique en manque de débats politiques et stratégiques, de veille (inter)nationale prospective, de capitalisation critique, d'expertise diversifiée et de renouveau des horizons du projet. Il paraît pourtant très risqué d'occulter le rôle crucial de l'accompagnement qualitatif et de la sensibilisation et/ou formation des élus, des services de l'état et des collectivités, des opérateurs et des aménageurs, des bailleurs... Tout autant, d'occulter l'indispensable mobilisation de l'ensemble des institutions œuvrant dans le champs urbain. Et plus encore, la question cruciale de savoir comment faire du projet avec de la procédure et ce qu'on veut démolir et pourquoi, et a contrario bâtir. Parallèlement, comment imaginer que les architectes, urbanistes et paysagistes ne se réemparent pas de la question de l'héritage moderniste, de sa réinterprétation et de sa projection contemporaine ? Pour l'heure, la profession semble mutique ou rivée sur de faux enjeux et esclave de considérations idéologiques. Les professionnels reconnus sur ce marché exponentiel ne dépassent guère la cinquantaine ; les plus jeunes d'entre eux et les écoles d'architecture ne sont pas au rendez-vous ; quant à la presse, elle boude ce sujet ingrat. Si l'inculture du démolir reflète celle du bâtir, il devient pourtant urgent que les hommes de l'art se ressaisissent et nous fassent entendre la polyphonie de cette ville en mutation…

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