Laisser parler le vide... La caravelle de Christophe Laforge

Rédigé par Françoise MOIROUX
Publié le 10/11/2004

La caravelle de Jean Buisson : Réaménagement des espaces extèrieurs.

Article paru dans d'A n°141

Christophe Laforge, associé à Arnaud Yver et à Pascale Hannetel au sein de l'agence HYL,enseigne le paysage à Marne-la-Vallée et le renouvellement urbain à Rome. Chargé de la restructuration des espaces extérieurs de La Caravelle de Dubuisson, il s'interroge sur le rôle fondateur et les raisons d'exister de l'espace non bâti.

La géomorphologie, l'urbanisme, le paysage à l'école de Versailles, l'ingénierie des travaux publics de l'état… : c'est « avec tout ça », sans oublier son penchant électif pour les arts plastiques, que Christophe Laforge entre dans le vif de la « ville-paysage ». Celle qu'il réfère à la planification urbaine allemande du début du xxe siècle. Plutôt que la forme urbaine, ce sont les « processus et ressorts générateurs de son évolution » qui l'intéressent. Ses questions le reflètent : « Comment le vide tient dans la ville face à la spéculation foncière ? » ; « Qu'est-ce qui donne autant de force à l'espace non urbanisé qu'à l'espace urbanisé, et en fait un patrimoine ? » ; « Comment trouver à l'espace non bâti des raisons d'exister, d'avoir un vrai rôle fondateur ou encore de devenir l'épine dorsale de la ville et de sa mutation ? »
Par voie de conséquence, c'est en inversant la réflexion que ce paysagiste traite de la question de la rénovation urbaine, en abordant celle-ci « par le négatif », via le statut octroyé au vide, et en se demandant où il faut, ou non, construire. Il se fait l'« avocat des creux, des interstices et des vides », et veut leur « laisser prendre la parole » en leur octroyant des « valeurs positives et structurantes », dont celle – parmi d'autres – de donner de l'importance aux éléments construits. Le travail sur le « constitué » implique en effet de miser sur les « qualités et potentialités du site et de la situation qui forgent l'identité des lieux ». Et tout autant de sortir du « discours infamant » à l'égard de la ville des Trente Glorieuses. « Le médecin n'ayant pas à se prendre pour le juge », Christophe Laforge revendique avant tout une auscultation sereine des atouts et des handicaps identifiés comme « vecteurs de fossilisation faisant obstacle à la mutation ».
On imagine aisément qu'au pied du singulier vaisseau-monolithe de Jean Dubuisson à Villeneuve-la-Garenne (1959-1967), le choc des cultures et des générations, en l'occurrence celles de l'architecte et du paysagiste en charge de la restructuration urbaine, a été rude ! Un choc qui a toutefois pu être atténué par le rôle d'arbitrage de Françoise Comet (SEM 92) et par celui, médiateur, de Sophie Denissof (agence Castro-Denissof). La conception globale du projet impliquait le département des Hauts-de-Seine, la SEM 92 en tant qu'opérateur, la commune, les trois propriétaires des 1 700 logements et des sols (Pereixia-SAGECO, OPDHLM 92 et OGIF), l'architecte et le paysagiste. Sa réalisation en ZAC, le démembrement de la copropriété et la création d'une AFUL ont permis d'affranchir le grand ensemble de son statut d'enclave territoriale et de redistribuer les responsabilités et les cartes du foncier entre la Ville, les bailleurs et l'aménageur.
La presse, nationale ou spécialisée, s'est focalisée sur la question, stérile dans sa confusion entre architecture et urbanisme, de la pureté de l'œuvre de Dubuisson et de sa « souillure » par Castro. Le niveau d'ambition stratégique et programmatique de ce projet s'impose pourtant, si tant est que l'on porte sur lui un regard moins idéologique. Aujourd'hui en voie d'achèvement (1994-2006), la restructuration de La Caravelle n'en fait pas moins figure de denrée rare dans le paysage de la politique de la ville. Et pour tirer enseignement de cette entreprise collective, menée à bon port en dépit de nombreux vents contraires, on devrait en faire une relecture critique, prenant en considération toutes les composantes du projet, sa complexité et son contexte.
