La ville est-elle encore publique?

Rédigé par isabelle BARAUD-SEFARTY
Publié le 05/12/2007

A fleeting moment of happiness - 2006 © Chiho Aoshima

Dossier réalisé par isabelle BARAUD-SEFARTY
Dossier publié dans le d'A n°169 Ce dossier part d'un paradoxe : alors que la transformation généralisée de la ville par les entreprises est incontestablement l'une des principales mutations en cours dans la ville contemporaine, très peu d'ouvrages ou d'articles s'intéressent en France aux entreprises comme acteurs de la ville. Et s'il arrive parfois que le sujet soit abordé, c'est quasiment toujours sous l'angle de la dénonciation, pour regretter « l'instrumentalisation des espaces publics par le privé Â» ou « l'envahissement de la marchandisation Â». En quelque sorte, la ville produite par l'entreprise ne serait pas de la ville, ou alors une ville dénaturée, dévoyée.
Certes, peu à peu le tabou se lève. Par exemple, la dernière rencontre nationale des agences d'urbanisme a en partie abordé le sujet. Mais le fossé reste grand entre les pratiques des professionnels et le discours des penseurs de la ville.
Qu'on comprenne bien l'esprit de cet article. Loin d'affirmer que l'entreprise est nécessairement vertueuse, nous souhaiterions appeler à une approche plus objective et montrer que ces jugements relèvent d'une analyse à la fois simpliste et dépassée de la ville. La réalité est complexe et cette complexité oblige à rejeter tout manichéisme. De plus, il faut se rendre à l'évidence : qu'on le déplore ou non, la ville est de toute façon en train de changer. Alors, plutôt qu'une critique vaine, mieux vaut comprendre les nouveaux leviers de la transformation des villes et s'en saisir pour les influencer.


Constats

Extension du privé
Les grandes entreprises sont de plus en plus présentes dans la ville. Si l'on définit celle-ci comme étant à la fois un cadre bâti (définition physique) et un ensemble de missions de services publics1 (définition institutionnelle), force est de constater que les entreprises sont présentes à trois niveaux. Elles utilisent de l'espace : bureaux et locaux d'activités ; mais aussi espaces pour recevoir du public : commerces, centres commerciaux, cinémas… Elles produisent de l'espace : selon la chaîne classique des métiers de l'immobilier, un promoteur achète le terrain à un aménageur et le revend, soit à l'utilisateur final, soit à un investisseur. Dans certains cas, le rôle de l'entreprise va plus loin : ainsi, Val d'Europe, à Marne-la-Vallée, est pour l'essentiel une ville conçue par Disney. Les entreprises, enfin, gèrent des services publics, dans le cadre de contrats spécifiques. En France, Veolia et Suez sont les principales entreprises de services urbains et elles interviennent à la fois dans les domaines de l'eau, du traitement des déchets et des transports.
Cette présence des entreprises dans la ville n'est certes pas nouvelle mais elle se renforce significativement : de plus en plus d'activités, qui jusqu'à présent étaient assumées par des acteurs publics, le sont désormais par des acteurs privés. Revenons sur les raisons de cette évolution.
Le droit évolue et, en particulier, le cadre juridique des services publics s'assouplit2. À l'instar des télécommunications, de l'énergie ou des transports, des activités considérées jusqu'alors comme des services publics sont libéralisées. Les récents contrats de partenariat public-privé3 participent du même mouvement : ce qui constitue la mission même de service public ne peut être délégué ; en revanche, les prestations qui y concourent peuvent l'être. Ainsi, la surveillance des détenus dans une prison ou les soins aux patients dans un hôpital ne peuvent pas être confiés au privé, mais la blanchisserie, la restauration ou la gestion de l'immobilier sont externalisables. L'Europe va encore plus loin : pour elle, il n'y a pas de services publics mais des services d'intérêt général, peu importe le caractère public ou privé du gestionnaire de ces services (d'où, par exemple, la récente mise en concurrence des SEM d'aménagement).
Les capacités financières et techniques des collectivités locales ne sont plus toujours adaptées aux enjeux urbains. Le recours au privé permet de débudgétiser un certain nombre de dépenses. C'est également, dans un contexte où les activités gérées par les collectivités locales sont de plus en plus complexes, une réponse technique.
Par exemple, les zones d'aménagement urbain portent désormais moins sur des terrains vierges que sur des opérations de renouvellement urbain. Interviennent alors des problématiques de pollution, d'excavation de fondations, d'état du bâti, de relogements éventuels qui rendent difficile un pilotage par une collectivité qui devra jongler avec les règles des marchés publics, tandis qu'il sera difficile d'éviter des imprévus.
De même, les activités de services aux personnes, comme la restauration scolaire ou le secteur sanitaire et social, sont encadrées par des normes toujours plus strictes. Au moment où leur responsabilité est de plus en plus souvent mise en cause, les responsables politiques privilégient le recours au privé, qui permet de minimiser les risques (effet d'expérience4) et de transférer leur responsabilité.
Enfin, les villes encouragent de plus en plus la mixité fonctionnelle, afin de créer de véritables quartiers qui ne vivent pas que le jour ou la nuit et dans lesquels peuvent se côtoyer plusieurs types de population. On ne crée plus alors seulement des pôles de commerces mais des pôles de commerces-loisirs-habitat, comme par exemple à Lyon Confluence. Or cela suppose non seulement de construire les bâtiments adéquats mais aussi de pouvoir trouver des exploitants et de négocier avec eux, ce pour quoi le secteur privé est mieux armé.
Parallèlement le secteur privé commence à s'intéresser à des domaines où il ne se risquait guère jusqu'alors. Pour gagner de nouveaux marchés, des promoteurs interviennent désormais dans des banlieues « difficiles Â», tandis que, du fait d'un excès de liquidités financières, les investisseurs regardent des projets hors de leurs normes habituelles. La mise en place de dispositifs de défiscalisation ou d'avantages fiscaux, comme dans les zones franches urbaines, permet également de solvabiliser certains secteurs ou certaines zones et donc de favoriser l'intervention du privé. Enfin, de nouveaux modèles économiques se mettent en place, qui rendent également possible cette solvabilisation : logiques de péréquation, avec des activités rentables servant à financer des activités non rentables, comme par exemple le système Vélib' à Paris ou encore dans les musées, les cinémas ou les aéroports, la vente de produits dérivés ou de produits annexes tels que la restauration. À noter que ce phénomène rejoint la marchandisation que beaucoup dénoncent et sur laquelle nous reviendrons plus loin.

