Le Grand Théâtre de Lorient

Architecte : Henri Gaudin
Rédigé par Emmanuel CAILLE
Publié le 26/12/2004

S'il reste une voix singulière dans le paysage architectural actuel, c'est bien celle d'Henri Gaudin.  En marge de l'agitation médiatique où se succèdent tendances et clans depuis vingt ans, il manifeste peu d'égards pour un milieu qui le lui rend bien. Alors qu'il vient d'être invité à prononcer la leçon inaugurale du Centre des hautes études de Chaillot au Collège de France et qu'est déjà réédité son dernier ouvrage, paru il y a un an, nous sommes allés voir un de ses projets le plus emblématique : le Grand Théâtre de Lorient.

Après sa destruction sous les bombes, il aura fallu attendre soixante ans pour que soit reconstruit le Grand Théâtre de Lorient. Cet événement revêt d'autant plus d'important pour la ville que le bâtiment vient clore partiellement, au-delà de la mairie, la grande esplanade. Celle-ci s'étend depuis le port entre le quai des Indes et celui de Rohan, ceux-ci ayant été en partie comblés après la guerre. En ce lieu qui se doit d'être un espace public majeur, et qui évoquait plus un territoire délaissé de banlieue qu'un centre-ville, s'élevait, il y a encore peu, un ancien blockhaus. Y subsistent des terrains de sport, un indigne parking devant l'hôtel de ville, et une piscine des années 1970 qui devrait faire l'objet d'une extension. C'est dire l'enjeu que représentait ce projet pour Lorient. Le théâtre conçu par Henri Gaudin apporte une réponse qui, si elle est singulière par sa forme, est exemplaire par son art flamboyant d'insuffler une sorte d'exaltation urbaine. Elle parvient, par sa présence, à rassembler les éléments disparates et isolés de la ville dans une matière où chacun d'eux semble enfin résonner d'une même légitimité à être là. Les quelques familiers des écrits d'Henri Gaudin y reconnaîtront la mise en œuvre d'une pensée qui trouve là l'une de ses plus belles traductions.
Le théâtre puise en effet dans son environnement la substance de sa nature, engendre des formes qui le relient au lieu dont il hérite en même temps qu'elles lui offrent en retour un sens qui se renouvelle. « En plan, dit Henri Gaudin, c'est par les alignements multiples des façades et l'articulation des géométries que le théâtre noue les traces conservées de la vieille ville à celles de la nouvelle. En volume, c'est par le changement d'échelle contrôlé entre l'ensemble de grande hauteur constitué par la salle et la scène et les faibles altimétries des foyers et des bureaux qu'est assurée l'union et l'harmonie du paysage hétérogène préexistant : les tribunes et pylônes du stade, les volumes de faible hauteur des administrations et des logements voisins, les frondaisons des arbres du jardin. » Sans doute la complexité raffinée des formes n'est-elle pas le seul moyen d'enclencher un dialogue avec la ville existante. Mais la virtuosité plastique de cette architecture ne serait que formalisme si elle ne permettait de conjuguer, dans un geste d'hospitalité, l'emphase du bâtiment public avec la banalité de l'environnement vernaculaire dans une dynamique de mise en valeur réciproque. Le premier ne prenant sens que dans les emprunts détournés et magnifiés faits à la seconde. Ce qui est vrai pour la ville alentour l'est tout autant du ciel et des nuages avec lesquels jouent les volumes du théâtre : tantôt concaves, tantôt convexes, ils en capturent les silhouettes et les lumières changeantes au point qu'on puisse les confondre. On pourrait le dire aussi de toutes les images que cette architecture convoque, sans jamais, surtout, vouloir faire signe ou métaphore : que ce soit ici les concrétions urbaines de Rome ou de Venise, et, bien sûr, puisque nous sommes en bout de rade du port de Lorient, les bateaux, leurs voiles, leurs châteaux et leurs cheminées, aucune de ces évocations ne se retrouve littéralement dans le théâtre. Elles sont, au contraire d'un collage, la matière d'un langage inédit composé de ce qui, en elles, résonne d'un même rapport à la lumière, à l'air, à notre corps. Nous sommes au point où le construit se fait architecture, lorsque ce qui s'offre à nous dans l'expérience d'un lieu nous révèle les affinités cachées du monde. « La masse volumétrique complexe et isolée du Grand Théâtre, dit encore Henri Gaudin, offre son corps construit à son environnement. Un don qui est sa manière de le rassembler et de s'y intégrer par associations, rejets et contrastes […] Chaque plan, chaque courbe devrait être comme l'esquisse d'un dialogue avec un des éléments construits qui l'entourent : le dôme de zinc coiffant le café et le gabarit angulaire de la mairie, les jeux homothétiques des débords de toitures entre elles, les grands plans de façade blancs sur lesquels se découpent les palmes centenaires des arbres du Chili, les rampants de toiture des ailes de bureaux et les ailerons de zinc qui bordent salle et scène pour en donner la mesure au promeneur du jardin. » On voit bien que ce qui est en jeu, dans le déploiement complexe de ces géométries, c'est le désir de retourner l'espace intérieur vers le dehors comme pour, dans un mouvement qui lui est symétrique, mieux faire pénétrer la ville au cœur du théâtre et conjurer tout velléité de séparation. Depuis le cœur du bâtiment, la salle de spectacle est ainsi comme la forme inversée d'une fleur, rose dont les pétales s'effeuilleraient progressivement jusqu'au dehors, laissant peu à peu l'air et la lumière en découper la matière soyeuse. Dans l'entre-deux où se dilatent les halls, vestibules et foyers en triple hauteur se joue cette inversion qui fait de l'intimité quasi utérine de la salle, non pas le contraire du dehors mais son image retournée et transformée : le lieu où peut se jouer, dans un espace et un temps circonscrits, une représentation du monde. Henri Gaudin aspirait depuis des années, après les projets perdus de la Cité de la musique, à Paris, de Chambéry ou de Salzbourg, à réaliser ce type de programme. On comprend mieux aujourd'hui pourquoi : la conception d'une salle de théâtre ne lui permet pas seulement de mettre concrètement à l'épreuve sa pensée sur l'espace, elle l'engage, par sa nature, dans une relation réflexive avec son œuvre, autant écrite que construite. C'est peut-être pourquoi, dans cette salle à l'acoustique parfaite, on ressent si intensément, par l'accord des sons et de l'espace dans lequel ils se déploient, cette hospitalité qu'Henri Gaudin n'a de cesse d'invoquer depuis toujours.

