Le Louvre Abu Dhabi, un musée-miroir

Rédigé par Emmanuel CAILLE
Publié le 15/12/2017

Le Louvre Abu Dhabi tel qu'on le découvre en arrivant de la ville.

Dossier réalisé par Emmanuel CAILLE
Dossier publié dans le d'A n°259

Comme peu de bâtiments auront pu l’être avant lui, le Louvre Abu Dhabi se place au centre d’enjeux culturels et géopolitiques majeurs. Son architecture en est le miroir, mais elle est parvenue à se hausser au-delà de ses déterminismes en répondant de manière éclatante aux attentes de ses commanditaires. Ce musée incarne plus que tout autre la mutation profonde des grandes institutions culturelles d’aujourd’hui. Il n’est plus seulement un lieu d’exposition, il est désormais une marque qui se vend avec le savoir-faire des équipes qui l’animent. L’accord intergouvernemental entre la France et Abu Dhabi stipule ainsi que le nom de Louvre pourra être utilisé pendant trente ans et six mois, que les expositions temporaires seront réalisées par la maison mère et que les musées français prêteront des Å“uvres pendant dix ans. 

Un universalisme opportun

À l’avènement du branding muséal, se greffe un autre bouleversement dont la concomitance ne doit rien au hasard. La philosophie autour de laquelle se construisent les choix et la présentation des Å“uvres a elle aussi changé. Initiée il y a dix ans avec le partenariat du Louvre-Atlanta puis avec le Louvre-Lens, cette évolution prend toute son ampleur sur le rivage du golfe Persique. Les Å“uvres ne sont plus présentées par section géographique et chronologique comme à Paris, mais thématiquement. Ainsi le début du parcours muséographique d’Abu Dhabi rassemble autour des thèmes de la maternité et des rites funéraires des Å“uvres de toute époque et toute civilisation. À l’universalisme issu des Lumières qui organisait ses collections à l’aune d’une histoire occidentale de l’art, le nouvel âge de l’universalisme entend mettre davantage l’accent sur les analogies ou les correspondances autant formelles que comportementales qu’entretiennent l’Occident chrétien, l’Islam et l’Asie. Ce point de vue est défendu dès 2002 par l’alors nouveau président (2001-2013) du Louvre, Henri Loyrette, signataire de la « Déclaration sur l’importance et la valeur des musées universels Â». Cette vision trouve il est vrai toute sa légitimité sur ces berges, qui sont un des plus anciens carrefours d’échanges entre civilisations. C’est aussi une manière habile de désamorcer la sulfureuse question des restitutions d’œuvres, surtout lorsqu’elles reviennent s’exposer à proximité de leur lieu d’origine, comme ici l’Égypte ou la Syrie. Ainsi détaché de son occidentalocentrisme, le musée veut se poser en garant du patrimoine de l’humanité tout entière, refondant par ce recalage sémantique la légitimité des objets qu’il possède, quelle que soit leur origine. 

 