Concentration
Le rôle des entreprises dans la production de la ville est donc de plus en plus important. Mais leur consécration en tant qu'acteurs tient à ce que cette extension du domaine du privé intervient au moment où elles connaissent une concentration sans précédent.
La concentration des entreprises, à l'œuvre en France comme partout ailleurs, touche tous les secteurs liés à la ville. Au fil des fusions et acquisitions, le nombre d'intervenants sur un secteur d'activités se réduit en même temps que le champ d'activités de chacune s'élargit et couvre de plus en plus tout le spectre des activités urbaines1.
Particulièrement riche d'enjeux est l'évolution des sociétés foncières, ou sociétés immobilières d'investissement cotées (SIIC), dont le métier est de détenir de l'immobilier, telles que Klépierre, Hammerson ou encore Unibail. Ce dernier exploite notamment le Forum des Halles à Paris ou les Quatre Temps à la Défense où il vient de lancer la construction de la tour Phare. Car la concentration de ce secteur se double d'un autre phénomène, l'externalisation des murs : un nombre croissant d'entreprises vendent leur immobilier à ces sociétés, qui le leur relouent ensuite. Ce mécanisme concerne aussi bien les centres commerciaux (Carrefour, Casino), les murs d'hôtels (Accor) ou de maisons de retraite (Générale de Santé) que les usines ou les bureaux. Encouragé par de récentes dispositions fiscales, il répond à la fois à un objectif de déconsolidation et de recentrage sur le cÅ“ur de métier. Le poids de ces sociétés, dont la capitalisation boursière a été multipliée par trois et demi en trois ans, s'en trouve significativement renforcé : les surfaces de la ville appartiennent donc à un nombre toujours plus restreint de propriétaires, forcément plus puissants.
En grandissant, les entreprises deviennent de plus en plus visibles et cette visibilité peut les conduire à être tenues pour responsables de phénomènes qui affectent la ville. Comme lors de la dernière campagne présidentielle américaine, où le distributeur Wal-Mart, premier employeur américain, a été accusé d'entraîner des fermetures massives de sites industriels et… de « détruire les municipalités Â». De même, la polémique sur les ventes à la découpe a attiré l'attention sur les pratiques d'un certain nombre d'investisseurs institutionnels et le gouvernement a été appelé à légiférer.
Quittant le statut de figurant pour jouer les premiers rôles et focalisant davantage l'attention des médias, des opinions publiques et des politiques, les entreprises devraient être de plus en plus sollicitées sur les problématiques urbaines, à l'instar des multinationales pharmaceutiques, appelées à lutter contre les maladies en Afrique. Les enjeux urbains ne manquent pas : dans le monde, bien sûr, où l'urbanisation est galopante mais aussi en France avec les besoins en logements non satisfaits pour une partie de la population, la reconversion de friches urbaines, la redynamisation de quartiers sensibles, la lutte contre l'étalement urbain…

Financiarisation
En même temps qu'elles se concentrent, les entreprises se « financiarisent Â». Alors même que ces dernières deviennent des acteurs à part entière de la ville, cette mutation entraîne des répercussions sur la ville qu'elles contribuent à fabriquer.
La ville dans son ensemble pourrait être entendue comme un produit qui s'échange, au moins par morceaux, et qui peut être valorisé – l'idée d'une ville « produit Â» n'est d'ailleurs pas nouvelle et rejoint pour une part les démarches de marketing urbain. Ainsi, la « prévalence des flux sur les lieux Â», qui caractériserait nos villes actuelles5, désignerait notamment l'importance des flux financiers. Dans la « ville papier Â», au sens où l'on parle de « pierre papier Â», la déconnexion s'accentuerait entre le « sous-jacent Â» (habitants, services publics, caractéristiques physiques) de la ville et ceux qui la font. Dans la ville comme dans le capital-investissement, le triptyque clé serait désormais : rentabilité, liquidité, risque (ou sécurité).
Il nous faudrait plusieurs dossiers pour appréhender toutes les conséquences de la mutation en cours. Nous nous focaliserons donc sur trois questions essentielles : la place plus grande prise par les acteurs privés entraîne-t-elle une privatisation de la ville ? Que devient la ville hors marché ? Que devient l'identité de nos villes ?

Notes
1. Aujourd'hui exercées sous le contrôle de la collectivité locale.
2. Précision : c'est une sous-partie de « l'extension du privé Â».
3. Institués par une ordonnance de juin 2004.
4. Seuls des professionnels aguerris, et surtout d'une taille critique suffisante, sont capables de répondre aux exigences de sécurité.
5. Cf. Olivier Mongin, « La mondialisation et les métamorphoses de l'urbain Â», Esprit n° 303, mars-avril 2004. Il parle alors d'« après-ville Â».

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