Considérations sur l'espace

Il y a vingt-cinq ans, lorsque le postmodernisme voulait en finir avec le mouvement moderne, Henri Gaudin renvoyait dos à dos les deux idéologies, se livrant à une remise en cause radicale de notre perception de l'espace et posant un regard iconoclaste sur l'histoire de l'architecture. Il tirait de la ville médiévale et baroque la matière d'une pensée qui, dans sa confrontation avec la modernité, se révélait puissamment originale. Si celle-ci se concrétisait dans les réalisations de bâtiments qui ont fait date, comme les logements d'Évry, l'université d'Amiens ou le stade Charlety, deux livres, La Cabane et le Labyrinthe et Seuil et d'ailleurs (qui vient d'être réédité) témoignaient parallèlement de sa conviction « qu'il n'est pas possible de créer un espace en l'absence de l'autre, d'une altérité qu'on ne peut s'inventer ». C'est essentiellement par l'évocation fervente des lieux et des architectures en résonance avec sa pensée qu'il tentait alors d'en rendre compte. Si l'on retrouve dans Considérations sur l'espace ces descriptions inspirées de Rome ou de l'Alhambra, ce livre, écrit comme un testament, veut désormais fonder cette pensée, la relier à une vision du monde dont il tente de retracer la généalogie. Élargissant le champ architectural, il montre qu'il est indissociable d'une éthique politique. Étayant son propos sur une culture philosophique à laquelle on voit mal quel autre architecte français saurait prétendre, il retisse avec elle les liens de complicité nécessaires à la formulation de sa propre vision du monde. Il est impossible d'évoquer ce livre sans parler de son écriture si singulière (tellement à l'image de son architecture !) qui propulse, à chaque page, ses diatribes ou ses dithyrambes dans des fulgurances jubilatoires. S'il s'emporte parfois au risque de l'emphase, c'est qu'il s'enivre, de la Rochelle à Bologne, « à boire des litres d'air qui coulent sous les arcades ». La vitalité de son écriture, pour laquelle l'usage itératif du mot « saillies » ne laisse poindre aucune perplexité, semble sourdre d'une frustration à faire porter sa voix à l'aune de ses visions sublimes et à la faire entendre au sein d'une société dont il n'a de cesse de dénoncer la barbarie : « Que sont ces choses, sinon mon exaltation de regarder pour apaiser la rage de l'impossibilité de regarder ? »
Reprenant sa critique de l'architecture révolutionnaire, dans laquelle il perçoit tous les germes des erreurs de l'architecture moderne, il n'hésite pas au passage à fustiger certains aspects des figures intouchables que sont F. L. Wright ou Le Corbusier. Il n'a pas de mots assez durs pour l'attitude cynique de Rem Koolhaas, qu'il accuse de mettre la mort en représentation et d'acquiescer servilement au réel. À cela il oppose « la gageure d'être au monde, d'embrasser son moment, de porter témoignage de sa violence sans y céder, de ne pas faire de la morbidité un spectacle ». « La sauvagerie du monde n'est pas le fossoyeur de l'esprit, elle est ce à quoi il doit faire face. » On regrette que cette critique, aussi juste soit-elle, s'adresse plus aux épigones qui ont caricaturé le gourou batave qu'à la subtilité, certes retorse, de sa réflexion. On se prend à rêver d'une confrontation plus sereine de ces deux figures majeures de la pensée sur la ville. Il faudrait pour cela que ce livre, publié il y a plus d'un an, et déjà réédité alors qu'aucune revue d'architecture n'en a mentionné la publication, trouve un écho à la mesure de son importance.



Maître d'ouvrage : Ville de Lorient
Maîtrise d'œuvre : Henri Gaudin, architecte,
avec Marceau Lépinay et Olivier Werner ; ingénierie, OTH Ouest ; économie, OPC ; scénographe, Michel Rioualec ; acoustique et conseil, éric Gaucher, B.E.Acoustique ; éclairagiste, l'Observatoire
Programme en surfaces utiles : Grand Théâtre, salle de 1 042 places, 800 m2 de halls et foyers ; maison de l'artiste (1 037 m2) ; café (190 m2) ; médiathèque (330 m2) ; bureaux (127 m2).
Soit une shon de 9 251 m2
Coût : 14,1 millions d'euros H.T., dont 2,2 pour la scénographie
Concours : mai 1999 ; livraison : mars 2003

Façade latérale Plan masse RDC R+1 Façade Est Façade Est Parvis du Grand théâtre Entrée maquette Salle de représentation Foyer Foyer halls en triple hauteur

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