Soft power

Cette nouvelle éthique dans laquelle s’inscrit le Louvre Abu Dhabi résonne parfaitement avec les logiques qui régissent aujourd’hui les politiques intérieures et extérieures des Émirats. Tout à l’enthousiasme des qualités muséographiques et architecturales de l’événement, on en oublierait presque de s’interroger sur les raisons qui ont motivé cette stratégie de l’île aux musées de Saadiyat, ou on feindrait de croire à la manifestation d’un caprice de cheikh qui, pour une fois, aurait eu bon goût. Mais comme le montre très bien Alexandre Kazerouni dans son essai Le Miroir des cheikhs1, auquel nous empruntons l’essentiel de cette analyse, l’instauration de ce « soft power Â» émirati, fruit d’une puissante politique culturelle, s’inscrit d’abord dans une stratégie de démarcation au sein même du monde sunnite, notamment envers la tentative d’expansionnisme salafiste portée par l’Arabie saoudite depuis la guerre du Golfe. Rappelons le conflit que cette dernière entretient actuellement avec le Qatar voisin, émirat où a été inaugurée en 2008 la première institution de ce type – le musée d’Art islamique de Doha â€“, et qui ouvrira en 2018 son spectaculaire Musée national, lui aussi conçu par Jean Nouvel. Là où les petits émirats veulent offrir au monde l’image d’un libéralisme culturel de bon aloi, les Saoudiens – en parfaits précurseurs de Daech â€“ s’échinent à raser tout le patrimoine de l’Islam qui n’incarne pas fidèlement la doxa du wahhabisme (dont est issu le salafisme) : à La Mecque en 2002, ils rasent la citadelle ottomane d’Ajyad pour y construire un hôtel de luxe, improbable rencontre entre Big Ben et la Trump Tower. Le cheikh Khalifa ben Zayed Al-Nahyan d’Abu Dhabi, qui est aussi président des Émirats arabes unis, entend offrir une autre image de son royaume. La (très) Grande Mosquée Cheikh-Zayed livrée en 2008 n’hésite pas par exemple à s’inspirer librement de l’architecture islamique moghole et à inclure un musée. Au Louvre de l’île de Saadiyat, on croise des femmes en hijab admirant les fesses d’Apollon et des cheikhs en keffiehs découvrant le sexe bleu des Anthropométries d’Yves Klein.

 

Des musées-racines aux musées-miroirs

Dans son essai, le politologue Alexandre Kazerouni distingue deux types de musée propres aux pays du Golfe. Les musées-racines, dont l’origine remonte aux années 1930. Ils se sont créés lorsque la société marchande des ports, affranchie de l’Empire ottoman, en quête d’une identité régionale, tente de fédérer la diversité des populations « golfiennes Â» autour d’une culture commune. Un peu comme des musées des arts et traditions populaires, ils rassemblent parfois artificiellement des objets appartenant autant aux Bédouins qu’aux pêcheurs et aux marchands naviguant entre la Perse et l’Arabie. Ces musées-racines se développent en parallèle au mouvement des clubs culturels, animés par la bourgeoise naissante qui constituera l’administration moderne au service des grandes familles lignagères, elles plutôt issues de l’intérieur des terres.

À la suite de l’invasion du Koweït et de la guerre du Golfe, les Émirats ont pris conscience de l’importance vitale des opinions internationales à leur égard. Est alors apparue l’idée d’un tout autre type de musée, ne s’adressant plus spécifiquement aux populations locales mais à l’élite touristique mondiale, d’où ce nom de musées-miroirs. C’est ainsi qu’est né le projet de l’île des musées de Saadiyat, où le Louvre, le premier d’entre eux, vient d’être inauguré. Le futur Musée national de Doha appartient lui aussi à cette typologie. Leur conception, leur réalisation et leur développement sont délégués à des prestataires étrangers, choisis parmi les meilleurs spécialistes mondiaux. La gestion de l’opération est gérée directement avec la famille régnante, marginalisant encore les classes moyennes fonctionnarisées issues du « petit peuple des ports Â». Au modèle occidental, où l’ouverture au monde de l’art et de la culture en général est perçue comme la condition de l’avènement de l’esprit des Lumières et de la démocratie qui l’accompagne, la situation des Émirats arabes unis oppose une dynamique pour l’instant contradictoire : l’éclosion d’un prestigieux libéralisme culturel n’empêche nullement les dérives de plus en plus autoritaires des familles régnantes du Golfe. Une crispation que l’on peut imputer à leur réaction défensive face au mouvement des printemps arabes.