Et attendant, les faits sont là : réhabilitation des 1 700 logements ; démolition de 165 pour opérer trois percées, deux dans la grande barre et une troisième dans celle perpendiculaire, afin d'ouvrir le quartier sur la ville ; démolition de l'ancien centre commercial et du parking en superstructure ; reconstruction d'un nouveau centre commercial et d'un équipement socio-culturel ; construction de 80 logements neufs, au-dessus du supermarché et des boutiques, au droit des extrémités ou percées de la plus grande barre et en bordure du grand mail ; création de 1 114 places de stationnement, dont 552 enterrées, sécurisées, et individualisées par bâtiment (Thierry Carbonnet, architecte) ; reconfiguration intégrale du stationnement résidentiel de surface et réaménagement des 7,5 hectares d'espaces extérieurs (HYL). L'ambition politique était double :  « déghettoïser » le quartier en enrayant la spirale de l'autodestruction, et, dans le même temps, en promouvoir la vocation sociale en transformant radicalement son image. Elle s'est aussi incarnée dans l'inflexion décisive des stratégies de peuplement et de gestion et une qualité d'offre de service, publique et privée, aux antipodes du cynisme antérieur.
C'est en se situant dans une logique d'intercesseur et en tirant parti de la grande échelle du site, de sa signature architecturale et des contraintes programmatiques que Christophe Laforge a conçu son projet. L'identité plastique de La Caravelle, immense ruban blanc, maculé à l'origine par le fin trait noir de milliers de fenêtres et d'allèges telle une bande perforée lisse et mélodique, a inspiré son regard. Tout autant que le désir de prendre appui sur la géométrie existante pour organiser les cheminements en relation avec le territoire plus vaste de la ville et celui de jouer sur les possibilités, réelles mais inexploitées, de ce « grand parc résidentiel à l'abri des nuisances du trafic » et sur les dénivelés de construction. Mais c'est aussi avec le trivial – celui des « trois P » : parkings, poubelles, pompiers – que se fabrique le paysage. Le projet s'est donc nourri d'un très fort investissement du paysagiste sur la programmation urbaine. Le parti adopté découle des principes de remodelage et de l'architecture d'origine : une grande barre de 400 mètres, orchestrant toute la composition nord-sud, prolongée par trois autres barres, enroulées autour d'un square, à l'est, et en vis-à-vis d'une barre en forme de S, à l'ouest. L'avant et l'arrière de cette barre-maîtresse sont traités sur un mode différencié et conforme à leur vocation respective. Côté halls d'entrée (et au-dessus de parkings enterrés) « vibre » une promenade très urbaine, conçue comme un « grand salon extérieur » en balcon sur des aires de jeux et de stationnement. Un grand mail replanté, écarté de 20 mètres de la façade arrière, anime, quant à lui, la traversée publique du quartier. Il est jalonné transversalement par les nouvelles voies créées à la faveur des percées et un boulingrin mettant en scène l'enroulé des barres sur ses limites (lui aussi, au-dessus de parkings). Par ailleurs, les différents squares aménagés sur l'ensemble du site créent de l'intimité.Ce qui impressionne, dans ce manifeste paysager, c'est la lumineuse réinterprétation du concept de « résidentialisation » par le truchement d'un dispositif d'appropriation des lieux intégralement repensé. L'objectif poursuivi est triple : la distribution hiérarchisée, codifiée et valorisée des usages ; la domestication et non le fractionnement de la grande dimension ; l'accompagnement des cheminements (« de la voiture à l'appartement ») grâce à un traitement très qualitatif des limites, seuils et accès. La sobriété de l'aménagement se refuse à imposer un style – « il appartient à Dubuisson » – malgré la noblesse et la contemporanéité des gabarits, des matériaux et des formes (candélabres, bancs…). Pour Christophe Laforge, le « sentiment d'habiter ne se décrète pas ». Il doit être revisité à la lumière de chaque situation, sous les auspices du « confort et de la dignité » et sans « plaquer le modèle de l'habitat individuel sur l'habitat collectif, ce qui relève du contre-sens ». Ainsi rend hommage ce paysagiste-urbaniste inspiré à l'« art de la recomposition spatiale et à l'ingéniosité des concepteurs », et sans concession aux « recettes technocratiques et aux panoplies de l'industrie ».

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