 

Le prince et l’architecte

Au-delà du jugement moral que l’on peut porter sur cette situation, la réussite du Louvre Abu Dhabi tient à la subtile adéquation entre les intérêts de l’émir ben Zayed Al-Nahyan et de l’agence France-Muséums, telle qu’elle a été mise en forme par ses architectes : Jean Nouvel et Hala Wardé. Tout en réinterprétant ses obsessions scénographiques – les intrados de toitures en porte-à-faux monumentaux, le filtrage de la lumière, les effets de contre-jour â€“ l’architecte de l’Institut du monde arabe parvient à une synthèse magistrale d’archétypes urbains et architecturaux appartenant autant à l’Orient qu’à l’Occident. Le faux désordre dans lequel s’assemblent les bâtiments presque génériques du musée – boîtes blanches s’agglomérant sous le dôme ou échappant à son ombre â€“ permet d’absorber suivant les points de vue une infinité de références : blocs modernistes, soubassements néoclassiques, hangars industriels, ports cyclopéens et enfin médina, la métaphore officielle…

Sur cette image stylisée de la ville arabe – expression consensuelle d’une urbanité vernaculaire â€“, il ose poser une coupole, quintessence de l’ordre monumental et du sacré. Cette rencontre n’a pourtant rien de surréaliste, elle s’impose déjà comme un archétype que les chromos du marketing touristique ont immédiatement assimilé et iconisé comme emblème d’Abu Dhabi. Coupole assez plate, cette couverture aurait plutôt le profil d’une lentille optique. Son rôle ne serait pas ici de focaliser la lumière mais au contraire de la diffracter en une infinité de possibilités. S’il fallait lui trouver un modèle, ce serait davantage le dôme de Sainte-Sophie, de par sa forme et la multitude de points de lumière qui la traverse, que le Panthéon de Rome et son oculus zénithal. Basilique puis mosquée et enfin musée, le destin de Sainte-Sophie s’écrit lui aussi au carrefour des civilisations, mais c’est Peter Sloterdijk qui décelait dans sa sécularisation par Atatürk en 1934 un moment crucial de notre culture moderne. Le philosophe allemand inscrivait d’ailleurs le projet du Louvre Abu Dhabi sur le même fil d’une « civilisation muséologique Â» pour laquelle le renoncement au caractère sacré de ses édifices serait un acte de paix susceptible de fonder un nouvel ordre civilisationnel2.

On comprend dès lors comment la polysémie des références qu’orchestre cette architecture – sans jamais cependant se complaire dans l’analogie littérale â€“ peut se faire complice du discours sur « l’universalité des musées Â» légitimant le projet muséographique d’Abu Dhabi.

Mais s’il est une image à laquelle personne – en tout cas pas l’architecte â€“ ne semble se référer, c’est celle pourtant bien ancrée dans notre imaginaire des tableaux de port de mer de Claude Gellée, dit le Lorrain. Pour que surgisse cette évocation, il faut s’être trouvé sous le dôme entre deux bâtiments ; l’architecte a fait creuser le sol de l’île pour que la mer pénètre jusqu’au cÅ“ur de cette médina, la traverse et l’irrigue comme un paysage vénitien. De grands emmarchements nous conduisent à l’eau. La perspective projette le regard à l’horizon marin où Jean Nouvel, se référant explicitement à l’imaginaire des ruines, a fait émerger des murs et des poteaux. L’intrados du dôme, traversé de rais de lumière, réfléchit en même temps le mouvement des éclats du miroir de l’eau, dessinant artificiellement un ciel d’aube ou de crépuscule. Comme le peintre, l’architecte se joue des effets d’éblouissement, de contre-jour et de réfraction de la lumière. Pour un peu, nous serions à Tarse assistant au débarquement de Cléopâtre ou à Ostie pour l’embarquement de Sainte Paule. Toujours au point de fuite, le soleil est chez le Lorrain le signe de la présence divine ; sur l’île du bonheur (Saadiyat), Jean Nouvel ne célèbre pas le sacré mais paraît enfin avoir trouvé les moyens de ses ambitions démiurgiques pour soumettre l’astre solaire à la cosmographie de sa grandiose scénographie.

 

 

 

1. Alexandre Kazerouni, Le Miroir des cheikhs. Musée et politique dans les principautés du golfe Persique. PUF, collection « Proche Orient Â», mars 2017, 276 p., 29 euros.

2. Alexandre Kazerouni, op. cit., p. 254.

 


Lisez la suite de cet article dans : N° 259 - Décembre 2017

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